Relation manager/managé : votre boss a plus besoin de vous que vous ne l'imaginez !

05 juin 2023

5min

Relation manager/managé : votre boss a plus besoin de vous que vous ne l'imaginez !
auteur.e
Laetitia VitaudExpert du Lab

Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes

Vous avez besoin de votre manager pour avancer au taf (et obtenir une promotion)... mais votre manager, lui, a besoin de vous, salariés, pour… EXISTER ! Petite démonstration avec philosophie, psychologie sociale et pop culture par notre experte du Lab, Laetitia Vitaud. Elle en est persuadée : votre manager parfois isolé, éprouve de la solitude et surtout, ne peut se passer de vous. Il fait toujours bon de se le rappeler.

Notre culture du travail, si friande de hiérarchie, a tendance à s’intéresser davantage aux managers qu’aux managés. Dans la pyramide de l’organisation, on regarde d’abord le haut, en partant du principe que c’est lui qui influence le bas — pour le pire et le meilleur —, plutôt que l’inverse. De temps en temps, comme lors des carnavals du Moyen-Âge, on se plaît à inverser les rôles de manière temporaire : les managés se rebiffent et critiquent leurs managers « toxiques », voire (re)prennent un peu de pouvoir, à la faveur d’une grève ou d’une crise de recrutement. Mais d’une manière générale, on suppose que la relation de pouvoir et d’influence est à sens unique : top down.

Pourtant, sans les managés, le manager n’existe pas. Il tire sa raison d’être, son travail, sa reconnaissance et son autorité de ses équipes. Rien de tel qu’un peu de philosophie et de sociologie pour s’en convaincre. Après tout, la célèbre dialectique du maître et de l’esclave de Hegel n’est pas sans applications pour la relation entre les managés et leurs N+1, N+2. Elle se vérifie, quelle que soit la nature de la subordination et la forme de la pyramide de l’organisation.

Mais on peut aussi se demander si ce vieux rapport de force hiérarchique n’est pas en train de vivre quelques bouleversements profonds. La banalisation du télétravail a mis les « middle managers » en difficulté. Le travail hybride empêche les chef·fes de se reposer sur les codes et rites habituels du pouvoir corporate, comme le grand bureau, les vêtements chics, la voiture de fonction et les courbettes de leurs subordonné·es. La crise de recrutement que subissent de nombreuses entreprises offre un pouvoir de négociation plus grand aux travailleurs en bas de la pyramide.

Hegel : une longueur d’avance sur le sujet

Il y a plus de deux siècles, quand on n’avait pas encore officiellement aboli l’esclavage, Hegel a imaginé la « dialectique du maître et de l’esclave » dans un ouvrage majeur intitulé La Phénoménologie de l’Esprit. Dans un chapitre consacré au « Seigneur et au Serviteur », le philosophe allemand examine comment la relation entre les deux façonne la conscience de soi et le processus de reconnaissance mutuelle.

Loin de s’en tenir à la différence de pouvoir entre le dominant et le dominé, il développe l’idée qu’il existe une dépendance réciproque entre ces deux archétypes, mettant ainsi en évidence les dynamiques de pouvoir, de domination et de reconnaissance au sein des relations humaines. C’est à travers la reconnaissance de l’autre que la conscience de soi peut être pleinement développée. Le « maître », celui ou celle qui cherche à affirmer son pouvoir et sa supériorité sur les autres, recherche aussi la reconnaissance de sa propre valeur à travers ceux et celles qu’il/elle domine.

Si le maître pense avoir le pouvoir absolu sur l’esclave, il est en réalité totalement dépendant de son esclave pour ce qui est de sa reconnaissance. De plus, l’esclave, en accomplissant le travail et en obéissant au maître, développe tout un tas de compétences, de savoir-faire et de connaissances qui lui font prendre conscience de sa propre valeur. En somme, l’esclave acquiert une certaine forme de pouvoir sur le maître. Le processus dialectique central dans la pensée de Hegel, c’est l’idée que la relation conduit finalement à une transformation de la relation de pouvoir : l’esclave, prenant conscience de sa propre valeur, se libère de sa condition d’esclavage et devient un individu libre, tandis que le maître réalise que sa supériorité dépendait, en réalité, de l’esclave.

Les managés : LA source première de reconnaissance pour les managers

Évidemment, le lien de subordination salarial ne relève pas à strictement parler de l’esclavage (du moins, pas souvent). Mais la relation de dépendance réciproque entre manager et managés est néanmoins assez similaire, tout comme l’est le processus par lequel les individus se développent mutuellement. À la différence de la dialectique hégélienne, les relations managés/managers ne sont pas seulement duales : il existe plusieurs niveaux managériaux et on peut monter les échelons. En développant des compétences en bas de l’échelle, on doit pouvoir monter dans la hiérarchie.

Mais quel que soit le nombre des niveaux hiérarchiques, ceux et celles en bas de la pyramide sont la matière première pour fabriquer de la reconnaissance pour les managers. En effet, comme tous les êtres humains, ils ont aussi ce besoin fondamental d’être reconnus par les autres. Et c’est essentiellement auprès des salariés qu’ils le satisfont.

On distingue 4 types de reconnaissance au travail : la reconnaissance existentielle (chaque individu dans son unicité), la reconnaissance de l’effort fourni, celle des compétences et celle des résultats. La reconnaissance ne se limite pas à une simple appréciation superficielle : elle implique un processus actif de validation de la valeur et de l’existence d’un individu. Elle joue un rôle central dans la construction de l’identité. Et elle doit être réciproque et mutuellement affirmée pour être pleinement effective. Il existe bien quelques rendez-vous rituels qui leur permettent de gratter la reconnaissance des actionnaires, quand il y en a, mais le gros du besoin est satisfait par ceux/celles qui se trouvent en-dessous d’eux/elles, les managés.

Perte de compétences et solitude exacerbée : quand la dépendance du manager s’accroît

Quand on monte les échelons hiérarchiques pour endosser davantage de responsabilités managériales, on pratique de moins en moins le métier avec lequel on a commencé sa carrière. Les ingénieurs promus managers font moins d’ingiénérie. Les médecins qui dirigent leur service pratiquent moins la médecine… À force de faire faire par les autres, les managers voient parfois certaines de leurs compétences finir par s’atrophier. Ils en deviennent plus dépendants aux autres. Parfois, le sentiment de bullshit au travail en est exacerbé, tout comme le syndrome de l’imposteur.

La solitude du manager est une réalité peu discutée. Il n’y a pas grand-monde en haut de la pyramide. Et l’air se fait plus rare ! Le poids des décisions difficiles et des responsabilités écrasantes crée une distance entre le manager et ses managés. En plus, il est contraint de garder une certaine réserve et s’abstient de partager toutes ses inquiétudes. Les rapports professionnels peuvent être teintés de méfiance ou de calcul, rendant plus difficile le développement de relations sincères. Ils peuvent se retrouver avec personne à qui se confier, et même jalouser l’ambiance de camaraderie qu’ils observent aux échelons du dessous, comme on le voit dans cet épisode de Friends où Chandler découvre qu’il a perdu tous ses « amis » du travail suite à sa promotion.

Le pouvoir isole. La distance hiérarchique, la méfiance et la prudence des managés, l’accès à des informations stratégiques sensibles (comme les plans de licenciement ou les projets de fusion), la pression actionnariale mais aussi parfois une certaine complaisance de la part de ceux et celles qui ont pris l’habitude qu’on exécute leurs ordres… Tout cela contribue à augmenter l’isolement des managers. Il y a des raisons de penser que cette solitude est amplifiée aujourd’hui par la banalisation du télétravail et l’hybridation des espaces de travail. Dans le bureau traditionnel d’antan, il y avait des signes extérieurs de pouvoir qui leur conféraient automatiquement le respect de leurs subordonnés : le plus beau bureau, la prise de parole dans les espaces communs, le comportement des collègues face au pouvoir, la place de parking réservée à la plus belle voiture… Il faut bien dire que sur le cloud, les outils collaboratifs et en visio, les choses sont moins claires ! Dans un ouvrage intitulé Power: Why Some People Have It and Others Don’t, Jeffrey Pfeffer met en évidence l’importance des signes de pouvoirs tels que les bureaux privés, les titres et les attributs matériels pour l’obtention et le maintien du pouvoir au sein des organisations. Or ces signes de pouvoir ont perdu de leur force ces dernières années. Résultat ? Sans nous, le manager est vraiment perdu·e…

Article édité par Aurélie Cerffond, photo Thomas Decamps pour WTTJ

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