Vous travaillez à l'aide de l'IA ? Attention à ne pas vous « endormir au volant » !
25 juil. 2024
6min
Si une bonne utilisation de l’IA booste notre créativité et nous fait gagner du temps, Benoît Raphaël, journaliste et auteur spécialisé dans les usages de l’intelligence artificielle nous met en garde : si vous utilisez ChatGPT au bureau, « attention à ne pas vous endormir au volant ». Conseils d’expert pour devenir un cyborg performant.
Selon un rapport de l’Université de Stanford, 55% des entreprises intègrent désormais l’IA dans leurs activités (contre 50% en 2022 et 20% en 2017). De quelles IA parle-t-on ?
Il s’agit des IA génératives comme ChatGPT, Dall-E ou Mid Journey pour les plus populaires, qui permettent de générer des textes, des images, des vidéos ou des codes à partir d’une demande textuelle humaine.
On nous présente l’IA comme LA révolution des entreprises, que représente vraiment ce phénomène dans le cadre professionnel en France ?
Un baromètre IFOP d’avril 2024 montre une appétence d’usage dans le cadre du travail, avec 48% d’utilisateurs qui considèrent que leur entreprise les encourage dans cet usage. Ils sont 36% à en informer leurs supérieurs hiérarchiques, et estiment gagner 38% de productivité et d’efficacité. Enfin, 83% des étudiants auraient appris à réduire leur temps de travail grâce à l’IA ! Elle est surtout utilisée dans du travail créatif, de l’analyse de texte, de la synthèse de documents, sans oublier la transformation du texte en FALC (facile à lire et à comprendre) qui permet de rendre l’information plus simple et plus claire notamment pour les personnes en situation de handicap, dyslexiques, âgées ou encore maîtrisant mal la langue française. Avec chatGPT et son concurrent Claude 3, il s’agit principalement de génération d’images et de textes pour écrire un article, répondre à un mail, faire la synthèse d’un rapport, ou aider à préparer une présentation.
Si l’IA gagne du terrain dans nos vies pro, existe-t-il des risques à trop l’utiliser ?
Quand il n’a pas accès à l’intégralité d’un article, ChatGPT remplace avec n’importe quoi, il invente. Les ingénieurs en intelligence artificielle disent que Chat GPT « hallucine ». C’est même pire que ça, elle peut parfois devenir une machine à raconter du bullshit. C’est un défaut structurel des IA génératives. Perplexity, un concurrent de Google qui monte en flèche, tente de gommer ces erreurs en se montrant plus précis et en apportant des réponses sourcées.
La « tentation du bouton », c’est-à-dire de laisser faire l’IA à notre place, est-elle un réel phénomène dans le monde du travail ?
Quand vous savez qu’en appuyant sur un bouton vous pouvez obtenir un résultat instantané, sans effort, et potentiellement meilleur que ce que vous auriez pu faire, la tentation est grande. C’est d’autant plus problématique si on ne prend même pas le temps de vérifier les résultats.
L’IA générative est-elle fiable ?
Il faut détruire le mythe selon lequel l’IA, hyper logique, ne se trompe jamais. Elle fait des erreurs dans environ 20% des cas, et n’a pas de logique : elle fonctionne avec des analyses littéraires mais ne fait pas de calculs comme on pourrait le penser. Elle est dans l’imitation du comportement humain et se révèle être très réactive aux émotions. Une étude canadienne a même relevé 60% d’erreurs dans le domaine médical, avec 70% de citations fabriquées. L’IA absorbe et modélise des réseaux entraînés sur des textes, reprenant des styles d’auteurs, des thèses scientifiques, mais aussi de simples réflexions sur des forums. Une IA aura un meilleur fonctionnement cognitif, en fonction de ce que vous lui demandez (précisions, sources, détails), dans l’imitation de motifs d’intelligence humaine. C’est en cela qu’on peut la qualifier d’intelligence. Mais elle n’a évidemment ni émotion, ni personnalité.
Alors comment travailler avec l’IA ?
Il faut développer ce que des chercheurs de l’université d’Harvard, du MIT et de l’Université de Pennsylvanie ont défini comme de la « vigilance » dans une étude publiée en septembre 2023. Ils ont mené une expérience auprès de consultants d’un cabinet de conseil en gestion d’envergure mondiale. Pour chacune des tâches qui leur étaient confiées, ceux qui ont utilisé ChatGPT4 ont non seulement effectué une moyenne de 12,2% de tâches en plus et ceci, 25% plus rapidement, mais aussi avec une qualité de réponses supérieure de 40%. Toutefois, pour une tâche sélectionnée en dehors de la frontière où les consultants devaient proposer des recommandations stratégiques concrètes au CEO d’une entreprise fictive, les meilleures solutions étaient apportées par ceux n’utilisant pas l’IA (+19%). Plus l’IA nous paraît « puissante », moins nous sommes vigilants, et plus le taux d’erreur de nos productions augmente. C’est un phénomène baptisé « s’endormir au volant », qui guette les utilisateurs trop confiants.
Comment rester vigilants ?
Il faut travailler comme un « cyborg » et non comme un « centaure », expliquent les auteurs de cette étude. Le centaure, c’est par exemple une petite entreprise sans collaborateurs qui va utiliser ChatGPT pour déléguer systématiquement l’analyse de données dans une confiance aveugle. Or l’IA répète les erreurs et les multiplie. Dans l’approche cyborg, on est en immersion, en osmose avec l’IA, en l’utilisant à chaque étape de son activité, mais en gardant les dernière phases de vérification, l’écriture ou l’editing pour soi-même. C’est tout simplement du management d’IA, avec des points de contrôle. Par analogie, on peut considérer cet outil comme comme un stagiaire à la tête bien faite, qui, sans expérience, recrache ce qu’il a appris. Quand vous avez une équipe de stagiaires, vous ne leur déléguez pas tout le travail ! Il est donc indispensable de remettre de l’intelligence dans l’IA. Si vous donnez une bonne instruction, des documents vérifiés et que vous connaissez le sujet, votre gain de temps sur le premier jet du contenu peut être d’une heure sur trois heures de travail initial.
Quelles sont les règles d’or pour devenir un « cyborg » performant selon vous ?
Il s’agit d’abord de comprendre le fonctionnement “alien” de l’IA qui ne “réfléchit” pas comme un humain et surtout de garder l’humain dans la boucle pour s’éviter des erreurs, biais et clichés. En termes de créativité, elle sera plus qualitative si elle ne travaille pas toute seule, et nous, elle nous permet de sortir de notre bulle et de prendre du recul sur notre travail.
Donc si l’IA rend moins vigilant elle ne rend pas moins intelligent selon vous ?
Non car elle libère du temps de cerveau, nous permettant de nous décharger pour nous concentrer sur du travail profond et trouver des idées. Je suis optimiste car je vois dans l’IA générative l’équivalent des créateurs de contenus qui ont émergé sur internet, les blogueurs, les youtubeurs. Aujourd’hui, leurs techniques narratives novatrices à l’époque ont été intégrées au journalisme, au marketing. On l’a vu via les réseaux sociaux ou les jeux vidéos en ligne, cela a créé aussi un empowerment, notamment pour les femmes, détachées du monde de l’entreprise “classique”. L’IA peut permettre à une jeune fille de 18 ans qui vit à la campagne, sans argent, d’émerger comme nouvelle entrepreneure. Car l’autre révolution de l’IA, au-delà de la visibilité et de la recherche d’informations, c’est l’accès à l’expertise.
Vos pratiques et recherches sur l’IA vous incitent à évoquer un métier émergent : manager d’IA. De quoi s’agit-il ?
Apprendre à travailler avec l’IA est en effet une nouvelle compétence à développer, car les modèles de langage sont plus efficaces quand on les spécialise, selon les tâches. Quand vous donnez une instruction et que vous n’êtes pas clair, la réponse ne sera pas claire. Ce management consiste à apprendre à structurer son esprit, sa méthode, sa collaboration avec la machine.
À quoi ressemblera le monde du travail intégrant l’IA dans quelques années ?
L’IA va permettre de développer les compétences souples (soft skills), se concentrer sur du travail profond, comme la résolution d’un problème sans être dérangé par un mail ou un SMS dont on confie la réponse à une IA, et gagner ainsi en valeur. Nos modes de vie ne permettent plus à notre cerveau d’être armé pour travailler en profondeur, l’IA pourra à la fois nous libérer du temps, et nous permettre de nous concentrer sur la créativité. Tout ça est encore exploratoire, tant qu’on n’a pas identifié la « jagged frontier » (qu’on traduit par frontière irrégulière), c’est à dire ce qu’on délègue ou pas à l’IA, et à quel moment on reprend la main. Cela dépend du métier, du niveau d’expertise et du niveau de “prompting”. Mais aussi d’un calcul « bénéfice - risque » sur le temps gagné versus le risque d’erreur.
Il y a une zone que vous vous interdisez personnellement ?
Oui, il y a en a même plusieurs. Écrire un contenu sans s’appuyer préalablement sur des notes solides et vérifiées, c’est risquer de diffuser des fausses infos ou de polluer le web. Pour trouver des citations, l’IA se trompe presque tout le temps. À de rares exceptions, je me refuse à automatiser la production de contenus, avec un outil comme Zapier par exemple. Pour toute tâche complexe, qui nécessite plusieurs opérations, il est préférable de les lancer une par une.
Le PDG de Zoom, Eric Yuan, a fait le buzz le mois dernier en annonçant réfléchir à générer des avatars pour animer nos réunions. On tombe dans l’absurdité la plus totale ?
Cela a permis de soulever une question intéressante, celle de l’utilité d’une réunion si tous les membres se révèlent finalement être des avatars. Ce qui pourrait nous libérer de tâches chronophages. Faire travailler les IA entre elles avec une méthode automatisée, comme une intelligence collective, est aussi une possibilité. On n’y est pas encore… Pour le moment, sur Teams et Zoom, un robot peut nous faire un résumé des propos déjà tenus en cas d’arrivée en retard. Et c’est bien pratique !
Article écrit par Caroline Douteau, édité par Manuel Avenel, photographie par Thomas Decamps.
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