Comment l'arnaque des générations favorise la discrimination au travail
03 juin 2019
4min
Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes
LE BOOK CLUB DU TAF - Dans cette jungle (encore une !) qu’est la littérature traitant de la thématique du travail, difficile d’identifier les ouvrages de référence. Autrice et conférencière sur le futur du travail, notre experte du Lab Laetitia Vitaud a une passion : lire les meilleurs bouquins sur le sujet, et vous en livrer la substantifique moelle. Découvrez chaque mois, son dernier livre de chevet pour vous inspirer.
Aujourd’hui, découverte de Millennial burn-out. X, Y, Z… comment l’arnaque des “générations” consume la jeunesse (Arkhê, 2019), dans lequel le journaliste Vincent Cocquebert fustige les stéréotypes sur les générations, et notamment les travailleurs jeunes, que l’on dit plus « volages » et « en quête de sens ». Mais ces discours ne sont-ils pas en fait qu’une grande arnaque ? Bref, un indispensable.
Des stéréotypes anciens qui cherchent à faire diversion
Avec de nombreuses illustrations tirées des médias et de la culture populaire, Vincent Cocquebert fournit des clés de lecture précieuses que tout professionnel des ressources humaines devrait lire afin de ne pas succomber, sans esprit critique, aux sirènes des experts auto-proclamés des millennials, aussi appelés « Y » ou parfois digital natives. « Face à cet écart systématique entre le discours et la réalité, on en vient à se demander (…) si les millennials ne seraient pas, finalement, une légende urbaine. Soit un être humain fantasmé, adepte des transports en commun, altruiste dénué de toutes pulsions de propriété et adepte du co-working et de la quête de sens. »
Il revient notamment sur l’histoire du concept de génération et ses sens multiples. « Ces charges molles contre la fin de l’autorité ou ces SOS d’une jeunesse en détresse sont des refrains rejoués de génération en génération. » D’après lui, c’est au sociologue allemand Karl Mannheim que l’on doit la définition la plus ambitieuse de ce concept : la « conscience de génération » se développerait en écho à une situation historique « marquée par l’apparition permanente de nouveaux agents culturels ; par la disparition des agents culturels antérieurs… ». Cette définition nuance grandement « l’idée d’un tout générationnel homogène en mettant en relief la pluralité des profils sociologiques qui constituent une tranche d’âge ».
On parle de l’émergence de la « culture jeune » à partir des années 1960. « L’outil générationnel devient alors, peu à peu, un nouveau filtre identitaire, une grille de lecture de la société et de ses rapports de force… » Petit à petit, les discours sur les générations en viennent à se substituer aux discours sur les classes sociales et les conflits sociaux. La génération Mai 68 est à cet égard la mère de toutes ces fictions. Alors que les médias concentrent leurs analyses sur l’aspect générationnel de la contestation, ils « gomment au passage le fait que Mai 68 constitue l’une des rares insurrections générales qu’aient connues les pays occidentaux depuis la Seconde guerre mondiale ».
L’aspect profondément social du mouvement de Mai 68 passe au second plan, après la fiction d’une jeunesse supposée rebelle. Pourtant, les études sociologiques de l’époque ne mettent pas en lumière une masse uniforme de contestataires, mais plutôt des jeunes qui « acceptaient la société, désiraient avant tout s’y intégrer, respectaient les adultes et même partageaient leurs valeurs». La figure générationnelle du soixante-huitard « relève d’une construction politique et médiatique, tout comme celle du millennial (ou Y) », qui a permis de « dépolitiser la plus grande grève de l’histoire de France », c’est-à-dire de faire diversion.
La génération Y et les millennials, du bullshit marketing
Les clichés sur les « X », les « Y » et les « Z » ne sont pas aussi inoffensifs qu’il n’y paraît. Ils sont un écran de fumée qui nous empêche de voir les vraies phénomènes de montée des inégalités économiques et sociales à l’œuvre dans notre société. Pire, ils auraient même des conséquences délétères sur les jeunes et les moins jeunes. « Les victimes ? Les entreprises… perdues face au monde qui vient, elles s’accrochent désespérément aux branches fragiles d’études plus douteuses les unes que les autres. Mais surtout : la jeunesse, réduite à une vision fantasmée et absurde…»
Ce concept de génération Y ou de millennial est issu de la presse marketing. Données à l’appui, Cocquebert montre que ces discours « font totalement fi du réel ». Déjà en 2008, une grande étude européenne « arrivait à la conclusion qu’il était impossible de former des groupes de travailleurs aux attentes et aux représentations homogènes en fonction de leurs âges ».
L’étude distinguait deux formes d’engagement, présents dans toutes les classes d’âge : l’engagement « pragmatique », quand un travail est avant tout un moyen de gagner de l’argent ; de l’engagement « réflexif », quand il est constitutif de l’identité de la personne. Et en matière de travail, il n’existe fondamentalement pas de fracture entre les X, les Y et les baby-boomers.
Le livre démonte également un autre stéréotype : celui selon lequel les millennials seraient beaucoup plus narcissiques que leurs aînés. À cet égard, il convient de ne pas confondre effet d’âge et effet de génération. Ce ne sont pas spécifiquement les jeunes d’aujourd’hui qui seraient narcissiques, mais les jeunes en général, à toutes les époques (et selon des modes d’expression variables, bien sûr).
Les effets délétères du « generational blaming »
« Le filtre générationnel offre le champ libre à ce que l’on pourrait baptiser le generational blaming. Soit cette liberté de produire du discours sans la moindre légitimité scientifique sur des populations de plusieurs millions d’individus, tout en trouvant odieux les processus de stigmatisation envers les autres groupes sociaux. », explique Cocquebert.
Dans le monde du travail, le phénomène n’est pas sans faire de victimes : d’un côté, une « naphtalinisation » des plus de 45 ans ; de l’autre, une « fausse valorisation des juniors ». Le journaliste rappelle qu’un employé français est considéré comme « senior » dès 45 ans (contre 65 ans en Suède ou au Japon). L’âge serait devenu le premier facteur de discrimination en entreprise. Or, lorsque la vision stéréotypée des générations est relayée en entreprise, les salariés ont tendance à intérioriser les traits de comportements que l’on prête à leur classe d’âge. Comme l’a constaté Jean Pralong, professeur à Rouen Business School, « la fiction finit par devenir réalité ».
Les idées fausses sur le supposé immobilisme des seniors et l’infidélité des juniors viendraient en fait entériner le désengagement des entreprises vis-à-vis de la gestion des carrières. Si les premiers sont volages et les seconds trop immobiles, alors rien ne sert d’investir dans leur formation, ni de miser sur le développement de leurs compétences…
C’est paradoxalement à une homogénéisation des valeurs entre générations que l’on assiste aujourd’hui : les « vieux » se comportent comme des « jeunes » et les « jeunes » comme des « vieux ». Pour Vincent Cocquebert, il est essentiel de « dégonfler un discours managérial qui s’octroie depuis trop longtemps la place du discours sociologique ». Il serait plus intéressant d’intégrer le fait que nous vivons dans un monde vieillissant et que nous devons nous y préparer.
Article édité par Mélissa Darré, photo par Thomas Decamps.
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