Chine : pourquoi la jeunesse s'allonge contre le travail ?

21 déc. 2021

6min

Chine : pourquoi la jeunesse s'allonge contre le travail ?
auteur.e
Ariane Picoche

Journaliste et responsable de la rubrique Decision Makers @ Welcome to the Jungle

Et si on s’allongeait tous, là, maintenant, et qu’on prenait le temps de réfléchir à ce que l’on veut vraiment, loin des diktats de la société ? C’est ce qu’ont décidé de faire de jeunes diplômés et cadres chinois pour dénoncer un monde du travail ultra-compétitif, l’explosion du surmenage et une pression sociale croissante. Apparu sur les réseaux sociaux locaux au printemps dernier, ce mouvement de résistance passive s’appelle « tangping » (« lying down / flat », « s’allonger à plat »). Il a donné lieu à des mises en scène photos « lol » et subversives qui ont déjoué la censure, s’exfiltrant de l’Empire du Milieu. Mode de vie aux accents minimalistes pour les uns, contre-culture pour les autres, il interroge en tout cas sur les préoccupations de la jeunesse chinoise. Quelle place le travail occupe-t-il aujourd’hui dans son quotidien ? En quoi tangping révèle-t-il une fracture générationnelle ? Et que peut nous apprendre cette mouvance sur les digital natives au global ? Entretien avec Isabelle Thireau, sociologue et sinologue spécialiste de la société chinoise contemporaine, chercheuse au CNRS et directrice des études à l’EHESS.

Comment a émergé le tangping, ce mouvement de résistance passif lancé en Chine ?

Le mot « tangping » (littéralement « s’allonger à plat » NDLR) a surgi aux alentours de février 2020 (au début de la crise pandémique) sur l’Internet chinois, notamment sur Weibo, l’équivalent de Twitter. Mais il n’a pris qu’en mai 2021, lorsque de jeunes internautes se sont mis à partager leurs expériences de vie professionnelle. On a pu alors lire des témoignages tels que : « Moi, j’ai besoin de réfléchir à ma vie », « J’ai démissionné et je suis parti dans telle région de Chine », « J’ai fait une retraite dans un temple, je suis revenu et j’ai décidé d’arrêter pour prendre un petit boulot », « J’ai choisi un job dans la livraison que j’exerce deux ou trois jours par semaine, et le reste du temps est consacré aux loisirs »… Tangping est un terme que les internautes chinois couplent avec un autre mot : « involution », conceptualisé par l’anthropologue américain Clifford Geertz. L’involution est le contraire de l’évolution, du progrès, et sous-tend l’absurdité d’une compétition toujours plus forte et dénuée de sens : peut-on, même en étant compétitif, aboutir à ce que l’on souhaite dans le travail ?

Qui sont ces internautes et pourquoi s’allongent-ils ?

Ce sont avant tout de jeunes diplômés. L’une des explications du mouvement réside dans la massification des études supérieures en Chine. Auparavant, ceux qui y avaient accès faisaient partie de l’élite – 15 à 20% d’une promotion au Bac. Mais depuis quelques décennies, on a créé beaucoup d’établissements, publics et privés. Le nombre de diplômés chinois a augmenté. Et il n’y a pas, malgré la croissance du pays, assez de postes à la hauteur des études que ces jeunes ont faites et de l’investissement financier de leur famille. L’enjeu est économique : les parents attendent un rendement qui, pour leur descendance, passe par l’intégration d’une grande société chinoise et si possible, par une mobilité sociale ascendante… qui est pourtant très difficile. Comme ce fut le cas pour eux, ces parents souhaitent que leurs enfants aient un meilleur emploi que le leur. Or l’entreprise s’est considérablement transformée depuis les années 80. Les jobs ne sont plus les mêmes et le développement économique très rapide mais aussi très inégal de la Chine engendre une forte instabilité. Des sociétés font faillite tous les jours. En parallèle, une question se pose : qu’est-ce qu’un emploi à la hauteur de ses espérances ?

« Je crois que ça n’a rien à voir avec la paresse. Le mouvement tangping dénonce des conditions de travail très dures et un marché de l’emploi extrêmement compétitif. » - Isabelle Thireau

Quand le mot a dépassé les frontières chinoises, et ce malgré la forte censure du gouvernement chinois, des médias occidentaux ont parlé de « droit à la paresse ». Est-ce la revendication n°1 de cette jeunesse ?

Je crois que ça n’a rien à voir avec la paresse. Le mouvement tangping dénonce des conditions de travail très dures et un marché de l’emploi extrêmement compétitif. On retrouve plutôt l’idée de se détacher des critères de réussite en vigueur, de mettre à distance un système où il est de plus en plus difficile d’obtenir un emploi que l’on juge souhaitable, avec un rythme qui ne soit pas trop « pressurisant ». De façon sous-jacente, ces jeunes critiquent tous les passages obligés dictés par la société – devenir propriétaire alors que l’immobilier est devenu littéralement hors de prix par rapport aux rémunérations moyennes, se marier, avoir un enfant… –, qui impliquent de travailler pour économiser de l’argent et rembourser ses dettes.

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En septembre 2021, un système de travail appelé « le 996 », responsable de nombreux burnout, a été déclaré illégal par la Cour suprême du pays. Peut-on y voir un rapport avec tangping ?

Le 996 impacte avant tout les ouvriers, et quelques cols blancs, des techniciens et des personnes formées en informatique ou en logistique. Il correspond à un rythme de travail de 9 heures du matin à 21 heures, six jours par semaine. Jack Ma, le patron d’Alibaba, a décrit ce système officieux mais très répandu comme une bénédiction. Il n’est pas le seul à y avoir recouru. La plupart de ces grandes sociétés chinoises qui embauchent à tout-va ont mis en place la culture du 996. Souvent, les heures supplémentaires ne sont pas payées et surtout, les travailleurs ont le sentiment qu’ils n’ont pas le temps de faire grand-chose à côté. Pour poursuivre la réflexion autour de l’équilibre entre la vie professionnelle et personnelle, en octobre 2021, des internautes ont justement créé une base de données intitulée « Workers Lives Matter ». Ils y ont répertorié le nom des sociétés pour lesquelles ils travaillent, leurs horaires, la durée de leur pause déjeuner, le règlement de leurs heures supplémentaires… L’idée était de comparer les conditions de travail dans les 15 plus grandes sociétés de Chine. Le document participatif est depuis devenu difficilement accessible. Il dénote néanmoins les balbutiements d’une organisation citoyenne dans un pays où se structurer est politiquement condamné.

En quoi la compétition est-elle en train d’atteindre son paroxysme sur le marché de l’emploi chinois ?

Il faut regarder du côté de la démographie chinoise. La politique de l’enfant unique est en place depuis 1979. Ceux qui aujourd’hui arrivent ou sont arrivés il y a quelques années sur le marché du travail sont des enfants uniques, et la population vieillit. On pourrait croire qu’avec la diminution des actifs, il ne devrait pas y avoir de difficultés pour trouver un emploi. En fait, si. Deux problématiques principales se posent : le manque de qualification et la migration des travailleurs – en Chine, on est migrant quand on travaille ailleurs que là où on est domicilié. Cela veut dire que l’on quitte le village ou la ville où son permis de résidence est enregistré, et qu’on a ensuite des droits inférieurs par rapport aux travailleurs locaux. Ainsi, la compétition est faussée, puisqu’on va avoir accès aux emplois que ces derniers ne veulent pas, pénibles et plus difficiles. Bien souvent, cette précarité et cette vulnérabilité font qu’il est difficile de refuser des heures supplémentaires, que les conditions de travail sont dures, avec des possibilités de progression limitées etc. Ces travailleurs isolés vivent dans le provisoire et l’urgence, et sont très mobiles parce que si une entreprise leur propose dix, 20, 50 yuans en plus chaque mois, ils changent. S’ajoute à cela une pénurie de main-d’œuvre – les entreprises en manquent à hauteur de 60 à 70% en moyenne – engendré notamment par l’essor du e-commerce. De nombreuses personnes créent leur site de vente en ligne, les jobs liés au transport de repas et de produits se multiplient. Les journées y sont longues et pénibles, mais les travailleurs migrants et les « cols bleus » gagnent un peu plus qu’en usine et ont l’impression d’échapper au joug de la hiérarchie.

Au-delà des frontières, certains internautes étrangers se sont appropriés le hashtag #tangping (#lyingdown) pour évoquer leur propre situation. En parallèle, aux États-Unis, des employés démissionnent en masse ; en France, ceux qui peuvent quittent les grandes villes… Peut-on jeter des ponts entre la jeunesse chinoise et la jeunesse occidentale ?

Il n’est pas impossible de jeter de tels ponts – même si les problèmes des travailleurs chinois sont décuplés. Ici et là, il apparaît nécessaire de réfléchir aux conditions de travail mais également au sens des métiers exercés, aux logements accessibles dans les grandes villes, aux formes de vie jugées souhaitables. En France, par exemple, des jeunes se disent : « Je vais m’installer à la campagne, j’essaie de me lancer dans tel ou tel domaine, je vais gagner moins d’argent, mais tant pis »… Ce qui me rappelle un mouvement et une envie de néo ruralité qui se développent également en Chine. Là-bas, il existe même un forum de discussion sur la plateforme Douban consacré à « la vie à la campagne » (Shenghuo zai nongcun 生活在农村), où des milliers de jeunes urbains évoquent leur projet d’aller vivre au milieu de la nature après une retraite anticipée. Une singularité institutionnelle chinoise limite cependant la portée des comparaisons possibles. Depuis 1958, chaque individu dispose d’un permis de résidence « agricole » ou « non agricole », selon son lieu de domiciliation officielle. La mobilité géographique y est donc nettement plus compliquée, et signifie la perte de nombreux avantages, pour ceux qui rêvent de quitter la ville pour une vie moins polluée

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Article édité par Clémence Lesacq ; Photos Thomas Decamps pour WTTJ

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