Entre quête de sens et stabilité : la crise nous force-t-elle à choisir ?

10 nov. 2020

7min

Entre quête de sens et stabilité : la crise nous force-t-elle à choisir ?
auteur.e
Coline de Silans

Journaliste indépendante

56 jours de mise à l’arrêt de l’économie au printemps, et un deuxième confinement de fin de l’année, voilà ce qui laisse du temps, beaucoup de temps, pour réfléchir à l’intérêt de son travail. Face à l’implication du personnel soignant et à l’utilité sociale des métiers en première ligne, nombreux sont ceux qui remettent en question le sens de leur travail, en arrivant parfois, si ce n’est souvent, à la conclusion qu’il n’en a pas vraiment. Dans ce contexte, les envies d’ailleurs se font de plus en plus pressantes. D’autres, dont les emplois n’ont pas survécu à la première vague ou qui se trouvaient déjà en recherche d’emploi avant mars, vont devoir concilier leurs aspirations avec les nouvelles exigences des secteurs qui recrutent encore. Mais ces envies tiendront-elles face à la réalité d’un marché de l’emploi asphyxié ?

Entre quête de sens, crainte de perdre son emploi et impératifs financiers, comment s’y retrouver ? Est-on prêt à mettre entre parenthèses nos projets, et à faire plus de concessions, par peur de ne pas trouver mieux ailleurs ? Pour tenter d’y voir plus clair, nous avons interviewé des experts du monde du travail, et sondé des salariés, tiraillés entre aspirations professionnelles et sentiment d’insécurité.

Une quête de sens qui se heurte à la réalité du marché

Si les tentations d’opérer une reconversion professionnelle sont nombreuses dans le contexte actuel, il semblerait toutefois que la réalité du marché de l’emploi reste un facteur limitant pour beaucoup de travailleurs. Selon une étude du site de recherche d’emploi Glassdoor, menée auprès de plus de 1000 salariés français, 39% des répondants craignent en effet de perdre leur emploi à cause de la crise sanitaire. Une insécurité qui touche en premier lieu les plus vulnérables, à savoir les jeunes, avec 50% des 16-24 ans qui redoutent de perdre leur job.

Face à cette crainte, il semblerait que la plupart revoit leurs objectifs et privilégie la pérennisation de leur emploi, quitte à remettre à plus tard d’éventuels projets de changements. C’est le constat que fait Evelyne Stawicki, coach certifiée et psychologue du travail : « Les premiers retours que j’ai sont plutôt autour de la prudence : les gens se disent que ce n’est peut-être pas le moment de changer, tous les CDD sont annulés, les intérims aussi… les options se réduisent, ils préfèrent attendre de voir comment le marché va évoluer ».

Guillaume, data analyst de 32 ans, partage cet avis : « Cela fait un bout de temps que j’ai envie de changer de boulot, mais je ne me vois pas quitter mon poste actuel, je sais que j’aurai trop de mal à trouver ailleurs… Sans la crise, je serais probablement déjà parti, mais là, avec le contexte, les offres se font rares et je préfère partir en étant sûr d’avoir autre chose. » Une situation qui peut être génératrice de mal-être, selon Koorosh Massoudi, maître de conférences à l’Université de Lausanne et à l’Institut de Psychologie, surtout si elle n’a pas de durée déterminée : « En situation de crise, on tient le coup seulement si on sait qu’il va y avoir une issue, si on sait combien de temps la situation va durer. Or, aujourd’hui, ce n’est pas le cas, et cette perte de repères peut mener à l’épuisement ».

« En situation de crise, on tient le coup seulement si on sait qu’il va y avoir une issue » - Koorosh Massoudi, chercheur en psychologie

Des renoncements qui peuvent provoquer des risques psycho-sociaux plus élevés

Parce que la sortie de crise est encore difficilement prévisible, ceux qui feront le choix de “tenir” dans des emplois qui ne leur conviennent plus risquent donc d’être mis à rude épreuve. « Ce que l’on observe actuellement dans nos études, c’est que la sous-stimulation au travail mène aux mêmes effets que la sur-stimulation, c’est-à-dire au burn-out. Les salariés vont vers une sorte d’épuisement, explique le chercheur. Cela passe par un cynisme sur leur travail, sur leurs compétences, un désengagement… » Ainsi, pour ceux chez qui le confinement fait germer des idées de reconversion, mais qui se voient obligés de mettre entre parenthèses leurs aspirations, le retour à la réalité peut s’avérer bien difficile. « Ce qui sauve l’être humain de la souffrance, c’est l’action, analyse Evelyne Stawicki. Ceux qui se mettront en mouvement vont s’en sortir, mais celles et ceux qui vont se paralyser vont rentrer dans un système de risques psycho-sociaux plus élevés. »

Cependant, agir n’est pas donné à tout le monde. Encore faut-il avoir les ressources financières et psychologiques pour se lancer. « Ceux qui arrivaient avant la crise à avoir la confiance en eux, le capital social et financier nécessaires pour aborder une reconversion vont continuer à avoir cette possibilité, mais pour les autres ça sera encore plus compliqué, estime Koorosh Massoudi. La pression va donc se concentrer sur les groupes de travailleurs les plus précaires. »

Aussi, selon les profils, la prudence n’a pas le même goût. Tandis qu’elle est un choix mesuré pour certains, qui en profitent peut-être pour faire des bilans de compétences, ou affiner leurs envies pour postuler ailleurs plus tard, elle est une contrainte pour d’autres, qui se voient dans l’obligation non seulement de patienter, mais aussi de faire des concessions sur leurs conditions de travail, afin de pérenniser leur emploi.

« Ce qui sauve l’être humain de la souffrance, c’est l’action » - Evelyne Stawicki, coach et psychologue du travail

Une précarisation des conditions de travail

Selon l’étude de Glassdoor, 59% des répondants se disent en effet prêts à renoncer aux augmentations, et 55% aux primes pour préserver leur emploi. Plus alarmant encore, 38% se déclarent prêts à accepter un salaire plus bas pour conserver leur emploi. Une statistique qui grimpe à 45% chez les 16-24 ans. Des résultats inquiétants, qui montrent un risque important de la précarisation des conditions de travail.

Pour Alexander, 26 ans, les concessions passeront en premier lieu par la mise en sommeil de ses rêves de freelance : « Je venais de me lancer en freelance dans le monde de la voile. Cela fait plusieurs années que je fais de la production de contenus dans ce secteur en parallèle de mes études, mais avec la crise je vais devoir revoir mes priorités. Tout le secteur du sport est à l’arrêt pour l’instant, et je ne peux pas me permettre de faire une année blanche, alors j’ai décidé de postuler pour des boulots en agence de comm’, plus classiques. Il y a une certaine forme de désillusion car je vois mon idéal s’éloigner. »

Si lui n’a pas encore l’intention de revoir ses prétentions salariales à la baisse, plus les mois passent plus cette situation va apparaître, chez ceux qui cherchent un emploi, mais aussi chez ceux qui craignent de le perdre. Selon Evelyne Stawicki, « à partir du moment où il y a une recrudescence du chômage et un gel des embauches, les gens sont capables d’accepter tout et n’importe quoi pour conserver leur emploi. » Et pourtant, jouer sur cette crainte pour faire passer des mesures restrictives est loin d’être une bonne stratégie sur le long terme de la part des employeurs. « Dans beaucoup de cas, on pense que l’insécurité sert à l’entreprise parce que les travailleurs acceptent plus de choses, explique Koorosh Massoudi, or on sait désormais que l’insécurité diminue l’engagement, et nuit au contrat de loyauté employé/employeur. »

Ainsi, une entreprise qui utilise le climat d’insécurité pour dégrader les conditions de travail de ses employés aura bien du mal à conserver une bonne image sur le long terme.

« Il y a une certaine forme de désillusion car je vois mon idéal s’éloigner » Alexander, freelance dans le monde de la voile

Les employeurs, doivent au contraire, aider à une reprise en douceur, en essayant de comprendre les employés qui ont perdu de vue le sens de leur travail, et leur en redonner au plus vite. Sur ce point, Denis Pennel, auteur expert du marché du travail, est assez optimiste : « J’espère que dans les prochains mois, les entreprises vont mieux se rendre compte de la nécessité pour leurs employés de mieux concilier vie professionnelle et vie personnelle, et que cette crise aura changé la culture de management des entreprises, en les rendant plus souples. »

Mais si la crainte de perdre son emploi peut amener certains à accepter des conditions de travail plus précaires, celle-ci peut aussi permettre de s’émanciper d’une forme de prudence, et à tenter le tout pour le tout. C’est le cas de Pablo, 27 ans, qui a décidé de lâcher son boulot de commercial dans une régie publicitaire pour devenir professeur de Lettres, après le premier confinement.

La crainte de perdre son emploi comme moteur de changement

« J’étais commercial dans le secteur culturel, et nous avons été impactés de plein fouet par la crise, raconte-t-il. Ce revirement forcé m’a fait prendre conscience que je ne m’épanouissais plus dans mon travail, et que je n’avais plus besoin de gagner autant d’argent. J’ai donc demandé une rupture conventionnelle en juin, pour pouvoir reprendre des études en septembre et passer le CAPES l’année prochaine… »

Si la prudence est synonyme d’immobilisme ou de patience pour la majorité des travailleurs, pour d’autres, dont les emplois risquent de ne pas se remettre de la crise, elle peut être motrice d’actions immédiates. Il s’agit alors d’anticiper de futurs licenciements en prenant les devants, et si possible en se réinventant dans un travail qui a du sens. Pour ceux qui privilégieraient la patience, il n’est pas toujours question de renoncer à ses aspirations.

Trouver du sens ailleurs que dans son travail

Si ces celles-ci peuvent être remises à plus tard, une autre tendance émerge : celle de s’épanouir ailleurs que dans le travail, comme c’est le cas pour Géraldine, chef de projet éditorial. « Le premier confinement m’a fait prendre conscience que mon travail ne m’épanouissait plus, je ne me sentais pas utile aux autres. Je sais que le secteur de l’édition est en crise, alors je ne peux pas me permettre de perdre mon salaire maintenant. J’ai donc décidé de trouver du sens ailleurs, en m’investissant dans des associations, et en effectuant des missions de bénévolat sur mon temps libre. »

Pour Evelyne Stawicki, prendre des décisions mesurées est de toute façon recommandé dès que l’on remet en question le sens de son travail : « Je crois beaucoup à la politique des petits pas, explique la coach. Il faut commencer par faire le pas suivant, et, si possible, ne pas agir de façon inconsidérée, en plaquant tout du jour au lendemain. » Les bouleversements du monde du travail pourraient donc ainsi donner l’occasion d’amorcer des changements en douceur, en utilisant le temps libéré par le télétravail pour faire un bilan de compétences par exemple, ou en testant une autre activité. Selon Mathilde Forget, coach spécialisée dans les changements de carrière, « la crise peut aussi être une opportunité, parce qu’il y aura plus de jobs à temps partiel, ce qui peut permettre à certains de garder un revenu stable tout en ayant le temps de tester une autre activité en parallèle ». Quand à ceux qui, comme Géraldine, se retrouvent dans des postes qui ne les satisfont plus vraiment, cela peut être l’occasion de réfléchir à ce qui pourrait donner du sens à leurs vies ailleurs que dans le travail.

« J’aime imaginer que les gens, à travers cette crise, seront sortis grandis parce contrairement à ce que la culture occidentale a voulu nous faire croire, l’épanouissement ne passe pas nécessairement par le travail », philosophe Koorosh Massoudi. Être prudent, oui, mais en utilisant tous les outils à sa disposition pour rester épanouis, voilà un bel objectif pour ces prochains mois !

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Photo d’illustration by WTTJ

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