Morgane, recruteuse malentendante : « Au bureau, c’est la loi du plus fort »
18 nov. 2021
6min
Journaliste et responsable de la rubrique Decision Makers @ Welcome to the Jungle
SEMAINE POUR L’EMPLOI DES PERSONNES HANDICAPÉES – Ils sont les grands laissés-pour-compte du marché du travail. Selon l’Ifop, la recherche d’emploi dure 7,6 mois en moyenne pour les jeunes en situation de handicap, soit presque deux fois plus que pour les jeunes en général (4,2 mois). Des chiffres édifiants que nous avons décidé d’incarner au travers de cette série de portraits, publiée à l’occasion de la semaine européenne pour l’emploi des personnes handicapées.
Morgane Dalbergue, cheveux courts et franc-parler, travaille comme sourceuse pour The Allyance, un cabinet de recrutement et de coaching spécialisé dans les profils Tech, qui met l’accent sur la diversité et l’inclusion. Autrement dit, elle est chargée de l’identification, l’attraction et l’engagement de talents pour le compte d’entreprises, de la start-up jusqu’au grand groupe. Et ce n’est pas un hasard si elle a choisi un métier centré sur l’humain. Depuis vingt-six années, la jeune femme vit avec un handicap quasi invisible : elle est malentendante. Ce qui ne l’empêche pas d’être attentive aux personnes qui l’entourent et qu’elle accompagne, bien au contraire. Sa capacité à s’adapter et son rejet de l’exclusion sont devenus des moteurs. Voici son message aux entreprises.
« Les Parisiens parlent très fort pour couvrir tous les bruits de la ville »
« Les termes qui ont trait à la surdité sont propres à chaque personne. Moi je souhaite que l’on m’identifie comme “malentendante” parce que j’arrive à entendre certains sons, même sans mon appareil auditif. En fait, je ne suis pas née avec ce handicap. C’est arrivé quand j’avais quatre ans, je me suis adaptée et aujourd’hui, je suis très indépendante. Officiellement, la Fondation pour l’audition distingue néanmoins trois grandes catégories :
- les sourds – ou les non-entendants, pour être plus politiquement correct ;
- les malentendants – c’est un spectre très large ;
- et les personnes qui ont des troubles ponctuels de l’audition liés à un accident ou une maladie. La plupart du temps, ceux-là ne se définissent pas comme handicapés, ils ont tendance à refuser cette étiquette.
De mon côté, il m’a fallu un peu de temps pour accepter ce mot parce qu’il est très chargé en stéréotypes et en jugements. Mais à la différence d’un individu qui entend tout à fait normalement et qui n’a pas besoin d’aide auditive ou humaine, je dois m’appuyer sur plusieurs trucs et astuces. Je ne peux pas suivre une conversation à 100%, il va me manquer des éléments que je vais devoir recomposer. Dans la vie courante, je fais face à des difficultés que les gens ne remarquent pas car ils ne sont pas impactés. Les “tic tic” des claviers qui résonnent dans un bureau, c’est désagréable. Regarder la télé ou aller au cinéma, c’est un exercice, surtout pour les films français qui ont rarement des sous-titres. À Paris, quand le métro s’arrête, un drôle de son fait siffler mes oreilles, c’est insupportable. De manière générale, les Parisiens parlent très fort parce qu’il faut couvrir tous les bruits de la ville… Et ils ne s’écoutent pas, mais ça c’est un autre problème !
« Les collègues oublient mon handicap car il ne se voit pas »
Dans l’entreprise, comme dans la jungle, c’est la loi du plus fort : les gens qui n’ont aucun problème règnent en maître et définissent les codes. Il y a quelques années, j’avais une énorme phobie du téléphone. J’en étais au point où ma mère prenait mes rendez-vous médicaux parce qu’il n’y avait pas encore Doctolib et que je ne pouvais pas me débrouiller seule… Je suis arrivée chez Edgar People. Au début, ça allait, et puis ils m’ont forcée à passer des appels dans l’open space, au milieu de tout le monde, avec le baby foot à côté. J’ai trouvé ça injuste, violent et traumatisant, mais je me suis débrouillée. Au fond, j’ai appris et je me suis endurcie. Le problème récurrent, c’est que les collègues oublient mon handicap car il ne se voit pas et que je me suis toujours adaptée. Tu as beau leur dire, leur redire, et les regarder d’un air un peu désolé quand tu ne les comprends pas, ils perdent patience. Soit ils laissent tomber et tu te sens vraiment mal, soit ils répètent mais s’énervent, parce que tu les confrontes à quelque chose qu’ils veulent éviter. Je me souviens d’une collaboratrice qui adorait discuter en restant derrière son écran. Or pour que je puisse lire sur les lèvres, il faut se mettre face à moi, et articuler, ne pas parler trop vite ni trop fort… Au bout d’un moment, on en a marre d’expliquer notre situation donc on arrête de le faire, ce qui ne nous facilite pas la vie.
« L’entreprise doit faire en sorte que tout le monde ait le même niveau d’information »
Je ne suis pas la seule malentendante dans le monde, en France ou à Paris, mais au travail, je suis souvent l’unique personne concernée, en tout cas, à incarner le sujet avec mon statut de travailleur handicapé – que j’ai demandé pour être légitime d’un point de vue légal aux yeux des entreprises. Certains salariés qui souffrent de troubles de l’audition, ou de maladies comme l’endométriose et la sclérose en plaques, ne veulent pas que ça se sache. Je peux comprendre. C’est hyper intime et difficile à aborder. Ils redoutent d’être stigmatisés, que l’on s’en mêle. Du reste, ils ne devraient pas forcément être les ambassadeurs sur ces questions. Il faudrait leur donner les moyens d’être intégrés à une entreprise inclusive, sans les obliger à être sur le devant de la scène. Et ça signifie faire en sorte que tout le monde ait le même niveau d’information. Par exemple, quand il y a des team buildings, des conférences ou des annonces décisives, c’est bien de les faire au micro, pourquoi pas d’avoir quelqu’un qui va signer (ndlr : utiliser la langue des signes) à côté et de dispenser un document écrit avec les principaux points évoqués. Pour les non-voyants, pareil. Il est important de leur répéter les infos des slides affichées. Enfin, il ne faut pas dévaluer les personnes à mobilité réduite. Dans ces fauteuils, on trouve des professionnels aussi compétents que ceux qui ont deux jambes et qui marchent.
« Précisez que vos locaux sont accessibles aux personnes à mobilité réduite »
L’inclusion débute dès le recrutement. Une entreprise cliente dont je m’occupe vient d’emménager dans des locaux flambant neufs. J’ai lu leurs offres d’emploi par curiosité : ils ont un paragraphe dédié à la diversité et l’inclusion, mais aucune mention de l’accessibilité à leurs bureaux. Je leur ai dit : « Ajoutez le picto handicap – le petit bonhomme en fauteuil roulant que je trouve absolument horrible, mais bon – et précisez que vos locaux sont accessibles aux personnes à mobilité réduite. Peu le mentionnent, vous allez vous distinguer de la concurrence ». Je leur ai également suggéré de diffuser leurs offres en dehors des jobboards classiques, et de s’adresser à l’Association de Gestion du Fonds pour l’Insertion Professionnelle des Personnes Handicapées (Agefiph) ainsi qu’à la Maison départementale du handicap (MDPH). D’ailleurs, Welcome to the Jungle, je vous aime beaucoup, mais idem, il y a zéro mention “accessibilité et handicap” dans vos offres d’emploi. Ou alors c’est au sein de pages séparées sur la culture de la boîte, donc très peu visible…
« Personne ne pourra mieux renseigner les équipes RH que les salariés en cause »
L’un des enjeux principaux des entreprises réside dans la représentation des personnes en situation de handicap. On en manque dans les médias, la culture, l’art, la politique… Que ce soit le cas au bureau aussi, c’est peu surprenant. Et pourtant, quand tu te balades dans la rue, tu vois une grande variété de personnes. C’est dommage qu’on ne la retrouve pas dans l’entreprise parce que ça crée un écosystème qui n’évolue pas et, pire, qui fait de la résistance au changement. Quand on sait qu’avoir des équipes diversifiées augmente la performance d’environ 30%, ça fait réfléchir ! Il est essentiel de sensibiliser les dirigeants et les salariés, même s’il n’y a pas de travailleur handicapé parmi les collaborateurs. Et ça passe par des formations au global : il s’agit d’aborder les questions d’accessibilité pour et avec tous. De plus, je conseille aux RH et aux managers de demander aux personnes concernées ce qui leur faciliterait la vie. Parfois, ce sera de gros aménagements qui ne seront pas possibles tout de suite. Parfois, ce sera de petites choses faciles à systématiser. Comme utiliser des logiciels de visioconférence qui proposent des sous-titres automatiques – un outil encore approximatif mais très utile pour les malentendants. Personne ne pourra mieux renseigner les équipes RH que les salariés en cause. Et le problème, c’est que ce sont souvent eux qu’on implique le moins dans la prise de décision. »
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Photos par Philippe Magoni
Article édité par Paulina Jonquères d’Oriola
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