« Au travail, la positivité toxique annule ce que ressent l’autre »
23 janv. 2024
7min
Lorsqu’on perd son emploi ou plus terrible encore, lorsqu’on perd un être cher, on espère pouvoir trouver une épaule où déposer un peu de notre stress et de notre chagrin. Notre premier instinct quand le ciel vire au gris, c’est donc de nous tourner vers nos proches, famille ou amis, pour recevoir leur soutien.
Malheureusement, il est fréquent qu’on nous serve des formules clichées du type : « Le temps guérit les blessures » ou « Rien n’arrive par hasard ». Il n’y a aucune mauvaise intention là-dedans, mais plutôt que de nous faire du bien, ces paroles nous plongent encore plus dans le désarroi. À la tristesse s’ajoutent les sentiments d’incompréhension et d’exclusion.
En 2018, Whitney Goodman, psychothérapeute à Miami, commence à parler de « positivité toxique » sur son compte Insta (@sitwithwhit) et la formule fait mouche. Elle a récemment publié Toxic positivity: Keeping it real in a world obsessed with being happy (non traduit, ndrl), livre dans lequel elle aborde l’obsession qu’ont nos sociétés pour le bonheur et la positivité, et des effets assez néfastes qu’elle a sur notre santé mentale. Rencontre.
Qu’est-ce que la « positivité toxique » ?
C’est la pression constante du bonheur et de la positivité, mais aussi la quête de ces mêmes bonheur et positivité. Il y a notamment le fait de devoir sourire à tout prix, quelles qu’en soient les circonstances. Cette injonction peut être tournée contre nous-même, mais aussi contre les autres.
Comment avez-vous mis le doigt dessus ?
Je l’ai clairement remarquée dès mon enfance. En devenant thérapeute, j’ai mesuré l’ampleur du phénomène et vu qu’on l’imposait même aux personnes qui traversent de réelles difficultés, cette formule de « positivité toxique » a fait écho chez beaucoup de gens. Personne n’en avait entendu parler, mais tout le monde a compris à quoi je faisais allusion. C’était un sujet qui ne demandait qu’à être abordé.
« Une telle posture induit une culture de la positivité. Ceux qui ne suivent pas sont pointés du doigt »
Quels impacts délétères avez-vous observés dans ces mécanismes de positivité toxique ?
Déjà, que ça nous éloigne les uns des autres. Dans les relations, quand quelqu’un a recours à cette positivité toxique, ça incite finalement l’autre à se refermer. Ça instaure une distance, on se sent incompris. Et au bout, il y a de l’isolement. Quand on se sent incompris, qu’on a l’impression d’en faire « un drame » face au regard des autres, on finit par se taire et souffrir dans son coin. Et ça peut ouvrir la porte à de l’isolement, de la solitude, voire même des pensées suicidaires.
L’autre chose que j’ai remarquée, et c’était encore plus fort durant la crise du Covid, c’est l’utilisation de la positivité pour faire taire les gens et tomber dans un discours du type : « On va traverser ça tous ensemble, et ça va aller. » Une telle posture induit une culture de la positivité. Ceux qui ne suivent pas sont pointés du doigt – alors que c’est aux responsables et aux dirigeants de prendre leurs responsabilités et de gérer la situation.
« Au bureau, c’est un peu le règne de la « pensée de groupe », à savoir le consensus à tout prix. On veut que tout le monde soit d’accord et pense pareil »
Dans votre livre, vous citez des phrases typiques de la positivité toxique, qui se diffusent aussi en anglais chez nous, comme « Just be happy » ou « Rien n’arrive par hasard ». Y’en a-t-il que vous trouvez particulièrement dangereuses ?
Celles qui m’horripilent le plus sont sûrement : « Le temps guérit les blessures », « Rien n’arrive par hasard » et des commentaires du type « C’est toujours mieux que… » ou « Regarde déjà ce que tu as ». Pour moi, c’est tout sauf utile, c’est même l’inverse.
Que diriez-vous à une personne qui réalise qu’elle fait ça avec les autres ?
Que ça fait partie de notre culture, de notre langage, même. C’est aussi ce qu’on nous vend à longueur de temps, dans les livres de développement personnel, certains coachings, etc. Je ne jette pas la pierre aux gens qui l’ont toujours fait et pour qui c’est finalement une façon de communiquer. Il faut juste apprendre. Par exemple se demander « Est-ce que ça m’aiderait, moi, qu’on me dise ça ? » En face, la personne peut faire de même : « Est-ce que ça me sert, ou est-ce qu’en réalité ça me fait plutôt ravaler mes émotions ? »
Comment repérer la positivité toxique qu’on impose potentiellement aux autres ? Plein de personnes doivent le faire sans même en avoir conscience.
La positivité toxique annule, pour ainsi dire, ce que ressent l’autre. Elle balaie les émotions qui sont là. Ça met un terme aux possibles échanges et renvoie à la personne l’idée qu’elle ne devrait pas ressentir ce qu’elle ressent. Donc si vous voyez que vous allez sortir une phrase « bateau », demandez-vous si vous ne cherchez pas à faire taire la personne, d’une certaine manière. Demandez-vous aussi si vous savez vraiment ce qui la traverse et la bouleverse comme ça. Est-ce que votre réponse n’est pas, au final, une solution très simple, voir simpliste, à un problème un peu plus complexe ?
Vous dites que la positivité toxique est monnaie courante au travail ?
Au bureau, c’est un peu le règne de la « pensée de groupe », à savoir le consensus à tout prix. On veut que tout le monde soit d’accord et pense pareil. Et c’est généralement pour une raison simple : ça fait des équipes plus faciles à manager. Il y a moins de gens qui se plaignent et moins de négativité. Mais derrière, on voit vite que ce consensus a un prix élevé et que la créativité en prend un vrai coup. Ça peut aussi mener à de la discrimination et une sorte de stigmatisation de certains salariés. Quand ce type de culture est prôné, ou favorisé, on remarque que les gens finissent par avoir peur de soulever le moindre problème ou point noir.
« Il faut savoir reconnaître que les progrès et avancées dans le monde sont aussi le fruit de la négativité »
La négativité et la possibilité d’exprimer du mécontentement sont importantes, notamment dans une grosse boîte, où forcément les opinions divergent. La positivité toxique est-elle une manière de faire taire ces voix ?
Oui. La résolution de problème, la créativité, la naissance de nouvelles idées, tout ça nécessite une dose de négativité et par crainte d’être taxées d’insubordination, d’insolence, ou autre, les personnes vont s’empêcher d’émettre une opinion, de dire que telle chose n’est pas forcément une bonne idée ou qu’elles feraient peut-être les choses différemment. Alors que la négativité n’est pas nécessairement de l’irrespect. Il existe de vrais moyens d’en faire un levier positif et productif au travail.
Nous avons notamment relevé que, pour vous, la positivité toxique freine la créativité. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Toute personne qui travaille dans un secteur créatif sait que le brainstorming, au sens large, consiste quand même à remonter les problèmes, à voir ce qui ne fonctionne pas ou pourrait fonctionner mieux. C’est d’ailleurs en général ce qui se passe quand une nouvelle technologie voit le jour. Quelqu’un a bien dû, à un moment, dire que telle chose n’allait pas ou qu’il fallait plutôt aller dans telle direction. Il faut savoir reconnaître que les progrès et avancées dans le monde sont aussi le fruit de la négativité. Ici, il faut l’envisager comme un outil de résolution de problèmes.
Quel conseil donneriez-vous aux managers pour éviter la positivité toxique ? De quels leviers disposent-ils ?
D’abord, j’ai observé qu’il est très utile de mettre en place un système formalisé pour remonter les plaintes, les problèmes. Ça peut être une réunion dédiée dans la semaine, des rendez-vous en face à face durant lesquels on peut s’exprimer. C’est aussi une question de culture. Il faut savoir créer une culture dans laquelle on peut dire que ça ne va pas ou plus – toujours avec respect, cela va de soi et recevoir une réponse, par exemple qu’on va regarder ça de plus près ou traiter le sujet à tel moment. Bien entendu, il faudra que les actes suivent.
Cette culture du bonheur et de l’exigence de performance mène à des burnouts en série. Quel conseil donneriez-vous aux personnes qui en traversent un ? Comment gérer cette positivité toxique qu’on leur renvoie ?
Ça me fait penser à ce mème d’un chien assis dans une maison en feu et qui dit « Tout va bien ». C’est un peu la positivité toxique face au burnout : « Tout va bien. Mais si… Je vais bien. » Il faut savoir entrer un peu en soi, pour être capable de se dire que non, ça ne va pas si bien que ça, qu’on n’arrive plus à gérer – et que ce n’est pas notre rôle de toute façon. Et donc demander de l’aide, pour voir sur quoi on peut réduire notre charge et déléguer. En face, il faut trouver le bon système pour que les choses fonctionnent. C’est généralement ce qui va faire du bien, plus que des vacances. Les personnes en burnout ont avant tout besoin qu’on repense le fonctionnement des choses, pour arrêter de faire le grand écart tout le temps, et qu’on revoit précisément leur périmètre de travail.
Dans votre livre, vous expliquez que « la vie est faite pour être vécue, pas sans cesse améliorée ». Qu’entendez-vous par-là ?
Dans cette époque de thérapie par Instagram et de développement personnel, nous sommes tous obsédés par l’idée d’une optimisation permanente de soi, presque comme une machine qui devrait toujours faire mieux. Et ça, c’est la voie royale vers le burnout. Je pense aussi que c’est le meilleur moyen de ne pas profiter de la vie. Donc oui pour travailler sur soi et chercher à s’améliorer, mais aussi prendre conscience de ce qu’on attend de tout ça. Pouvoir se dire, en bout de course, qu’on a été parfait ? Ou plutôt qu’on a vraiment profité, savouré et vécu ?
Vous citez aussi le « _good vibes only_ » (bonnes ondes uniquement), une posture qu’adoptent certains et qui les poussent à tourner le dos aux personnes dites « négatives » dans leur vie, pour avoir du mieux au quotidien, être plus heureux. Pourquoi est-ce que ce phénomène a pris de l’ampleur et pourquoi est-ce dangereux selon vous ?
Il y a cette idée qu’on nous vend où tout ce qui est négatif est forcément mauvais. Je ne suis pas d’accord du tout, surtout quand il s’agit de coller une étiquette sur le front des personnes qui seraient « négatives ». Il y a bien sûr des personnalités malveillantes ou plus dangereuses, qu’il vaut mieux tenir à distance. Mais là je parle de personnes qui sont en dépression, anxieuses ou « juste » déprimées, qui traversent une période difficile et dont on se dit qu’elles sont négatives et nous tirent vers le bas. On ne sait jamais ce qui nous attend, dans la vie. On peut très bien se retrouver à leur place un jour et avoir grand besoin de soutien. Je pense que ça pourrait nous faire du bien à tous de faire preuve d’un peu plus de compassion. On ne peut pas tout prendre sur les épaules, mais le côté radical, à savoir tourner le dos à une personne qui est dans une mauvaise passe, n’est peut-être pas nécessaire. Et ça n’empêche pas de voir comment, éventuellement, leur mettre des limites s’il y a besoin.
C’est sur Instagram que vous avez commencé à parler de positivité toxique, là aussi où justement vous l’aviez d’abord constatée. Les réseaux sociaux jouent-ils selon vous un rôle prépondérant en la matière ?
Absolument. C’est même là, selon moi, que ça se répand le plus. Et ça fait le tour du monde. Pour moi, au départ, c’était vraiment américain comme façon de penser. Et c’est devenu très contagieux. Avec les réseaux sociaux, c’est là partout et ça devient très tentant, comme si c’était un idéal accessible. On est face à des photos de gens qui ont de l’argent, semblent heureux, avec tout ce qu’ils veulent, quand ils le veulent et on se persuade que c’est la positivité qui les a amenés là. Il est si facile de vendre une telle idée sur les réseaux…
Article traduit par Sophie Lecoq ; Photo de Thomas Decamps
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