Théâtre de la productivité au travail : plus nous affirmons bosser, plus nous mentons
20 juil. 2023
6min
Que ce soit pour grimper les échelons ou pour obtenir de la reconnaissance, nous sommes nombreux à « mettre en scène » notre travail. Mais est-ce nécessaire ? Est-ce que cela ne nuit pas à notre productivité réelle, voire à notre santé mentale ? Lever de rideau sur une pratique largement répandue.
« Le monde est un théâtre », affirmait Erving Goffman en 1973. Cinquante ans plus tard, les mots du sociologue sonnent toujours juste, et nos talents d’acting ne sont pas exclus au bureau. Face aux collègues et à la hiérarchie, certains s’affairent à des tâches bien visibles et paraissent constamment occupés. Selon une étude du US bureau of Labor Statistics, nous mentons d’ailleurs tous sur le nombre d’heures durant lequel nous prétendons travailler : avec en moyenne, une surestimation de 5 à 10 %. Pire, plus nous affirmons bosser, plus nous mentons.
Dans le rôle du salarié affairé
Cela peut être un mail programmé pour 8h du matin, une réunion où se donner un air important, un écran d’ordinateur constamment ouvert sur un tableau Excel… Consciemment ou non, nombreux sont les salariés à performer leur travail, quitte à paraître constamment « sous l’eau ». Dans le monde du travail, ce jeu de visibilité a un nom : on l’appelle le théâtre de la productivité. « Dans beaucoup d’activités, on ne sait ni mesurer la productivité horaire, ni celle d’un jour de travail, ni celle d’un individu. La manière dont on mesure le mérite productif reflète des positions sociales et hiérarchiques et pour cette raison, il se joue toutes sortes de jeux sociaux. On utilise des indicateurs substituts que l’on appelle en anglais des “proxy” pour mesurer cette productivité au travers d’éléments que l’on peut compter », explique Laetitia Vitaud, autrice et conférencière sur le futur du travail. Parmi les choses que l’on peut comptabiliser : les mails envoyés, les documents créés, les heures passées au bureau… Plus le chiffre s’accumule, plus l’impression de productivité grandit.
C’est notamment le cas des réunions, où certains se rendent avant tout pour surjouer leur productivité. « Beaucoup disent qu’être en réunion est une manière d’éviter de travailler, pose Louis Vareille, auteur spécialiste du sujet. C’est le lieu idéal pour se rendre visible, notamment aux yeux de la hiérarchie, tout en esquivant les sujets de fond qui n’avancent pas pendant ce laps de temps ». Pour le réuniologue, ces performances du travail existent aussi parce que les hiérarchies consentent à être spectatrices du théâtre de la productivité. « En réunion, on parle parfois de “mouches du coche” pour désigner les personnes qui ne contribuent pas forcément, mais qui vont faire allusion à des expériences et expertises qui ne collent pas vraiment au sujet, dire des évidences, évoquer des choses déjà dites… Ces personnes n’apportent aucune valeur ajoutée mais elles sont présentes et occupent la parole », précise-t-il.
Surjouer… jusqu’au surmenage
Bien sûr, visibiliser son travail aux yeux des collègues, du management et de la hiérarchie a son importance en entreprise. « Si l’on n’est pas perçu comme jouant ce jeu là quand d’autres le font, à occuper l’espace, à prendre du temps de parole et à montrer l’effort que l’on fournit, on perd du terrain. On n’aura ni la reconnaissance aujourd’hui, ni la promotion demain, ni l’augmentation salariale le mois prochain », poursuit Laetitia Vitaud. Toutefois loin de refléter la valeur créée, les proxy, ces pseudo-indicateurs de productivité servent parfois davantage à se composer une façade d’employé acharné du travail qu’à accomplir les tâches de sa fiche de poste.
Rédactrice et coordinatrice éditoriale indépendante, Camille, 28 ans, a surjoué son rôle de cheffe d’équipe pendant un certain temps. « Quand j’ai pris de nouvelles responsabilités de coordinatrice, j’ai créé plein de documents partagés sur Drive. J’y détaillais les plannings, le fonctionnement de nos plateformes de travail et d’échange, j’avais porté une attention particulière à la mise en page en choisissant bien les typographies, en faisant des listes à puces… Toutes les deux semaines, j’envoyais des mails récapitulatifs très structurés aux rédacteurs pour montrer que je prenais ma mission à cœur, mais j’ai réalisé que beaucoup de ces tâches étaient superflues. Tout ça m’a pris un temps fou et de l’énergie pour peu de retours, donc j’ai fini par arrêter », se remémore-t-elle. En surjouant leur travail, les employés s’exposent au versant négatif du théâtre de la productivité : pression exacerbée, fatigue, perte de vue des objectifs… D’où la nécessité de trouver le juste dosage dans son jeu d’acteur.
Performer son travail, mode d’emploi
1. Se tailler un rôle sur mesure
Si vous vous sentez obligés de performer votre travail, c’est sans doute que votre environnement professionnel s’y prête. Dans ce cas, jouez le jeu mais à votre échelle : une personne introvertie par exemple, aura du mal à jouer un personnage particulièrement démonstratif qui n’a pas peur de parler plus haut que les autres et d’appuyer la visibilité de son travail. « Si l’on doit rendre visible son travail et recueillir les lauriers des collègues et des supérieurs, plusieurs styles sont possibles. Au théâtre, on sait bien que les plus cabotins ne sont pas nécessairement ceux que l’on préfère. Au travail, il y a toujours eu des personnes qui prennent de la place et se tapent sur la poitrine, mais il y a d’autres manières de mettre en avant le fruit de son travail », rappelle la spécialiste du futur du travail Laetitia Vitaud. Si les jeux de territoire vous fatiguent, pourquoi ne pas mettre l’accent sur des éléments plus discrets comme la rigueur, la qualité, la précision… Après tout, chacun son style, n’entrez pas précipitamment dans un rôle qui ne vous correspond pas !
2. S’émanciper du « build in public »
On aurait pu penser que le télétravail atténuerait le théâtre de la productivité. Mais, on remarque, au contraire, qu’il l’accentue. Côté présentéisme, une étude de People At Work 2022 montre que 76 % des télétravailleurs interrogés déclarent effectuer 7,65 heures supplémentaires non rémunérées par semaine, contre 4,3 heures pour les salariés sur site. À distance, la performance est mise en scène à travers des communications et des posts à rallonge sur les réseaux. « Avec le télétravail, on observe une démultiplication énorme de la charge communicationnelle digitale pour montrer que l’on est présent. Tandis que le théâtre de la productivité s’est transformé en “build in public”, un processus largement utilisé par les freelances, les copywriters et les designers afin de mettre en scène leurs efforts et les difficultés surmontées sur les réseaux sociaux. La pression ne vient pas uniquement des entreprises mais aussi de réseaux comme LinkedIn où l’on trouve beaucoup ce type de discours », détaille Laetitia Vitaud.
Si votre travail dépend des réseaux, détachez-vous de la surproductivité imposée des algorithmes et des posts de réussite qui engendrent de la frustration et une surproductivité pour de mauvaises raisons. Si votre travail n’en dépend pas et que votre truc, c’est plutôt les mails avec toute la boîte en copie, revoyez votre fonctionnement : l’équipe de la compta a-t-elle vraiment besoin d’être au courant de votre dernière visite chez un client ?
3. Documenter le travail invisible
« Lorsque le travail est fait à distance, et c’est notamment vrai pour les femmes, beaucoup de gens ne savent pas ce que cela implique », rappelle justement l’autrice d’En finir avec la productivité (Payot, 2022). Afin de ne pas laisser le travail invisible dans l’ombre, il est possible de le documenter pour détailler tout ce qu’une mission a demandé comme efforts. L’organisation d’un séminaire ? Trouver une date, louer un lieu, prévoir un repas pour toute l’équipe, quelques interventions et une poignée d’activités. Cela permet non seulement d’obtenir la reconnaissance de ses pairs et de la hiérarchie, mais aussi de ne pas crouler sous le travail invisible. « Parfois les gens n’ont aucune idée de ce à quoi vous êtes débordé. Rendre visible ce travail permet par la suite de mieux distribuer ces missions et de ne pas systématiquement endosser les mêmes charges », conseille Laetitia Vitaud.
4. Hiérarchiser et répartir son temps
Prendre part au théâtre de la productivité étant un travail en soi, pourquoi ne pas conscientiser la nécessité de rendre plus visible certaines tâches et y allouer un certain temps. Pour ne pas finir noyé sous le travail et la promotion de celui-ci sans perdre de vue ses objectifs, intégrer la partie « visibilité » à la tâche peut être une solution. « Dans un monde où une grande partie du travail a une dimension médiatique, y compris à l’intérieur d’une entreprise, il ne faut pas omettre de diffuser son travail. Quand on se demande ce qui est prioritaire, il faut intégrer la tâche de diffusion à la tâche qui est à priori essentielle. Sans la diffusion, certains métiers n’existent pas », détaille Laetitia Vitaud.
Le théâtre de la productivité n’est pas nécessairement une tare et selon les environnements professionnels, il faut simplement accepter de jouer avec les codes de l’entreprise pour être visible. Cependant, la responsabilité incombe aussi au management, qui peut éviter aux salariés d’être sans cesse dans la surenchère et la quête de visibilité. Comment ? En favorisant une culture d’entreprise justement moins théâtrale, où les personnes qui occupent le devant de la scène ne sont pas nécessairement les plus reconnues pour leurs compétences et la valeur qu’elles créent. « Expliciter clairement ce qui a besoin d’être dit et fait permet d’éviter aux salariés de toujours faire plus qu’il ne leur est demandé », détaille Laetitia Vitaud. Selon elle, le management a aussi un rôle à jouer quant au sentiment de sécurité affective des salariés : « Si une personne se sent en sécurité et valorisée par ses collègues et par la hiérarchie, elle ne ressent pas le besoin de jouer un rôle pour attirer l’attention. »
Article édité par Mélissa Darré, photo Thomas Decamps pour WTTJ
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