À quand un monde du travail qui prend en compte les profils neuroatypiques ?

26 oct. 2020

7min

À quand un monde du travail qui prend en compte les profils neuroatypiques ?
auteur.e
Andrea Schwam

Translator and writer

À l’heure où le monde entier cherche à endiguer la pandémie, le futur du bureau fait partout les gros titres. Parmi les partisans du télétravail à 100%, des mastodontes comme Twitter, Reuters ou Google ont décidé de prolonger l’essai, certains jusqu’à la fin 2021.

Au milieu de tous ces débats sur le homeoffice et le flex office, le PDG du cabinet de conseil Auticon US, David Aspinall, a fait entendre sa voix dès avril 2020. Dans une tribune sur le site de la chaîne TV américaine CNBC, il livre un témoignage bienvenu sur ceux que l’on entend peu. Dans son entreprise, les deux-tiers des salarié.e.s sont autistes. Des profils qui, selon lui, sont bien mieux préparés aux enjeux du télétravail que les équipes 100% neurotypiques.

Si le monde entier déplore la crise sanitaire actuelle, le fait que le bureau soit en pleine mutation est une bonne nouvelle pour la minorité silencieuse des neuroatypiques. Nous avons rencontré trois d’entre eux et leur avons demandé comment est la vie au bureau quand on n’appartient pas à la norme dominante, et comment repenser un monde du travail adapté à tous.

Neurodiversité : de quoi parle-t-on ?

Une définition…

Le terme de « neurodiversité » est assez récent. Attribué à la sociologue australienne Judy Singe, il a été démocratisé en 1998 par le journaliste américain Harvey Blume via son article pour The Atlantic. En résumé, ce terme générique englobe la gamme des troubles, plus ou moins marqués, qui affectent le fonctionnement du cerveau.

On place traditionnellement les états neuroatypiques (notamment l’autisme) sur un « spectre ». Ce dernier matérialise une vérité biologique : il existe une large diversité neurologique naturelle au sein de l’espèce humaine. Ces états diffèrent d’une personne à l’autre et peuvent même évoluer au cours du temps, se cumuler ou s’interpénétrer. On pense le plus souvent aux troubles autistiques, mais le trouble déficit de l’attention avec hyperactivité (TDAH), la dyslexie, la dyspraxie, la dyscalculie et le syndrome de la Tourette font tous partie du spectre de la neurodiversité.

… et des étiquettes

Être neuroatypique est parfois considéré comme un « handicap invisible ». Mais l’idée fait débat. Les personnes diagnostiquées ne sont pas toutes d’accord avec le terme de “handicap”. Quant aux défenseurs des droits des handicapés, ils craignent que le mouvement pro-neurodiversité n’éclipse leur combat en faveur de ceux plus lourdement touchés sur le plan cognitif. Cette question de fond sur la terminologie se pose notamment pour les troubles du spectre de l’autisme (TSA).

Sur ce sujet de discorde, Ashley Peacock, développeuse de logiciels et fondatrice de l’agence digitale Passio, estime que les étiquettes sont nécessaires, pour les salariés comme pour l’employeur. « Pour le moment, la société fonctionne ainsi. Partout, il faut avoir une étiquette, être clairement identifié si on souhaite obtenir l’aide dont on a besoin. »

Avec son trouble autistique et sa forme atypique de dyslexie, Aaron Mountford a compris qu’il était « différent, dans (ses) comportements, mais aussi dans le regard des autres. » Une différence qui fait aussi sa force, car elle lui donne un autre regard sur les choses. « Je ne me définis cependant pas comme étant handicapé. Pour moi, la nuance est de taille. Que les sprinters qui courent face à Usain Bolt ne soient pas en mesure de le battre ne fait pas d’eux des personnes handicapées. Ce n’est pas parce que mon cerveau fonctionne différemment du tien que je suis handicapé. Tu es comme tu es, et c’est pareil pour moi. »

Que dit la loi ?

Néanmoins, difficile de faire valoir ses compétences quand on a un profil neuroatypique. Si la France manque cruellement de données sur le sujet, on estime déjà que seules 0,5 % des personnes autistes ont un emploi en milieu dit « ordinaire » (à savoir des entreprises non adaptées, dans lesquelles travaille une majorité de profils neurotypiques.) Pour les personnes souffrant d’autres troubles, on ne dispose d’aucun chiffre.

La loi française condamne la discrimination professionnelle des personnes en raison de leur handicap. L’article L114 de la loi du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées en donne la définition suivante : « Constitue un handicap toute limitation d’activité ou restriction de participation à la vie en société subie dans son environnement par une personne en raison d’une altération substantielle, durable ou définitive d’une ou plusieurs fonctions physiques, sensorielles, mentales, cognitives ou psychiques, d’un polyhandicap ou d’un trouble de santé invalidant. » L’entreprise se doit de prévoir les « aménagements nécessaires » pour pouvoir accueillir les salariés concernés. Pas facile pour autant d’en parler ouvertement, surtout quand les termes restent si imprécis. Comment envisager une vie professionnelle adaptée sans divulguer des informations très personnelles dès la phase de recrutement ?

La vie de bureau comme on peut

Le dire ou se taire ?

Pour Ashley Peacock, la question s’est rapidement posée. Elle présente un TDAH et souffre du syndrome de décalage de phase du sommeil (DSPD), pas exactement compatible avec des horaires de bureau traditionnels.

Lorsqu’elle a été rappelée pour le poste de ses rêves (concevoir une appli de lecture à destination des personnes atteintes de démence, ndlr) dans une prestigieuse université londonienne, elle n’en revenait pas. Mais elle a vite déchanté lorsque l’entretien a été fixé à 9 heures. Quand elle a demandé s’il pouvait être décalé, les RH lui ont répondu que c’était compliqué et l’ont interrogée : le fait d’habiter à l’autre bout de Londres risquait-il de poser problème ? C’était tentant… Mais Ashley a préféré dire la vérité au sujet de ses troubles neurologiques. « Si je ne décroche pas le poste parce qu’ils ne me croient pas à la hauteur de la mission, pas de souci. Je préfère travailler dans un environnement qui accepte ma différence », a-t-elle pensé. Et tout est bien qui finit bien puisque ce poste à l’université, elle l’a obtenu. Deux ans d’expérience qui lui ont ensuite permis de lancer sa propre activité.

On ne peut malheureusement pas dire de toutes les entreprises qu’elles ont une vraie politique inclusive. Aaron Mountford a fait ses premiers pas en tant qu’ingénieur dans une multinationale. Il a d’abord choisi de taire son neuroatypisme avant de s’ouvrir auprès des RH à l’occasion d’un échange informel. « Quand ils m’ont dit qu’ils ne m’auraient pas embauché s’ils avaient su, ça m’a refroidi pour la suite. Je ne me voyais plus en parler lors d’un futur entretien ou auprès d’une nouvelle équipe. »

Se faire accompagner

Demander de l’aide n’est pas toujours facile, surtout lorsque la loi reste vague sur les « aménagements nécessaires » auxquels l’entreprise doit s’engager. Jason Winstanley travaille aujourd’hui chez Auticon UK en tant que consultant en informatique junior, après des expériences dans le public et le privé. Les bonnes pratiques restent parfois lettre morte. « Les entreprises se montrent de bonne volonté et veulent pouvoir dire haut et fort qu’elles sont inclusives. Mais au bout du compte, c’est au salarié de savoir de quoi il a exactement besoin. Ensuite, il faut souvent être patient, en sachant qu’on devra certainement tirer un trait sur certains besoins, parce que ce sera refusé. »

Sortir des normes

Quand elle a commencé, Ashley Peacock a décidé de poser clairement ses demandes pour les horaires. « Le règlement de l’université indiquait qu’on devait être présent pour 10 h 30 au plus tard, mais ils ont fait une exception pour moi. » Maintenant qu’elle dirige son agence, elle fait preuve de la même flexibilité vis-à-vis de ses salariés. Un état d’esprit qui en a surpris plus d’un. « Notre réunion quotidienne se tient à 11 heures pour que tout le monde puisse être là, même ceux qui présentent des troubles du sommeil comme moi. Je ne veux pénaliser personne. »

Être flexible, c’est aussi, pour les entreprises, de proposer aux salariés concernés une écoute, du soutien et des réponses en interne, estime Aaron Mountford. « Le jour où on réalise qu’on est neuroatypique, il faut pouvoir l’encaisser. Pour certains, c’est une révélation, les pièces du puzzle s’assemblent enfin. Pour d’autres, cela ressemble davantage à un chemin de croix très solitaire, sur le plan pro comme perso. Pouvoir compter sur un réseau d’entraide, et, encore mieux, d’entraide professionnelle, c’est vraiment top. »

Et avec le confinement ?

Les salariés de chez Passio, déjà habitués à une certaine flexibilité, se sont facilement mis au rythme du télétravail. L’agence a même vu ses performances grimper. Chez Auticon, Jason Winstanley a lui aussi très bien vécu le 100% télétravail. Avant le confinement, l’entreprise avait déjà mis en place des bonnes pratiques pour répondre aux besoins spécifiques des profils autistiques. Grâce à cet environnement inclusif, basé sur une compréhension mutuelle entre direction et salariés, il a été plus facile pour tout le monde de s’adapter quand le télétravail s’est imposé – et ce malgré la grande diversité des profils. « On ne te fait pas sentir que tes demandes sont des caprices. Ici, on se connaît, on se parle. Les collègues savent qu’on ne fait pas exprès, souvent parce qu’eux aussi sont neuroatypiques. Personne ne se braque, personne ne râle non plus. Et si c’est le cas, en général tout le monde est d’accord pour se rallier à la cause ! »

Si Jason reconnaît les avantages du télétravail, il souffre du manque de contact avec les autres. « Auticon a mis plein de choses en place pour qu’on se retrouve autrement entre collègues. Il y a des événements en ligne, une newsletter, etc. Ça fait chaud au cœur de parler avec des amis du bureau et de voir qu’ils tiennent bon. »

Penser – et travailler – autrement

Les défis que pose le Covid-19 en matière d’organisation du travail le montrent bien : rien n’est jamais certain. Chez Passio, Ashley Peacock est tellement contente des retombées du télétravail qu’elle compte prolonger l’expérience. Quel regard porte-t-elle sur l’avenir du bureau tel que nous l’avons longtemps connu ? « Le bureau va devenir modulable, s’adapter à tous pour bénéficier à chacun. Et cela ne concerne pas que les collaborateurs neuroatypiques. »

Certains pays, à l’image du Royaume-Uni, affichent une politique volontariste et font de la neurodiversité au travail un vrai sujet de réflexion. En France, si le gouvernement annonçait en 2018 une stratégie nationale pour l’autisme, on peine à faire bouger les lignes en matière de neurodiversité. Les stéréotypes ont aussi la vie dure, du génie en maths au prodige de l’informatique. Jason Winstanley se veut clair et optimiste : « Avoir des équipes neurodiverses, c’est non seulement couvrir un champ plus large qu’avec des salariés uniquement neurotypiques, mais c’est aussi donner une vision bien plus représentative du monde. L’inclusion permet tout simplement d’aller plus loin. »

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Photo d’illustration by WTTJ, traduit de l’anglais par Sophie Lecoq

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