Philo Boulot : confinement, un réapprentissage de la liberté
06 mai 2020
PHILO BOULOT - Pourquoi je me sens aliéné·e dans mon travail ? D’où vient cette injonction à être productif·ve ? De quels jobs avons-nous vraiment besoin ? Coincé·e·s entre notre boulot et les questions existentielles qu’il suppose, nous avons parfois l’impression de ne plus rien savoir sur rien. Détendez-vous, la professeure agrégée en philosophie Céline Marty convoque pour vous les plus grands philosophes et penseurs du travail pour non seulement identifier le problème mais aussi proposer sa solution.
Si vous vivez votre confinement sans continuer de travailler à l’extérieur, vous pouvez le vivre comme une expérience horrible qui vous empêche de vaquer à vos occupations quotidiennes. À la fois quand il s’agit de travailler normalement, mais aussi lorsqu’il est question de sortir ou de voir vos proches. Bref, vous pouvez vivre ce moment comme une période de privation de vos libertés antérieures. Mais ce temps à votre disposition n’est-il pas au contraire votre plus grande liberté ?
Le confinement est peut-être l’occasion de nouveaux espaces de liberté, dans votre quotidien. Premièrement, vous êtes libéré de nombreuses normes sociales, comme celles de présentation de soi parce que vous pouvez rester habillé et coiffé comme bon vous semble. Mais vous voilà aussi déchargé des normes des horaires décents, parce que ça fait du bien de se lever à midi et de déjeuner à 15h.
La liberté des tâches autonomes
Vous pouvez ensuite retrouver une certaine liberté dans l’organisation de votre temps, même si vous êtes en télétravail : à part si vous avez des réunions hyper longues tous les jours de la semaine ou que vous êtes surveillé via votre webcam, vous pouvez organiser votre temps comme vous le souhaitez et échapper à l’angoisse habituelle du présentéisme. Même si vous avez des enfants dont il faut gérer la continuité pédagogique, vous restez maître des horaires des activités que vous faites avec eux.
Enfin, vous retrouvez une liberté dans l’organisation de vos activités à côté de votre télétravail : c’est la liberté des tâches autonomes dont parle le philosophe français André Gorz. Ce sont les activités que vous faites pour elles-mêmes, parce qu’elles vous font plaisir, et non parce qu’on vous a ordonné de les faire. Parmi ces activités, certaines sont des tâches d’autoproduction : vous faites vous-même ce que d’habitude vous demandez à d’autres de faire. Le cas le plus flagrant en ce moment, c’est la cuisine : alors que dans notre quotidien pressé, nous avons tendance à ne pas avoir le temps de se faire soi-même à manger, à acheter nos repas tout préparés à l’extérieur ou à se faire livrer, en confinement on a le temps de se mettre aux fourneaux. Au 18ème siècle, Jean-Jacques Rousseau critiquait déjà la technique parce qu’elle nous empêcherait de développer certains savoirs-faire et de nous débrouiller par nous-même ! Cette crise est l’occasion de réapprendre à faire ce qu’on laissait aux autres ou à des objets techniques.
Plus le temps de travail diminue, plus les travailleurs ont le temps pour leurs activités personnelles et plus ils deviennent critiques des conditions dans lesquelles ils bossent.
On savoure alors le plaisir d’une activité qu’on maîtrise entièrement par nous-mêmes et on est fier de voir ce qu’on est capable de faire. Bref, on joue à Top Chef à la maison et ça nous fait du bien. On prend aussi le temps de nettoyer chez soi, de ranger, et on est fier du résultat. On savoure alors la fierté de pouvoir réussir ces activités et la liberté de les faire comme bon nous semble.
« Le travail est la meilleure des polices »
André Gorz dit aussi que la division sociale du travail à outrance de la société de services a fait de chacun un producteur-consommateur qui ne sait plus rien faire par lui-même et qui est contraint de passer par le marché économique pour acheter ce dont il a besoin. En période de crise où ne peut plus reposer sur le travail des restaurateurs, livreurs, personnels d’entretien et de garde d’enfants, on réapprend à faire les choses soi-même et on gagne un espace d’autonomie vis à vis du marché économique. Et peut-être que cela transformera durablement nos habitudes et qu’on continuera de cuisiner.
Tous ces moments de liberté à côté de notre travail nous rendront aussi plus exigeants vis à vis de nos conditions de travail à l’avenir et peut-être moins dociles. Comme le dit Nietzsche dans Aurore (1881) , « le travail est la meilleure des polices » parce qu’il nous inculque une discipline, nous fait nous lever volontairement le matin - peut-être même avec joie - et nous fait faire plus ou moins volontairement ce que les autres nous demandent de faire. Pour André Gorz, les activités autonomes à côté du travail nous redonnent une expérience de liberté et nous rendent en retour plus demandeurs de liberté dans notre propre métier. Plus le temps de travail diminue, plus les travailleurs ont le temps pour leurs activités personnelles et plus ils deviennent critiques des conditions dans lesquelles ils bossent .
Dès lors, cette expérience de la liberté nous donnera peut-être des idées pour transformer radicalement nos propres conditions après la crise. Et vous, que faites-vous pendant ce confinement ? Qu’aimeriez-vous changer dans votre travail quand il reprendra ? Avez-vous des envies de claquer la porte ? Vos activités de confinement vous donnent-elles des envies de reconversion professionnelle ?
Cet article est issu du troisième épisode de notre série qui croise philosophie et travail, Philo Boulot. Elle a été écrite et réalisée en partenariat avec la chaîne YouTube META.
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Inspirez-vous davantage sur : Céline Marty
Agrégée de philosophie et chercheuse en philosophie du travail
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