« Je travaille à 60% » : que cache le temps-partiel suisse ?

30 sept. 2021

7min

« Je travaille à 60% » : que cache le temps-partiel suisse ?
auteur.e
Jeanne du Sartel

Journaliste indépendante basée en Suisse

Et si on pouvait choisir, selon nos envies et besoins du moment, de ne travailler qu’à 70%, ou même 30% du temps ? Un format “à la carte” qui nous paraît bien inaccessible à nous Français… Pourtant en Suisse, travailler à temps-partiel fait partie des mœurs. Plus d’un tiers de la population travaille moins de 90%, ce qui place notre voisin helvète en deuxième place européenne en la matière. Une tendance de fond, que seules les économies prospères peuvent se permettre, mais qui cache aussi une forte inégalité entre hommes et femmes. Décryptage.

« Depuis que je ne suis employée qu’à 60%, ma vie est devenue bien plus passionnante » s’enthousiasme Diana, journaliste. Il y a un an, cette écossaise expatriée en Suisse négociait avec son nouvel employeur de ne travailler que trois jours par semaine. Une négociation plutôt facile dans le pays roi du temps partiel. Car en Suisse, plus d’un tiers de la population (38%) a adopté ce mode de vie, et travaille ainsi moins de 90%. « Je souhaitais plus de flexibilité, pour à la fois développer mon activité de freelance, et pouvoir être plus souvent à la maison pour profiter de mes deux enfants. Et le fait de rester employée me permettait tout de même de garder une certaine sécurité », résume Diana. En cumulé, Diana travaille bien à 100% mais savoure chaque jour le fait d’avoir diversifié ses activités. Et son entreprise ne peut s’en plaindre. « Avoir deux jours en dehors du boulot me permet de nourrir ma créativité, de rencontrer des gens différents, de me ressourcer. Je suis clairement meilleure dans ce que je fais ! Les RH sont d’ailleurs bien au courant et très arrangeants, on voit que c’est ancré dans leur manière de faire. »

A Zürich, dans la fondation dans laquelle travaille Alexandre, 30 ans, le temps-partiel est même généralisé. Aucun employé n’est embauché à plus de 90%. Le jeune homme choisit lui de travailler à 100% toute la semaine, et de récupérer l’équivalent de deux jours de congé chaque mois. Durant ses études en Sciences Politiques, Alexandre profitait déjà de la flexibilité helvétique. Un jour par semaine, entre deux cours de sciences sociales, le suisse d’origine grecque rejoignait alors les rangs de la grande banque Crédit Suisse. « C’était un programme spécial pour les étudiants, qui nous permettait de gagner de quoi vivre tout en travaillant sur des projets passionnants. Une façon pour la banque d’attirer les talents sortis de l’université », explique-t-il.

Un luxe que peu de pays peuvent s’offrir

À entendre Diana et Alexandre, le temps partiel a donc de quoi convaincre, aussi bien les employés que les employeurs. Les chiffres parlent d’eux même : depuis 20 ans, le taux de personnes travaillant moins de 90% ne cesse d’ailleurs d’augmenter dans la confédération helvétique.

Mais alors pourquoi, dans le reste de l’Union Européenne, moins de 20% des gens sont concernés, un chiffre qui n’augmente plus depuis plusieurs années ? Irenka Krone-Germann, docteure en Économie de l’université de Genève et auteure du livre Temps partiel en Suisse, Pertinence, impact et défis avance d’abord l’argument économique. « Le temps partiel peut sembler un luxe, car il est directement lié au pouvoir d’achat. En Suisse, les salaires sont plus élevés que dans la plupart des autres pays européens. De nombreux ménages peuvent se permettre de travailler moins sans pour autant diminuer fortement leur qualité de vie. Ils n’ont alors pas besoin de deux salaires à 100% pour vivre. » Ce à quoi l’économiste ajoute l’aspect législatif. « La Suisse est l’un des régimes les plus libéraux au monde. Les entreprises sont contraintes par peu de procédures, ou sont peu tributaires de différends entre syndicats et patronats. » En Suisse, les entreprises peuvent donc s’organiser plus ou moins comme elles veulent, et octroyer du temps partiel selon leurs besoins et ceux de leurs employés. Une liberté dont elles bénéficient par rapport aux pays où le droit du travail - comme en France - est plus réglementé par exemple.

En Suisse, rester après l’heure de départ officiel (généralement vers 17h ou 18h, selon l’heure d’arrivée), est même souvent vu comme la conséquence d’un manque d’efficacité.

Installer le temps partiel de manière généralisée en entreprise demande par ailleurs une certaine rigueur. Pas question pour les employés d’être payés 60% et de travailler 80% du temps. Exit, donc, le présentéisme. Pas besoin, pour plaire à son patron, de rester le plus tard possible. En Suisse, rester après l’heure de départ officiel (généralement vers 17h ou 18h, selon l’heure d’arrivée), est même souvent vu comme la conséquence d’un manque d’efficacité. Les employés sont aussi très souvent incités à compter leurs heures travaillées. En 2019, les trois-quarts des salariés enregistraient leurs heures de travail (74%), contre seulement trois salariés sur cinq dans l’Union européenne (58%).

Une organisation du travail encore très conservatrice

Mais derrière cette grande liberté se cache aussi une grande inégalité. Aujourd’hui en Suisse, le temps partiel reste une caractéristique très féminine. « La différence entre le taux d’emploi à temps partiel masculin et le taux féminin est la plus grande au monde. Elles sont 60% à travailler en Suisse à temps partiel, contre 18% des hommes » commente Irenka Krone-Germann. « La Suisse reste un pays très conservateur. Le modèle bourgeois, où l’homme travaille et la femme s’occupe de la maison et des enfants s’est simplement transformé en modèle “hommes à temps plein et femmes à temps partiel” » analyse l’experte en la matière.

« Ici, travailler à 100% veut souvent dire qu’on est une “mauvaise mère”, pas assez disponible pour ses enfants. Alors qu’au Royaume-Uni ou en France, être mère au foyer est loin d’être valorisé ! »

Diana, qui a travaillé plusieurs années à Londres et à Paris avant de rejoindre Zurich confirme : « Ce qui est bizarre en Suisse, c’est que j’étais plus stigmatisée en travaillant à 100% qu’à 60%. Ici, travailler à 100% veut souvent dire qu’on est une “mauvaise mère”, pas assez disponible pour ses enfants. Alors qu’au Royaume-Uni ou en France, être mère au foyer est loin d’être valorisé ! » En arrivant à Zurich en 2018 après avoir travaillé à New York et Singapour, Charlotte, architecte de profession, a fait le même constat : « Négocier un 80% n’a pas été compliqué du tout… Dans mon cabinet d’ailleurs, les femmes travaillent toutes à temps partiel. Et je sais que beaucoup pensent même qu’en tant que mère d’un petit de deux ans, je travaille trop. »

Là encore, le libéralisme helvétique explique en grande partie cette organisation. « Dans notre pays, les individus sont libres mais surtout responsabilisés. Contrairement à d’autres pays comme la France, où il existe un très grand nombre de subventions pour les familles nombreuses notamment, en Suisse, si on veut des enfants, on doit assumer financièrement une grande partie des charges » note I’économiste Irenka Krone-Germann. Les crèches hors de prix, l’école qui ne commence qu’à quatre ans révolus, la quasi inexistence de cantines pour les enfants, ou encore le système fiscal décourageant… Chez les Helvètes, tout pousse les parents à s’occuper eux-mêmes de leurs enfants. Et bien sûr, les femmes jouent ici le premier rôle. Parmi les personnes qui travaillent à temps partiel en effet, les hommes occupent les postes avec le plus gros pourcentage d’occupation, tandis que les femmes tendent à travailler beaucoup moins. En 2019 en Suisse, la part des femmes au volume total des heures effectives de travail n’était que de 39%.

Un impact négatif sur la carrière (et la retraite) des femmes

En travaillant moins que les hommes, les femmes se mettent pourtant en danger. « Malgré la conciliation entre travail et famille, les postes à temps partiel ne permettent que rarement d’accéder à des postes à responsabilité, de changer facilement d’emploi (…). Le risque existe surtout pour les personnes très qualifiées, qui restent confinées dans des postes sans perspective » peut-on lire sur le site de Go for Job-Sharing, créé par Mme Krone-Germann et son équipe. Clémence, diplômée d’HEC Paris et qui a fait toute sa carrière en marketing dans de grandes entreprises internationales confirme : « Les postes à 40% ou 60% sont surtout pour des rôles d’assistant. Les managers travaillent - sauf quelques rares exceptions - entre 80 et 100% du temps ». La française, installée en Suisse depuis trois ans, n’a toujours que travaillé à temps plein. « Mais les startup sont tout de même plus ouvertes sur le sujet » ajoute celle qui est aujourd’hui CMO de Sharely, une startup locale.

Et sur ce point du plafond de verre, même Alexandre confirme : « en acceptant de travailler à 90%, j’ai d’abord eu peur d’être stigmatisé. J’avais jusque là toujours l’impression qu’en ne travaillant pas à 100% on risquait de manquer quelque chose. Travailler à temps plein est encore perçu comme une condition pour faire les plus belles carrières, même si cela a beaucoup évolué ces dernières années. »

« Il est tout à fait honorable de se consacrer à l’éducation de ses enfants, mais il faut au minimum être consciente des impacts de ce choix. Quarante pour cent des mariages finissent par un divorce… Les femmes doivent se demander si elles sont prêtes à assumer une éventuelle situation de précarité. Je suis d’avis qu’elles décrochent le moins possible de la vie professionnelle »
Maribel Rodriguez, bureau vaudois de l’égalité entre les femmes et les hommes

A cela s’ajoute un argument financier, essentiel. Pour cotiser à sa retraite - appelé « deuxième pilier » en Suisse, un employé doit recevoir d’un seul et même employeur 21 510 francs suisses par an. En travaillant un faible pourcentage, ou en cumulant plusieurs jobs, les femmes risquent donc de se retrouver sans retraite. C’est le « piège du temps partiel », ainsi que l’appellent certains syndicats et mouvements féministes. Parmi eux, Maribel Rodriguez, qui dirige le Bureau vaudois de l’égalité entre les femmes et les hommes, incite les femmes à éviter ces temps-partiels qui risquent de les mettre en danger. « Il est tout à fait honorable de se consacrer à l’éducation de ses enfants, mais il faut au minimum être consciente des impacts de ce choix. Quarante pour cent des mariages finissent par un divorce… Les femmes doivent se demander si elles sont prêtes à assumer une éventuelle situation de précarité. Je suis d’avis qu’elles décrochent le moins possible de la vie professionnelle », expliquait-elle au journal 24heures en 2019. Mais la Suisse reste une société très traditionnelle. Et malgré tous ces risques, le temps-partiel est très souvent souhaité et vu comme une chance pour les femmes qui peuvent profiter de leurs jeunes enfants.

Pour Irenka Krone-Germann, une alternative au temps-partiel se développe cependant déjà en Suisse pour contrer cet écueil : celle du “job et top sharing”, soit lorsque deux ou plusieurs personnes partagent un poste à plein temps avec des tâches interdépendantes et une responsabilité commune. « C’est la solution pour accéder à des postes à responsabilité intéressants, avec de bons salaires, tout en préservant un temps partiel qui permet de faire d’autres activités, comme profiter de la famille, faire du sport, pratiquer un hobby ou un autre travail en parallèle » avance l’économiste. A Zürich, deux femmes se partagent ainsi depuis 2017 avec succès la direction de la clinique gynécologique de Triemli, l’une des plus renommée de la capitale économique de Suisse. Chacune est officiellement employée à 90%, car un tel poste demande une charge de travail extrêmement élevée. Et si c’était ça, la clef pour allier flexibilité, hauts salaires et carrière ?

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Article édité par Clémence Lesacq ; Photos Thomas Decamps pour WTTJ

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