Loi de Brooks : pourquoi embaucher à tour de bras est contre-productif
17 mars 2021
3min
Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes
NOUS SOMMES TOUS BIAISES - C’est un fait : nous sommes tou·te·s victimes des biais cognitifs. Vous savez ces raccourcis de pensée de notre cerveau, faussement logiques, qui nous induisent en erreur dans nos décisions quotidiennes, et notamment au travail. Dans cette série, notre experte du Lab Laetitia Vitaud identifie les biais à l’oeuvre afin de mieux comprendre comment ils affectent votre manière de travailler, recruter, manager… et vous livre ses précieux conseils pour y remédier.
Explication
« Trop de cuisiniers gâtent la sauce », dit le proverbe. C’est en substance ce qu’énonce aussi la « loi de Brooks », du nom de Frederick Brooks, un informaticien américain à qui l’on doit un ouvrage de 1975 devenu culte intitulé Le Mythe du mois-homme. Brooks y démontre que le fait d’allouer de nouvelles ressources humaines à un projet accentue généralement le retard de la complétion de ce projet : « Ajouter des personnes à un projet en retard accroît son retard. »
En bref, 3 « mois-hommes » n’équivalent pas à 3 mois de travail d’un seul homme (il faut dire que l’unité « mois-homme » n’est pas des plus inclusives ; les « mois-femme » n’étaient guère envisagés à l’époque où on a créé l’unité) car les trois personnes doivent se former, échanger entre elles et prendre du temps pour se mettre d’accord (voire gérer des conflits). L’utilisation de cette unité de mesure est donc fallacieuse, car elle laisse penser que le travail d’une personne sur X mois peut indifféremment être réalisé par X personnes sur un mois. Brooks résume cela ainsi : « Neuf femmes ne font pas un enfant en un mois. »
Les réflexions sur le caractère non linéaire de la productivité d’une équipe ne sont pas sans rappeler la théorie des coûts de transaction, cette idée que toute transaction induit des coûts cachés qui concernent la prospection, la négociation, ou encore la surveillance. Avoir recours aux prestations de plusieurs personnes sur un marché, cela n’est pas non plus équivalent au fait de confier tout ce travail à un nombre plus restreint de prestataires.
Le problème soulevé par Brooks a beau avoir été pensé dans le contexte du développement des logiciels à une époque déjà lointaine, la « loi de Brooks » n’en est pas moins toujours d’actualité. Elle rappelle l’existence de ces frictions naturelles liées au travail en équipe.
Conséquences pour les ressources humaines
La vision mécaniste des ressources humaines qui est reflétée dans les unités « jour-homme » ou « mois-homme » reposent historiquement sur une organisation du travail très industrielle où les tâches étaient fixes, répétitives et simples, de manière à rendre les travailleurs/travailleuses le plus interchangeables possible. C’est ce qui rendait le processus de production plus fiable. Pour faire tourner les machines (coûteuses) à plein régime, il fallait précisément que les individus ne soient que des rouages !
Mais dans la plupart des organisations d’aujourd’hui, un temps de formation et de pratique plus long est nécessaire pour que les employé·e·s « montent en puissance ». De plus, avec la multiplication des canaux de communication numériques, le temps passé à coordonner les activités et échanger des informations a tendance à croître. Le nombre de courriels, en particulier, augmente de manière non linéaire. En conséquence, la taille d’une équipe influe généralement comme une loi de rendement décroissant.
Comment y remédier ?
La loi de Brooks a une conséquence simple sur la nature des postes et des tâches incluses dans ces postes. Diviser et distribuer les tâches sur de nombreux individus peut causer plus de chaos dans les projets créatifs (comme le développement informatique dont parle Brooks). En fait, de très nombreuses tâches ne sont pas partionnables.
En d’autres termes, hors de l’organisation scientifique du travail (encore répandue dans certains secteurs), la productivité augmente paradoxalement quand les travailleurs/travailleuses peuvent adopter des valeurs plus artisanales d’organisation du travail. Autonomes, responsables et créatifs, ces travailleurs ré-intègrent des tâches sur une chaîne de valeur autrefois plus divisée.
Attention, la loi ne dit pas qu’il ne faut pas recruter de nouvelles personnes dans une équipe ! L’intelligence collective produite par un groupe de personnes diverses est une richesse immense. Mais il faut accepter le fait que l’intégration de ces personnes et le travail en équipe ont un coût en termes de temps et de ressources. Le temps n’est évidemment pas le seul critère de réussite. Dans de nombreux cas, contrairement à ce que dit le proverbe, plusieurs cuisiniers font une meilleure sauce, mais il faut accepter que cette sauce soit plus longue à préparer.
Une meilleure compréhension des besoins et un plus grand réalisme quant aux objectifs du travail créatif en équipe permet d’aider à mieux planifier.
Inspirez-vous davantage sur : Laetitia Vitaud
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