« J’ai le sentiment qu'on veut me pousser vers la sortie » : comment gérer ?
29 avr. 2021
9min
Journaliste indépendante
Avec la crise, le nombre de licenciements a bondi entre mars 2020 et mars 2021. En un an, la Dares a enregistré près de 105 500 ruptures de contrats de travail envisagées dans le cadre d’un Plan de Sauvegarde de l’Emploi (PSE), et 7400 procédures de licenciements collectifs hors PSE. Mais toutes les entreprises n’ont pas toujours les moyens ni l’envie de licencier un salarié. Certaines usent parfois de méthodes peu louables pour pousser le salarié “indésirable” à s’en aller de lui-même. Placardisation, harcèlement moral, surcharge de travail… Il existe une grande variété de techniques pour contraindre un salarié à la démission. La mise à distance induite par le télétravail peut même faciliter leur mise en œuvre : quoi de plus simple que « d’oublier » un collaborateur qui n’est pas présent physiquement, ou au contraire de le sursolliciter sous ce même prétexte ?
Que ces attitudes émergent sur fond de crise économique ou non, il n’est jamais facile de sentir que l’on est plus le·la bienvenu·e dans son entreprise. Comment gérer le sentiment d’inutilité qui s’ensuit ? De quelle manière ne pas se laisser impressionner et ne pas opter pour la démission ? Mais aussi, sommes-nous certains que cette impression de rejet est bel et bien avérée ? Pour répondre à ces questions, nous avons échangé avec Justine Brault, avocate en droit du travail, et Nolwenn Anier, chercheuse en psychologie du travail.
Être certain que l’on ne se fait pas de films
Avec le télétravail et la distanciation physique, il est parfois facile de céder à la paranoïa : tel collègue a oublié de nous convier à une réunion ? On ne sert plus à rien, c’est sûr. Notre manager nous demande de travailler sur un dossier pile au moment où nous allions refermer notre ordinateur ? Il cherche à nous faire craquer. Dans ce contexte un peu particulier qui est le nôtre depuis plus d’un an, il est facile de tout interpréter plus intensément : le manque d’interactions sociales nous rend attentif au moindre signal, et pour peu que l’on souffre déjà d’un syndrome de l’imposteur ou d’un manque de confiance en soi, cette situation peut prendre des proportions démesurées.
Selon Nolwenn Anier, chercheuse en psychologie du travail, il faut faire « attention au biais de confirmation. En effet, si une personne a l’impression d’être poussée vers la sortie, elle va noter les moindres faits et gestes qui vont dans ce sens. » Pour s’assurer de garder un regard objectif sur la situation, la chercheuse propose donc de toujours se demander, en situation d’inconfort, à quoi celle-ci est due. Si vous vous êtes levés du mauvais pied ce matin et que tout va de travers, il est fort possible que vous surinterprétiez la remarque pourtant anodine de votre manager sur tel dossier.
Noter ce qui vous semble désagréable ou suspect peut aussi être utile dans ce genre de situation. « Je recommande toujours de dresser une liste de ce qui nous déplaît : des remarques, une certaine agressivité perçue, une situation qui nous semble injuste… Cela va ensuite servir d’outil pour aller voir une personne extérieure et de lui demander un avis objectif sur la situation. »
Demander l’avis à un tiers (idéalement un proche extérieur à l’entreprise, ou un professionnel de la santé si le mal-être est important), est toujours utile quand il s’agit de se demander si notre entreprise veut réellement nous pousser vers la sortie. Lui montrer cette liste lui permettra alors de se faire une idée de la situation de façon objective, sans que celle-ci soit déformée par notre récit.
Un autre point de vigilance à avoir lorsqu’il s’agit d’établir si un sentiment de rejet est avéré ou non, est la récurrence de cet inconfort. Si l’on ressent un malaise dû à une situation très précise (une réunion tendue avec un manager par exemple, ou un projet en cours particulièrement épineux) et que ce sentiment s’estompe en même temps que la situation se dénoue, rien de grave. Si en revanche le mal-être persiste, il convient alors de s’interroger sur l’origine de celui-ci. « En général, quand un salarié a l’impression que quelque chose se trame dans son entreprise, c’est hélas souvent le cas », signale Justine Brault, avocate en droit du travail.
Ne pas se laisser faire
Lorsque le sentiment d’être poussé vers la sortie est avéré, le premier réflexe à avoir est d’en parler. « Ce qui caractérise ce genre de situation, c’est le sentiment d’impuissance, explique Nolwenn Anier. On a l’impression de subir sans pouvoir agir, d’être à la merci de son ou sa supérieure. Or, le meilleur moyen d’endiguer cela est de retrouver un sentiment de contrôle sur la situation, de ne surtout pas rester passif. Lorsque les relations étaient plutôt bonnes jusque-là, l’idéal est de provoquer un échange avec son supérieur pour comprendre ses motivations. Cela permet d’y voir un peu plus clair et de ne pas se sentir incompétent, ou indésirable. » Outre le fait de pouvoir mettre des mots sur un comportement, et se décharger du poids de la culpabilité, alerter sa hiérarchie lorsque l’on a le sentiment de ne plus être à sa place est aussi une question stratégique.
« Si l’on sent que l’on est poussé vers la sortie, il faut se défendre, martèle Justine Brault. En droit du travail, quand la relation salarié/employeur dégénère et qu’à terme on doit contester une situation, on a toujours une problématique de preuves. Par exemple, si l’employeur a envoyé quatre mails de reproches, et que le salarié n’a jamais répondu, forcément, en cas de litige, ça va sembler bizarre. Dès lors que l’on considère que les reproches ne sont pas légitimes, il faut contester. Il faut toujours être dans l’optique de se constituer des preuves, de ne pas se laisser faire, et rester dans une démarche ouverte de discussion. »
Parfois, faire comprendre aux RH ou à son manager que l’on a conscience de ce qui est en train de se passer suffit à améliorer la situation, ou à trouver une issue satisfaisante pour les deux parties. « Le mieux en cas de conflit est d’essayer de trouver un accord, rappelle Justine Brault. Il faut essayer de rester dans un positionnement ouvert à la négociation, aller voir les RH ou son supérieur et dire “je vois que je suis plus le ou la bienvenu·e dans la société, qu’est-ce que vous avez à me proposer ?” Il faut garder en tête que, même si l’on n’est jamais complètement satisfait de ce que l’on obtient en négociation, au moins on l’obtient rapidement, sans avoir à être confrontés à une juridiction prud’homale. Aux prudhommes les procédures durent des années, et les indemnités sont souvent faibles, donc on a toujours un intérêt à tenter de négocier quand on est salarié. »
Que faire quand la hiérarchie fait la sourde oreille ?
Rassembler des preuves
Julien (1), 25 ans, chef de projet pour une agence d’artistes, a vécu cette situation au début de sa vie professionnelle. « Pour des raisons personnelles, la fondatrice, qui était aussi ma supérieure directe, n’a plus été en mesure d’assurer une partie de ses fonctions. Elle a alors cherché quelqu’un pour la remplacer, sauf qu’elle n’avait pas le budget pour embaucher cette personne et conserver mon poste, et j’étais bien trop junior pour reprendre ses fonctions. Plutôt que de me le dire, elle a entrepris de me pousser à la démission en me confiant des tâches qui sortaient complètement de ma sphère de compétences, en étant agressive, en ne manifestant pas le moindre signe de reconnaissance… Quand j’ai fini par lui en parler, elle m’a tout simplement envoyé paître. » Quand le dialogue semble impossible et que l’entreprise est fermée à toute négociation, il ne faut pas hésiter à collecter des preuves, afin de se constituer un dossier.
Le cas le plus édifiant du genre est probablement l’affaire France Télécom. En 2004, suite à la privatisation de l’entreprise, France Télécom décide de réduire drastiquement ses effectifs. Pour se séparer de ses fonctionnaires, qui par leur statut ne peuvent bénéficier d’un plan de licenciement, l’entreprise met en place un plan de réorganisation inhumain, visant à instaurer un climat anxiogène et inciter les salariés au départ. Cette politique extrême aura pour conséquence le suicide de 19 salariés. Alexandre(1), ancien salarié à l’époque, se souvient encore des méthodes employées avec un frisson. « Du jour au lendemain, on pouvait arriver et se retrouver sans téléphone, ni ordinateur. Moi, on m’a demandé de former une ancienne collègue, avant de me dire qu’elle allait prendre ma place. On m’a progressivement enlevé tous mes dossiers, et quand j’ai alerté la direction, on m’a gentiment dit de me débrouiller tout seul. Mon manager était ouvertement agressif, il ne lisait pas les mails que je lui envoyais et s’en vantait… »
Si Alexandre, du fait de son ancienneté et de son expérience professionnelle, a tout de suite pensé à alerter les bonnes personnes et à sauvegarder tous ses mails, certains salariés, plus jeunes, peuvent dans cette situation se retrouver désemparés.
« Au bout de six mois très conflictuels, où ma supérieure me faisait clairement comprendre que j’étais nul quoi que je fasse, je me suis rapproché d’un conseiller du salarié, se souvient Julien. Ma boîte étant trop petite pour avoir des représentants du personnel, c’est lui qui m’a épaulé pour négocier une rupture conventionnelle et monter un dossier. Grâce à ça, j’ai réussi à tenir et à ne pas démissionner, et j’ai même négocié une petite prime de départ. Le montant était anecdotique, mais pour mon estime, c’était beaucoup. »
Dans ce genre de situation, collecter les preuves est vital. « Mails, SMS, Whatsapp, il faut tout sauvegarder, conseille Justine Brault. Quand on entre dans une sorte de guerre d’usure avec sa hiérarchie, il ne faut pas hésiter à solliciter la médecine du travail, et à alerter les représentants du personnel ou les RH quand il y en a. Ce sont des éléments qui peuvent ensuite peser dans un dossier : un salarié qui a vu six fois le médecin du travail en deux mois, on sait qu’il y a un problème ». De la même façon, se faire conseiller par un avocat permet de savoir quelles démarches entreprendre et à quel moment, afin d’établir un plan d’attaque et se constituer un dossier solide. Mais collecter des preuves vient souvent à l’esprit quand l’entreprise se montre franchement hostile envers le salarié, ce qui n’est pas toujours le cas. Pousser un salarié vers la sortie peut se faire de façon plus insidieuse, à tel point que les personnes concernées mettent parfois du temps à se rendre compte de ce qui se passe.
Être conscient de ses droits
Ce fut le cas pour Anaïs, ancienne responsable marketing. « J’ai fini par partir car j’étais tout simplement abandonnée par ma hiérarchie. Je n’étais pas placardisée à proprement parler, puisque j’avais des projets en cours, mais je n’avais aucun suivi de la part de mes supérieurs. On me validait des lancements d’opérations, puis plus rien. Pendant plus d’un an, je n’ai eu aucun échange avec les RH. Je me retrouvais à gérer des missions qui n’étaient pas les miennes, et pour lesquelles je ne recevais aucune gratification. En un an, sur onze personnes que comptait mon équipe, six sont parties. Ce n’est qu’en partant moi-même, grâce à une rupture conventionnelle, que j’ai appris qu’ils avaient l’intention de renouveler l’équipe, et attendaient tranquillement que les anciens salariés s’en aillent, les uns après les autres. »
Même sentiment du côté de Guillaume, commercial, qui n’a pas compris sur le coup que sa hiérarchie souhaitait qu’il parte. « Mon entreprise a toujours un peu fonctionné à la pression, mais l’année dernière, celle-ci s’est vraiment amplifiée. On me demandait de rendre des comptes en permanence sur tout ce que je faisais, on me poussait à faire des rendez-vous pour atteindre mes objectifs, et quand je les organisais au bureau parce que dehors tout était fermé, on me hurlait dessus parce que j’étais censé être en télétravail… Rien n’allait. Sur le coup, je me disais juste que la boîte allait mal financièrement, et qu’étant commercial, c’était normal que je trinque. Ce n’est que lorsque je suis finalement parti que je me suis rendu compte qu’ils n’avaient pas l’intention de me remplacer, et qu’ils avaient prévu de donner mon portefeuille de clients à un collègue. En fait, ils attendaient mon départ depuis le début. »
Être poussé vers la sortie peut prendre diverses formes : le harcèlement moral est assez classique, mais cela peut aussi passer par une mise au placard, un changement de poste, l’absence de suivi… « Déposséder un salarié de certaines de ses responsabilités, le rétrograder en mettant quelqu’un entre lui et son N+1, ou encore le changer de poste sont des manquements contractuels : tout cela est sanctionnable en justice », rappelle Justine Brault.
Ne jamais démissionner
Face à des attitudes qui font comprendre au salarié qu’il n’est plus le bienvenu, il ne faut pas hésiter à se tourner vers des professionnels de santé, qui pourront le légitimer et lui redonner confiance en lui, recommande Nolwenn Anier. Se vider la tête en s’investissant dans des loisirs qui nous plaisent est aussi une façon ponctuelle de tenir, le temps que la situation s’améliore. « Il ne faut pas hésiter à chercher tout ce qui peut nous fournir le soutien qui nous fait défaut dans ce genre de situation », conseille la chercheuse.
Dans tous les cas, il faut à tout prix éviter de démissionner, rappelle Justine Brault. « La capacité de nuisance que peut avoir une situation de travail qu’on laisse pourrir est trop grande pour que l’entreprise puisse se permettre de la laisser durer. C’est pour cela qu’il ne faut pas démissionner, si l’entreprise voit que le salarié ne démissionnera pas, elle finira par entamer une négociation. » L’avocate alerte aussi sur les dérives potentielles liées au télétravail : sursollicitation et mise au placard sont d’autant plus faciles à mettre en place quand le salarié est loin. Au moindre doute, il ne faut donc pas hésiter à signaler son mal-être, et à conserver les preuves, qu’il s’agisse de Whatsapp continus et tardifs, de petites piques quotidiennes, ou juste une absence totale de suivi.
Objectiver son ressenti en dressant la liste de ce qui nous semble anormal, demander des avis extérieurs, solliciter des explications de la part de son ou sa manager, en parler aux personnes compétentes (médecins du travail, RH, représentants du personnel) et collecter les preuves le cas échéant, voilà les principales étapes à suivre quand on a le sentiment que l’on est poussés vers la sortie. Si les choses s’enveniment, il ne faut pas hésiter à s’entourer d’un avocat, et surtout, quoi qu’il arrive, tenir bon jusqu’à la négociation.
Suivez Welcome to the Jungle sur Facebook, LinkedIn et Instagram ou abonnez-vous à notre newsletter pour recevoir, chaque jour, nos derniers articles !
Photo by WTTJ.
Article édité par Romane Ganneval.
Inspirez-vous davantage sur : Carrière : Légal
Travailler toute sa vie sans cotiser : avec ces femmes qui n'ont rien à la retraite
Travail non déclaré, divorce, déclaration commune... Parvenues à la retraite, ces femmes perçoivent une pension diminuée.
03 oct. 2024
Comment identifier la discrimination au travail et agir contre ?
Âge, opinions politiques, handicap... de nombreux salariés subissent des traitements inégaux.
30 mai 2024
« Trois jours de congés pour la perte d’un parent, c’est d’une violence inouïe »
« Trois jours pour le décès du conjoint, d’un parent, d’un beau-parent, d’un frère ou d’une sœur. C’est trop peu. »
12 sept. 2023
Bulletins de paie : faut-il vraiment les conserver ad vitam eternam ?
Pour calculer son droit à le retraite, faut-il vraiment garder ses bulletins de paie ?
06 mars 2023
Exercer son droit de grève quand on travaille dans le privé : c’est possible !
Procédures, conséquences, exceptions, rémunérations, voici tout ce qu’il faut savoir avant d’exercer son droit grève dans son entreprise.
26 janv. 2023
La newsletter qui fait le taf
Envie de ne louper aucun de nos articles ? Une fois par semaine, des histoires, des jobs et des conseils dans votre boite mail.
Vous êtes à la recherche d’une nouvelle opportunité ?
Plus de 200 000 candidats ont trouvé un emploi sur Welcome to the Jungle.
Explorer les jobs