Stop les process : « Au taf, je ne suis jamais aussi efficace que dans le chaos »
24 oct. 2024
5min
Pour notre diptyque de témoignages consacrés aux « pro » et aux « anti » process professionnels, nous tendons le micro à Yannis, 34 ans. Électron libre pur jus, cet attaché de presse aux multiples casquettes le canonne avec force : les méthodologies rigides qu’imposent les entreprises « brident » les performances plus qu’elles ne les dopent. Coup de gueule.
« Être partout à la fois, c’est être nul part. » Voilà la petite phrase assassine qu’on m’a régulièrement asséné, pour bêcher mon approche du travail - mais sans jamais faire mouche. Oui, je suis éparpillé. Bien sûr, mon emploi du temps n’a jamais été réglé comme du papier à musique. Et après ?
Actuellement, je jongle entre une activité d’attaché de presse, d’enseignant en école de communication et de conférencier. Sans oublier mon projet de podcast, que j’espère faire aboutir d’ici peu. Quand on slalome comme moi entre autant d’occupations, pas question d’être pris de vertige à la perspective du « chaos organisationnel ». Plus encore : il faut apprendre à s’y mouvoir comme s’il s’agissait d’un environnement naturel. Et y puiser les ressources pour donner le meilleur de soi-même.
« Ma présentation a beau être la plus convaincante, on m’accuse d’avoir une personnalité “trop forte”, comme s’il s’agissait d’une tare »
Certains diront que seuls les « originaux » peuvent se passer de contraintes dans la sphère pro. Et peut-être est-ce vrai. Après tout, j’ai toujours été animé par une forme d’hyperactivité. Le genre de profil touche à tout qui fait mauvais ménage au contact de cadres conventionnels. Durant mes études déjà, je souffrais que les enseignants cherchent systématiquement à nous fondre dans un moule unique. Comme s’il fallait d’urgence gommer chacune de nos singularités pour inculquer la « bonne » - et supposément unique… - manière de faire. Mais à quel prix ? Fatalement, notre créativité était crevée dans l’œuf. La faute à une logique de « marche forcée » que j’ai malheureusement, plus tard, recroisée à plusieurs reprises dans mon parcours professionnel.
D’abord étudiant en finance, j’ai découvert le métier d’attaché de presse à l’occasion d’un stage de terrain. Ça a été le coup de cœur. J’ai lâché mon cursus et je me suis lancé à corps perdu vers cette nouvelle aventure. Sans regard en arrière, et en autodidacte. Mais alors que j’espérais y trouver l’opportunité rêvée pour répondre à toutes mes aspirations de challenge intellectuel, l’arrivée en agence m’a fait l’effet d’une douche froide. Rapidement, ma hiérarchie a voulu m’imposer une procédure à suivre. Pour le contact client, le suivi des dossiers, les relances… Cette méthodologie à laquelle devaient impérativement adhérer mes collègues m’est spontanément apparue comme un prêt-à-penser intellectuel : « Surtout, ne réfléchissez pas par vos propres moyens, vous risqueriez de vous blesser ! » À ma grande déconvenue, il était exclu d’inventer de nouvelles manières de répondre à telle ou telle problématique. Le mot d’ordre ? Suivre en bon soldat un process gravé dans le marbre. En somme, c’était : marche dans les clous, ou prend la porte.
Avant même d’en prendre pleinement conscience, j’étais devenu un simple exécutant. Sorte de robot qui suivait docilement les directives, et devait encaisser en silence les recadrages et rappel à l’ordre des supérieurs lorsque j’osais un timide pas de côté. Pourtant, dans l’objectif que chaque proposition réponde parfaitement aux spécificités du besoin client, il fallait bien que je fasse preuve d’inventivité. Comment faire du sur-mesure sans marge de manœuvre ? Tout ça frisait le non-sens. Et j’allais bientôt faire un pas de plus en Absurdistan. Après avoir quitté l’agence dans laquelle mon sentiment de frustration avait fini par prendre le pas sur tout le reste, j’ai amorcé une recherche d’emploi. Puis décrocher un entretien durant lequel il m’a été demandé d’imaginer une présentation client. Le bilan du RH ? « Votre proposition est de loin la meilleure que nous ayons reçue dans le cadre de notre phase de recrutement, mais nous craignons que vous ayez une personnalité trop forte. À la fois pour notre agence, et pour notre carnet d’adresse. » À croire que mon « originalité » leur a fait craindre la faillite. Merci, au revoir.
Un saut dans le vide
Cette remarque a été la goutte de trop. La preuve irréfutable que le formalisme des agences était contre-productif m’a frappé avec la force et l’évidence d’une gifle à la figure. Quelle option me restait-il ? Baisser les bras et abandonner ce métier dans lequel j’avais placé tant de rêves ? Certainement pas. Convaincu que ma « marginalité » était une force plutôt qu’un boulet, je suis passé à mon compte. Ça a été une bouffée d’air. Mais dire que j’ai d’emblée pris mes marques dans cette nouvelle configuration serait mentir. Exercer son activité professionnelle à sa façon, sans regard extérieur ni modèle-type qui sert de repère, revient à marcher en funambule. Alors bien sûr, il y a la fièvre des stimulations intellectuelles. Les projets qui se multiplient, la pression qui fait grimper l’adrénaline. Et puis le plaisir de se confronter à un challenge sans cesse renouvelé, nourri par le fait de devoir trouver, en soi-même seul, la réponse adéquate aux demandes clients. Tout ça est grisant. Mais avancer sur la corde raide, c’est aussi risquer de chuter.
En l’absence de cadre de travail « normé », j’ai outrepassé mes limites. Il y a eu plusieurs grands sacrifices. La vie sociale reléguée au second-plan, les petits plaisirs qui passent à la trappe et plusieurs burn-out. Trop heureux de pouvoir - enfin ! - accomplir des tâches en totale autonomie, je me suis oublié. Aux moments les plus éprouvants, j’avoue même avoir songé à rétropédaler en retournant en agence. Y décrocher un CDI m’aurait offert un quotidien allégé, une porte de sortie, en somme. Mais je me devais l’honnêteté : aussi sécurisant soit-il, ce cadre aurait rapidement fini par me paraître… terriblement ennuyeux, et conformiste. Alors j’ai remis le pied à l’étrier, en solitaire. Et pour ne plus être submergé, j’ai créé mes propres gardes-fous grâce à des rituels de veille, une rigueur d’anticipation, l’usage de l’intelligence artificielle pour m’épargner certaines tâches… Aussi et surtout : j’ai réajusté la balance entre vie privée et activité professionnelle, en accordant plus de temps aux loisirs.
« Les jeunes générations ont besoin de s’émanciper des process consacrés pour prendre leur envol »
J’ai bien conscience que, même avec plusieurs filets de sauvetage, je ne pourrai pas encaisser ce rythme ad vitam aeternam. Ce serait tirer sur la corde à nouveau. Et puis, paradoxalement, je sais que je finirai par me lasser du tumulte que j’ai pourtant sciemment adopté afin de ne pas m’installer dans la routine. Alors je cultive le lointain projet d’ouvrir une boutique de décoration-design en région, loin du tohu-bohu de Paris dans lequel j’évolue actuellement. Mais pour l’heure, je savoure.
D’un mot : je n’ai jamais été aussi stimulé, ni aussi performant, qu’en abandonnant le formalisme arbitraire que les agences ont si longtemps tenté de m’imposer. Le choix d’une méthode de travail « non-orthodoxe » est toujours apparue, aux yeux de mes homologues, comme l’augure d’un nécessaire naufrage professionnel. Pourtant, c’est précisément grâce à cette hérésie que je me suis fait un nom. De sorte que j’ai désormais l’intime conviction que les sociétés se tirent une balle dans le pied en témoignant d’un tel manque de confiance envers leurs employés, qu’elles musèlent. D’ailleurs, comment ne pas y voir une forme d’infantilisation ? Au fond, les managers restent perchés sur les cimes de leur pseudo-certitudes. Et répètent à l’envi aux salariés qui tenteraient un pas de côté : « Arrêtez-vous là, nous savons mieux que vous ». De sorte que les personnes désireuses de faire vivre leurs idées sont condamnées à le faire… en dehors du salariat ! Et en s’exposant à la précarité, ainsi qu’au risque de surcharge mentale, qu’implique le statut de freelance.
Soyons clairs : il y a urgence à ce que les hiérarchies accordent du crédit à leurs employés. Tout simplement parce que c’est à cette seule condition qu’ils pourront déployer leur plein potentiel. Voilà l’une des idée-phare que j’essaie de transmettre à mes élèves en études supérieures de communication. Afin de ne pas museler leur créativité comme on a muselé la mienne dans le monde de l’entreprise, j’encourage leur pas de côté vis-à-vis du « canon » méthodologique. Peut-être qu’en valorisant cette audace dès maintenant, une fois en poste, ils trouveront en eux les ressources pour sortir de l’anonymisation qu’implique parfois le salariat et oseront défendre leurs idées propres… jusqu’à devenir les innovateurs de demain ?
Article écrit par Antonin Gratien et édité par Gabrielle Predko et Camille Perdriaud ; photo de Thomas Decamps.
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