Mieux que le sens, mieux que le bonheur : le plaisir au travail ?
27 janv. 2022
4min
Journaliste
Bien-être, bonheur, sens, épanouissement… Tous ces concepts ont colonisé notre manière d’envisager notre vie professionnelle. Mais il y en a un qui reste relativement inexploré et qui risque de balayer tous les autres : le plaisir. Mais qu’est-ce qui le différencie du sens ou du bonheur ? Et comment le remettre au cœur de notre travail ?
Le plaisir au travail, c’est quoi ?
Il convient d’abord de faire un petit exercice de définition. Car le plaisir au travail, ce n’est pas la même chose que le bonheur, l’épanouissement, le sens ou le bien-être. Francis Boyer, coach, conférencier et auteur du Plaisir au travail : Du savoir-faire à l’aimer-faire (Eyrolles, 2018), en donne une définition physiologique : le bonheur est lié à la sérotonine, qui apaise et calme. La convivialité et le rapport aux autres sont liés à l’ocytocine, qui crée l’attachement. Le plaisir quant à lui, est lié à la dopamine, qui excite et stimule. « Le bonheur, cela pourrait être la rencontre entre la motivation (ce qui me donne envie d’aller travailler), la satisfaction (le bien-être que je ressens après avoir accompli une tâche) et le plaisir (ce qui fait que je m’éclate dans la journée). » Or, ce qu’observe cet ex-RH, c’est que si les entreprises sont déjà bien outillées pour mesurer et entretenir la motivation et la satisfaction, « il y a en revanche un vide intersidéral sur le plaisir ».
Peut-être parce que la notion de plaisir est éminemment personnelle, et n’est donc pas censée entrer dans la sphère professionnelle. Pour Francis Boyer, en effet, « le plaisir est lié à des activités, ce sont elles qui déclenchent la dopamine. Le lieu de travail, les conditions de travail, la relation aux autres ne changent en fait pas grand-chose au plaisir qu’on éprouve au travail. » En d’autres termes, on s’éclate quand on fait quelque chose qu’on aime faire, que ce soit comprendre, partager, structurer, résoudre des problèmes… Francis Boyer a identifié une trentaine de ce qu’il appelle ces “appétences”, qu’il définit sur son site comme « une capacité qui pour vous est naturelle et facile à mobiliser, procurant du plaisir, amenant à la réussite. En bref, c’est ce que vous aimez et savez faire. »
Exit les compétences
Ce que cette approche par appétences signifie aussi, c’est que les compétences n’ont que très peu à voir avec le plaisir qu’on ressent au travail. « On peut être bon dans quelque chose et ne pas aimer le faire », dit Francis Boyer, qui s’est intéressé au plaisir alors qu’il était comptable et n’aimait pas du tout son métier. Il n’est pas le seul à opérer cette remise en question des compétences comme point central de la relation entre une personne et son emploi. La start-up Wake Up, qui propose des bilans de compétences d’un nouveau genre, a ainsi élaboré un outil appelé Boussole qui aide les personnes à identifier leur “talent d’or” et à structurer la quête de l’emploi idéal autour de lui. Pour Wake Up, ce qu’on sait et aime faire naturellement, sans apprentissage, est intimement lié à notre personnalité – et c’est ce qu’on devrait mettre au cœur de notre travail.
Francis Boyer, lui, ne fait pas de lien direct entre personnalité et appétences, car il estime que celles-ci peuvent varier au cours de la vie. Mais il insiste lui aussi sur l’idée qu’une compétence peut toujours être acquise : au fond, organiser toute sa vie professionnelle autour de ce qu’on a appris à faire a peu de sens.
Peut-on favoriser le plaisir au travail ?
Mais si le plaisir est une affaire aussi personnelle, qu’est-ce que notre entreprise peut y faire ? Francis Boyer estime en effet que trouver ce qui fait qu’on s’éclate au travail est avant tout une responsabilité individuelle. « Quand je travaillais en RH, je me suis rendu compte que les personnes que je ne voyais pas dans mon bureau parce que tout allait bien se mettaient par elles-mêmes dans leur zone de plaisir : elles avaient trouvé ce qui les éclatait, et elles pouvaient changer de métier tout en restant dans cette zone. » À chacun, donc, d’identifier ce qui lui procure du plaisir et de trouver les métiers qui gravitent autour de cette appétence. Il donne l’exemple d’une jeune femme qui apprécie être technicienne de surface car elle aime rendre un endroit propre, rangé et serein et voir les fruits de son travail : en réalité, cette personne aime la structuration, et c’est une appétence qu’on peut trouver dans plein de métiers différents.
Mais cela ne veut pas pour autant dire que nos managers ne doivent pas s’emparer du sujet. D’abord parce qu’ils y ont un intérêt. Si nous éprouvons plus de plaisir au travail, nous serons plus autonomes et indépendants, plus engagés, plus susceptibles d’avoir des idées intéressantes pour notre entreprise, moins tentés de partir parce qu’on s’ennuie, moins stressés aussi. Francis Boyer y croit dur comme fer : « Pour retirer le stress, il ne suffit pas d’améliorer les conditions de travail. Il faut aller du côté du plaisir. » Les employeurs doivent donc s’interroger sur les métiers qu’ils nous proposent et sur le plaisir associé aux actions qu’ils demandent. À eux, aussi, de nous aider à identifier nos appétences. Le but : « co-construire les conditions d’un partenariat bénéfique pour l’employeur et le salarié, dans lequel l’un peut dire à l’autre : “Je te fais confiance parce que je sais que tu t’éclates dans ton travail.”»
Au fond, les entreprises n’ont peut-être pas le choix de se poser la question du plaisir. Elle peut paraître hédoniste, égocentrée ou individualiste, mais elle est aussi inévitable. Avec la crise sanitaire, nous ne sommes plus en recherche de bonheur au travail mais de liberté, c’est-à-dire d’équilibre entre la vie professionnelle et la vie privée, observe Francis Boyer. Notre entreprise n’est plus une structure dont notre bien-être global dépend, mais seulement l’une des briques d’une vie plus heureuse. Si les entreprises ne s’adaptent pas, Francis Boyer leur prédit un destin de dinosaures : « On est à une époque où on ose poser ses limites, où on est moins dépendants du regard de la société, surtout chez les jeunes actifs. C’est perçu par les entreprises comme de l’égoïsme, mais les jeunes ne se voient pas comme égoïstes. Ils se disent simplement : “Si on ne trouve pas l’entreprise qui nous offre ça, on va le faire nous-mêmes, et on n’a pas peur.” C’est ça qui a changé : ils n’ont plus peur. Il faut désormais leur emboîter le pas. »
Article édité par Gabrielle Predko, photo Thomas Decamps pour WTTJ
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