Le "name and shame", nouvelle arme pour faire valoir ses droits au travail ?
11 juin 2020
9min
Journaliste - Welcome to the Jungle
Discriminations, retards de paiements, harcèlement… depuis quelques années, les gouvernements mais aussi les salariés n’hésitent plus à dénoncer publiquement certaines pratiques des entreprises et à citer les noms des mauvais élèves. Mais pourquoi le “name and shame” se répand comme une traînée de poudre ? Est-il véritablement efficace pour défendre les droits des salariés ? Enquête.
« Ma société fait travailler des salariés en télétravail qu’elle ne paye pas. C’est l’État qui les rémunère par du chômage partiel. Légal ? Peut-être. Injuste ? Assurément. » Début mai, une salariée d’une société informatique cotée au CAC 40 poste un long message sur LinkedIn pour dénoncer la mise en place d’un chômage partiel rétroactif pour les salariés de son entreprise et ce sans prendre en compte le travail effectué pendant ladite période. Le message, qui cite le nom de l’employeur et qui expose « seulement des faits » justifie la lanceuse d’alerte, est commenté plus de 500 fois avant d’être repris sur d’autres plateformes. Si la plupart des internautes applaudissent le courage de Julie (1) pour cette mise en lumière, d’autres la mettent en garde sur les risques encourus par cette publication. « Vous allez perdre votre emploi », avertit l’un d’entre eux. Mais Julie assure savoir ce qu’elle fait, précisant qu’elle est « une salariée protégée » ( ndlr : un salarié protégé bénéficie d’une protection contre le licenciement. Il peut être représentant du personnel, en congé maladie, victime d’un accident du travail…).
Le même jour, sur Twitter cette fois-ci, un jeune homme publie un “thread” dans lequel il explique comment il a perdu son travail à cause de ses origines iraniennes. « Après avoir étudié quatre ans en école d’ingénieur (…), j’ai décroché en décembre 2019 mon premier CDI dans une entreprise de services du numérique. Comme je devais travailler sur des projets en lien avec l’armée, il me fallait une autorisation délivrée par le ministère de la Défense. Après avoir rempli “une demande de contrôle élémentaire”, j’ai découvert que mon dossier avait été refusé. Aucune raison officielle ne m’a été donnée », écrit-il avant d’expliquer qu’il était impossible pour lui d’en rester là. Il a insisté alors auprès des autorités et découvert quelques jours plus tard que son patronyme iranien était à l’origine du rejet. « Vu que je ne pouvais pas travailler chez ce client, et que mon employeur n’avait pas d’autres missions pour moi, il a mis fin à ma période d’essai. En quatre jours, tout s’est arrêté », raconte-t-il en citant au passage les noms des entreprises concernées.
Le « name and shame » ou comment la toile a remplacé le pilori sur la place publique
La pratique peut surprendre, pourtant user du “name and shame” - que l’on pourrait traduire littéralement par « nommer et faire honte » - ne date pas d’hier. Elle a simplement évolué avec la société et remplacé une pratique ancestrale qui voulait que les voleurs et autres malfaiteurs de la société soient « cloués au pilori » à la vue de tous et couverts de honte (au moyen-âge, le pilori était un poteau auquel un condamné était attaché temporairement pour être vu, ndlr). Après avoir été instrumentalisés par les régimes autoritaires, le “bashing” et le “shaming” s’invitent depuis le début des années 2 000 sur la place publique des démocraties. Au Royaume-Uni, où son usage est bien plus fréquent et surtout plus ancien qu’en France, le “name and shame” a été à l’origine de scandales importants. Le plus notable est encore à ce jour celui des notes de frais des députés de la Chambre des communes en 2009. En effet, onze jours après la publication du détail des remboursements dont les députés britanniques avaient bénéficié aux frais du contribuable dans le Daily Telegraph, le président de la Chambre des communes avait été obligé de démissionner. Une première depuis 1625. Outre-manche, cette méthode est aussi régulièrement utilisée par le gouvernement pour dénoncer les mauvaises pratiques des entreprises. En avril 2018, le gouvernement anglais n’a pas hésité à publier le nom des entreprises de plus 250 salariés qui ne respectaient pas l’égalité salariale. Une pratique qui a fait beaucoup de bruits et qui inspire aujourd’hui le gouvernement français.
Une méthode utilisée par le gouvernement français pour dénoncer les mauvais comportements des entreprises
Le “name and shame” peut-il changer les comportements ? Emmanuel Macron y croit dur comme fer. « La stigmatisation fait changer les comportements parce que personne n’a envie de porter le bonnet d’âne », déclarait le président le 8 mars 2018, à l’occasion de la journée des droits des femmes. En 2015, encore ministre de l’Économie, il n’avait pas hésité à publier le nom de cinq entreprises qui ne payaient pas leurs fournisseurs dans les délais et parlait déjà de la pratique - alors cantonnée en France presque exclusivement aux groupes de militants et aux ONG - comme d’un « concept de juste stigmatisation ».
En 2019, dans l’Hexagone, la loi Pacte relative à la croissance et la transformation des entreprises a même institutionnalisé le “name and shame” pour les entreprises mauvaises payeuses, à l’origine de près d’un quart des faillites des PME. Et depuis, son usage ne cesse de se multiplier : discrimination à l’embauche, problème de recyclage des déchets… Les entreprises qui ne respectent pas la loi sont montrées du doigt par le gouvernement. « Le name and shame a surtout une vertu dissuasive puisque les entreprises savent qu’elles prennent un risque pour leur réputation en enfreignant la loi », explique Virginie Beaumeunier, la directrice de la Direction générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des fraudes (DGCCRF) aux Echos. Concernant l’égalité salariale, Muriel Pénicaud d’abord favorable au “name and shame” a tout de même revu sa copie en obligeant les entreprises à calculer elles-mêmes leur index, qui mesure les écarts de salaires entre les femmes et hommes. Une manière détournée pour la ministre du Travail de dénoncer les mauvaises pratiques et favoriser la prise de conscience mais en obligeant les entreprises à s’auto-désigner.
Le « name and shame », une arme pour les salariés pour obtenir réparation ?
« La honte reste le principal moyen de faire respecter les normes relatives aux droits humains », assure Jennifer Jacquet, professeure d’études environnementales à l’Université de New-York et auteure de « Is Shame Necessary ? » au Guardian. Et après les ONG, les médias, les gouvernements, ce sont les salariés eux-mêmes qui se sont emparés de la méthode. « Les premiers à avoir dénoncé les mauvaises pratiques de leurs entreprises étaient des salariés protégés, mais d’autres n’ont pas hésité à prendre le relais, explique maître Yann-Mael Larher, avocat en droit du travail, spécialiste des pratiques numériques. Quelque part, on peut dire que le name and shame a remplacé le rôle des syndicats et les grèves. »
Pour l’avocat en droit du travail, la multiplication des dénonciations sur la toile n’est pas seulement une façon de parler des problèmes au sein des entreprises, c’est aussi une façon pour le salarié d’obtenir réparation plus rapidement. « En moyenne, il y a un délai d’attente de seize mois pour les prud’hommes et dans près de 80% des cas, il y a appel, souligne-t-il. Pourquoi un salarié voudrait-il s’infliger une procédure de quatre ans face à une grande entreprise et son armée d’avocats pour, de toute façon, obtenir une réparation limitée ? Il ne faut pas oublier que depuis 2017 et la mise en place du barème que l’on appelle aussi « barème Macron », la loi a fixé un plancher et un plafond pour les indemnités versées au salarié licencié et celles-ci ont considérablement diminué. Face à ce constat, le name and shame est devenu un nouvel instrument pour faire valoir ses droits à moindre coût et plus rapidement. Il oblige l’entreprise à réagir vite et à dédommager pour ne pas perdre la face. »
Certains salariés sautent le pas, d’autres hésitent encore
La lourdeur de la procédure, c’est justement ce qui a dissuadé Louis, un journaliste pigiste français installé au Maroc, de porter plainte. « Cela faisait plusieurs mois que le magazine féminin pour lequel j’avais travaillé me devait 1 500 euros, nous détaille-t-il. Pour moi, cette somme représente près de six mois de loyer ! Au début, j’ai attendu le virement, puis j’ai relancé le service photo qui m’a dit de voir avec la compta. Impossible de les joindre et comme je suis très loin, je ne pouvais pas me pointer au journal pour récupérer mon chèque. J’ai commencé à relancer quotidiennement. Le 10 mars, j’ai finalement publié un tweet dans lequel j’expliquais que j’avais dû revendre mon piano pour payer mon loyer. La situation devenait critique. Ce message a fait le buzz, et tout le monde m’encourageait à donner le nom de la société en question. Le lendemain matin, j’ai affiché le journal. Et le jour-même, je recevais un avis de virement. »
Si certains passent le pas, d’autres hésitent encore à prendre la parole. Peur de perdre son emploi, d’être placardisé, de passer pour un salarié à problèmes, ou encore d’être attaqué pour diffamation… les raisons de préférer le silence au tweet ou au message Facebook sont encore nombreuses. Lucie (1) qui a retrouvé un emploi depuis six mois hésite encore à parler publiquement de son ancien employeur. « D’un côté, je voudrais que l’entreprise soit condamnée parce qu’elle ne respecte pas ses salariés, mais d’un autre, je risque gros, souligne-t-elle. Si un jour je me lance, ça sera uniquement dans le but de dissuader d’autres personnes de postuler à des offres d’emploi de l’entreprise en question. » Embauchée en août 2019 comme consultante en communication dans cette structure de plus de 300 salariés, Lucie est étonnée de se retrouver à un poste qui pourrait être occupé par un stagiaire. Et à mesure que le temps passe, la charge de travail diminue… jusqu’à totalement disparaître. Elle alerte sa hiérarchie, en vain, et passe plusieurs mois à tourner en rond dans son bureau. « Après plus de quinze ans de carrière, c’est très dévalorisant, souligne-t-elle. En fait, l’entreprise n’avait pas regardé mon CV. » Lucie évite de peu le bore-out et se fait virer avant la fin de sa période d’essai. Aujourd’hui, elle parle avec d’anciens salariés de l’entreprise et ils réfléchissent ensemble à mener un jour une action collective de dénonciation publique. L’éventualité de se lancer à plusieurs la rassure.
Que risque-t-on à dénoncer son entreprise sur Internet ?
Les salariés peuvent-ils exprimer leurs opinions sur Internet de la même façon qu’ils le feraient entre collègues à la machine à café ? En principe, oui. « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme. Tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement… L’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen est formel. D’un autre côté, la protection des libertés individuelles pose un problème dans le droit lié au fait que le contrat de travail crée un lien de subordination entre l’employeur et le salarié », explique maître Yann-Mael Larher. En effet, dans l’entreprise, la liberté d’expression est limitée par l’obligation de loyauté et de discrétion qui découle de la relation de travail. « Dès lors que le salarié exprime des propos sur l’entreprise dans le cadre de sa vie privée, il ne peut pas être inquiété. Mais, s’il commet un abus de sa liberté d’expression sur Internet en dénigrant son employeur, il peut être sanctionné et même être licencié pour faute grave. Le licenciement est cependant envisageable uniquement si l’employeur établi une intention de nuire de la part du salarié en question et démontre un préjudice, la plupart du temps financier », ajoute l’avocat. Aussi, certaines personnes, en raison des fonctions qu’elles occupent, sont tenues à un devoir de réserve. C’est par exemple le cas des fonctionnaires, qui doivent exprimer leurs opinions de façon prudente et mesurée, de manière à ce que l’extériorisation de leurs opinions soit conforme aux intérêts du service public et à la dignité des fonctions occupées. « Mais c’est le cas pour d’autres postes stratégiques et bien souvent, plus le niveau hiérarchique est élevé, plus l’obligation de réserve est contraignante », précise maître Yann-Mael Larher.
Les limites du « name and shame »
Enfin, le “name and shame” ne pose pas seulement une question d’efficacité, mais aussi une question de valeurs. D’abord, parce que la manière dont les réseaux sociaux et les médias se transforment parfois en “jury populaire” montre que la pratique peut être dangereuse, surtout si les faits ne sont pas avérés. On se souvient par exemple de l’affaire News of the World en juillet 2 000 qui avait tourné à la folie. Quelques jours après le meurtre de Sarah Payne, 8 ans, le journal britannique avait mené une campagne de dénonciation publique en écrivant dans ses colonnes une liste de noms de pédophiles et leurs adresses, ce qui avait entraîné des actes de représailles contre les délinquants, mais aussi contre de nombreux innocents.
C’est tout le problème avec le “name and shame” : « on attire l’opprobre sur l’autre, on est dans quelque chose de très rétrograde et il est difficile de se défendre lorsqu’on est jeté de cette façon en pâture », souligne la philosophe Catherine Larrère à La Croix. Pas étonnant que « les gens disent généralement qu’ils ne sont pas d’accord avec le principe d’humiliation publique », ajoute Jennifer Jacquet, professeure d’études environnementales à l’Université de New-York. Le “name and shame” ne laisse de place à la présomption d’innocence et expose une version unique et subjective des faits.
Alors pour éviter que la situation se dégrade au point de voir leur nom placardé sur les réseaux sociaux, l’avocat Yann-Mael Larher conseille aux entreprises de libérer la parole en interne, en prenant garde à ce que les propos ne puissent être à l’origine de sanctions. Et aux salariés de s’ouvrir au dialogue, sans attendre le point de non-retour. Parce qu’au final, que ce soit les entreprises comme les salariés, tout le monde a plutôt intérêt à ce que les situations s’améliorent plutôt qu’elles terminent sur une publication Facebook, non ?
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Photo by WTTJ
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