Plus de managers issus de "minorités", est-ce forcément plus d'inclusion ?
27 avr. 2022
6min
Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes
Une meilleure représentation des minorités au niveau du (top) management va bien sûr dans le sens de plus de diversité et d’inclusion dans l’entreprise. C’est un symbole fort pour les équipes et un argument pour recruter des talents de tous horizons. Mais le risque est bien là : en rester au stade des symboles, des alibis, et oublier que l’inclusion est avant tout un défi culturel qui demande du travail et du temps. En effet, on ne peut pas se contenter de la présence de ces rôles modèles et croire qu’elle suffira à réduire les inégalités en entreprise. Décryptage de notre experte du Lab Laetitia Vitaud.
Ah, si seulement toutes les instances dirigeantes, politiques et corporate, étaient plus représentatives de notre société ! Avec plus de femmes, plus de personnes issues de minorités ethniques, avec des origines et des cultures plus diverses, le leadership serait nourri de nouveaux points de vue. L’économie et la société s’en porteraient mieux. Les études ne manquent pas sur la meilleure qualité des décisions prises par des groupes de personnes plus diverses. De plus, on n’a de cesse de souligner l’importance des rôles modèles qui inspirent des carrières aux individus de catégories sous-représentées et renvoient l’image d’une organisation plus inclusive et plus attractive pour de futurs candidat·es.
Mais s’il y a davantage de personnes issues des minorités aux postes de management, est-ce que cela s’accompagne forcément d’un meilleur sentiment d’inclusion des salarié·es ? Ne tombons-nous pas dans le piège de la pensée magique quand on s’imagine qu’il existe une forme de « ruissellement » du niveau managérial vers le reste de l’organisation ? L’inclusion, c’est ce qui permet à chacun·e d’être pleinement elle/lui-même au travail et de donner le meilleur de lui/elle-même dans un collectif. Elle est avant tout un sujet de culture et d’organisation. Davantage de personnes issues de minorités aux niveaux managériaux, c’est certainement souhaitable, mais cela ne garantit en rien le bien-être des personnes managées.
« Nous ne sommes pas racistes, nous avons un manager noir… »
Les Américain·e·s ont une expression bien trouvée pour désigner cette pratique qui consiste à embaucher une personne appartenant à un groupe minoritaire pour éviter les critiques et donner l’impression que tout le monde est traité à égalité : le tokenism (l’équivalent français est le tokénisme). Il s’agit de tous ces efforts purement symboliques d’inclusion vis-à-vis de groupes minoritaires qui vous permettent d’avoir une « caution » pour échapper aux accusations de discrimination. C’est le fameux « Je ne suis pas raciste, j’ai un·e ami·e noir·e »…
Le tokénisme est néfaste dans la mesure où il empêche toute remise en question culturelle ou organisationnelle, et toute critique concernant d’éventuelles pratiques discriminatoires. Il invalide le ressenti des personnes pour qui la réalité est différente de ce qui est affiché en public. Il cache la misère et empêche le changement. Les tokens minoritaires sont des « alibis » qui servent d’illustration d’une inclusion de façade. Aux États-Unis, on parle souvent de tokenism à propos des films et séries télévisées dans lesquels quelques rares personnages noirs servent d’alibis pour cacher l’ampleur des inégalités raciales et de la misère de nombreux·ses noir·e·s américain·e·s, prisonnier·e·s de l’héritage historique d’un racisme institutionnel omniprésent.
La pratique n’est pas uniquement américaine, bien sûr. En 2007, on accusait le président Sarkozy de faire de l’affichage cache-misère en nommant des ministres « issues de la diversité », Rama Yade et Rachida Dati, dans son gouvernement, deux tokens d’une diversité « poudre aux yeux » destinée à masquer une politique jugée hostile vis-à-vis des enfants des banlieues et de l’immigration. Comment savoir s’il s’agit d’une démarche purement tokéniste ou des premières étapes d’une transformation sincère ? Tout dépend de l’intention de départ et de la durabilité des efforts entrepris.
Dans le cas de Sarkozy, cela n’a pas duré et les ministres issues des minorités ont finalement fait les frais des caprices des remaniements ministériels ultérieurs. La diversité ministérielle avait tout du village Potemkine. Pour Saïd Hammouche, fondateur de Mozaïk RH, le tokénisme a des effets pernicieux sur l’inclusion car il favorise ce qu’il appelle le « syndrome de la pancarte ». « Il n’y a rien de plus dévalorisant que d’être choisi·e non pas pour ce que l’on peut apporter à l’entreprise mais pour ce que l’on représente. Apparaître comme une caution, c’est avoir une pancarte dans le dos : cela ne facilite pas l’intégration au sein d’une équipe », explique-t-il.
Les managers « issu·e·s de la diversité » ne renforcent pas automatiquement l’inclusion
Il n’existe pas de « déversement » systématique des échelons managériaux au reste de l’organisation. Rien ne dit que les managers « issus de la diversité » se comportent différemment des personnes du groupe majoritaire. En fait, les personnes de groupes « dominés » tombent dans les mêmes biais cognitifs que les « dominants ». Par exemple, les femmes reproduisent parfois elles-mêmes un certain nombre de biais de genre. Comme l’a observé la journaliste Mary Ann Sieghart en passant le test d’association implicite (IAT), « à ma grande consternation, même moi, féministe engagée, je suis légèrement biaisée contre les femmes au travail ». Elle explique dans son livre The Authority Gap qu’on prête inconsciemment plus d’autorité et de talent aux hommes qu’aux femmes.
Dans certains cas, les managers choisi·es pour ce qu’ils/elles représentent peuvent avoir tendance à reproduire avec zèle les pratiques dominantes dans l’organisation. Ils/elles se montrent alors « plus royalistes que le roi » dans l’espoir d’un adoubement futur. Ainsi, dans les organisations sexistes, les femmes sont rarement plus clémentes ou généreuses avec les femmes. Par exemple, celles qui ont dû renoncer à fonder une famille pour y arriver ne sont pas toujours prêtes à rendre la vie plus facile à celles/ceux qui leur succèdent. Dans certains cas, lesdits managers peuvent même être victimes du syndrome de Stockholm, ce phénomène psychologique observé chez des otages ayant vécu pendant une longue période avec leurs bourreaux, qui développent une sorte d’empathie et de contagion émotionnelle vis-à-vis de ces derniers.
Pour Saïd Hammouche, la question de l’impulsion est essentielle : « C’est au top management de donner le cap et d’entraîner le changement. » Mais cela ne suffit pas. « Sans les niveaux intermédiaires, difficile de faire bouger une organisation. Pour obtenir un engagement global, il faut des mesures d’accompagnement mais aussi d’incitation : Radio France, par exemple, calcule une partie de la rémunération de ses cadres sur leurs capacités à atteindre des objectifs en matière de parité et de diversité », explique-t-il.
Encore et toujours un sujet de culture
Le sentiment d’inclusion des salarié·e·s dépend d’un grand nombre de facteurs, parmi lesquels la représentativité des managers n’est qu’un élément à l’effet d’entraînement limité. On peut citer une organisation du travail compatible avec les contraintes de vie de chacun·e, une communication qui intègre les enseignements de l’interculturel, un climat de sécurité psychologique, et des objectifs et valeurs d’entreprise clairs et partagés par tou·te·s. Comme l’explique brillamment Daniel Coyle dans The Culture Code, « la sécurité ne se résume pas à un simple climat émotionnel, il s’agit plutôt du fondement sur lequel repose une culture forte ».
Et puis, la question de la représentativité reste centrale. S’il existe quelques individus « divers » aux plus hauts niveaux de la hiérarchie, mais quand le reste de l’organisation est composée de clones, on peut se demander dans quelle mesure la culture est inclusive. Au-delà de quelques tokens managers, existe-t-il un seuil à partir duquel on observe des changements positifs pour tou·te·s ? Quelques chercheurs se sont penchés sur la question de la représentation femmes/hommes. Par exemple, Iris Bohnet, économiste comportementale, est persuadée qu’il est parfois préférable de ne pas avoir de mixité du tout plutôt que d’avoir moins de 30% de femmes dans un groupe, faute de quoi le tokénisme aura des effets pervers : on projette sur vous les stéréotypes associés aux femmes, si bien que vous n’existez pas en tant qu’individu singulier et êtes influencée négativement par la crainte de correspondre à ces stéréotypes. Un exemple de ce phénomène : quand des vieux hommes regardent une femme faire un créneau… et qu’elle perd ses moyens parce qu’elles sait qu’ils s’attendent à ce qu’elle n’y arrive pas.
Il est indéniable aussi que la culture locale ou nationale et l’environnement politique ont leur influence sur le sentiment d’inclusion. Par exemple, quand l’homophobie, le racisme et le sexisme ont le vent en poupe politiquement, cela ne favorise pas le sentiment d’inclusion des personnes minoritaires dans une organisation, qui peuvent se mettre à soupçonner leurs collègues de jouer un double jeu et d’avoir cautionné des politiques excluantes quand ils/elles sont allé·e·s voter. Pour Saïd Hammouche, l’inclusion ne doit pas être un « coup » : « C’est d’abord une question de culture globale dans d’entreprise. Elle doit irriguer tous les comportements, du recruteur au manager, du sommet de l’entreprise à sa base ». Il s’agit donc d’éviter d’appréhender le sujet sous l’angle unique de l’image, au risque de se voir reprocher de faire du « diversity washing », et de tomber dans la pensée magique sur l’effet d’entraînement de quelques rôles modèles bien choisis. Sans une formation des managers sur le management inclusif, une refonte des politiques d’évaluation pour éradiquer les biais cognitifs et surtout la construction d’une culture plus inclusive, tout ça ne restera qu’une façade en carton-pâte…
Article de Laetitia Vitaud édité par Ariane Picoche, photo par Thomas Decamps
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