Heuristique d’affect : quand vos émotions vous poussent à l'erreur de jugement

14 sept. 2020

4min

Heuristique d’affect : quand vos émotions vous poussent  à l'erreur de jugement
auteur.e
Laetitia VitaudExpert du Lab

Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes

NOUS SOMMES TOUS BIAISÉS - C'est un fait : nous sommes tou·te·s victimes des biais cognitifs. Vous savez ces raccourcis de pensée de notre cerveau, faussement logiques, qui nous induisent en erreur dans nos décisions quotidiennes, et notamment au travail. Dans cette série, notre experte du Lab Laetitia Vitaud identifie les biais à l'œuvre afin de mieux comprendre comment ils affectent votre manière de travailler, recruter, manager... et vous livre ses précieux conseils pour y remédier.

Quelle est la différence entre une bonne et une mauvaise décision ? Vos émotions. Celles-ci, bien souvent, vous font faire de terribles erreurs au travail, passer à côté d’une affaire, mal comprendre un collègue ou embaucher un mauvais candidat, par exemple. Il s’agit d’un biais cognitif bien connu appelé « heuristique d’affect ». Il est normal que nos émotions influencent nos décisions. Après tout, nous ne sommes pas des robots ! Mais il est essentiel de neutraliser cette influence quand les émotions en question et l’état d’esprit qu’elles provoquent sont influencées par des événements qui n’ont rien à voir avec la décision elle-même, qu’elles sont hors sujet en somme. Comment nos émotions influencent-elles nos jugements ? Et comment faire en sorte de neutraliser celles qui ne sont pas pertinentes ? Voici quelques explications.

Nos émotions, source de raccourcis mentaux

En psychologie, une heuristique de jugement est une opération mentale rapide et intuitive — le mot vient du grec ancien eurisko (« je trouve »). Quand nous sommes pressés par le temps, peu motivés ou fatigués, nous nous reposons davantage sur notre mode de pensée rapide et instinctif. L’heuristique d’affect, c’est le raccourci mental qui nous permet de prendre des décisions et de résoudre des problèmes en utilisant nos émotions. Par exemple, si avant de prendre une décision de recrutement, vous voyez une photo d’un·e candidat·e avec un large sourire, la petite « émotion » provoquée aura une influence sur votre décision.

C’est un processus inconscient qui se produit à de nombreux moments de la journée. La plupart du temps, cela n’est d’ailleurs pas une mauvaise chose ! Il ne nous serait pas possible de passer par des réflexions lentes pour chaque décision qui doit être prise dans la journée. C’est ce qu’explique très bien Daniel Kahneman, prix Nobel d’économie, dans son livre Système 1 / Système 2 : Les deux vitesses de la pensée (Thinking, Fast and Slow, 2011) : le « Système 1 » est rapide, instinctif et émotionnel, tandis que le « Système 2 » est plus lent, réfléchi, contrôlé et logique.

L’heuristique d’affect fait l’objet de nombreux travaux depuis les années 1980, lorsque des chercheurs ont montré que les réactions affectives à des stimuli influencent la manière dont nous traitons l’information. En 1997 notamment, Piotr Winkielman, Robert Zajonc et Norbert Schwarz ont mené une étude pour mesurer la vitesse à laquelle un affect peut influencer une décision. En utilisant des images subliminales - ces images montrées si vite qu’elles sont perçues inconsciemment par les personnes qui les voient - ils ont montré à un groupe un polygone neutre, au deuxième groupe un visage souriant et au troisième un visage inquiet. Puis, ils ont montré à chacun un même idéogramme et leur ont demandé ce qu’ils en pensaient.

Résultat ? Le jugement de ces personnes a été nettement influencé par l’image subliminale. L’idéogramme a été jugé positivement par ceux qui ont vu un visage souriant, négativement par ceux qui ont vu un visage soucieux (et de manière neutre par ceux qui ont vu une figure géométrique)… sans même qu’ils en aient pris conscience !

Recrutement et management à la merci des émotions

Si les raccourcis mentaux et l’influence des émotions sur nos décisions sont normaux -et souvent bien utiles au quotidien-, ils peuvent devenir problématiques quand ils conduisent à des décisions et comportements risqués, inappropriés, inadéquats ou toxiques pour les individus eux-mêmes et ceux qui les entourent.

Dans les années 2000, on s’est intéressé au lien entre l’heuristique d’affect et la perception du risque. Quand quelque chose nous est plaisant, nous avons tendance à minimiser le risque qui y est associé. Les individus euphoriques sont plus audacieux et font des « paris improbables ». Dans le domaine financier, cela peut par exemple se traduire par des achats ou des ventes impulsifs en réaction à des émotions immédiates, au lieu d’une analyse rationnelle à long terme.

Ce n’est pas pour rien que l’on se préoccupe tant des biais cognitifs et de l’influence des émotions dans les domaines du recrutement et du management : ils peuvent en effet conduire au mieux à de l’inefficacité, au pire à de l’injustice. Les décisions de recrutement prises en fonction de l’état d’esprit du moment sont biaisées par des événements qui n’ont pas grand-chose à voir avec les qualités du candidat.

Si, par exemple, vous vous êtes disputé·e avec votre conjoint.e le matin d’un entretien, votre colère va rejaillir sur le/la candidat·e. Si il/elle a, par exemple, le malheur de ressembler à votre conjoint·e, sa candidature pourrait même en faire les frais ! C’est la même chose concernant les évaluations des salariés, et plus généralement de toutes les interactions entre managers et salariés.

Les solutions pour venir à bout de l’heuristique d’affect

Il est essentiel d’adopter des stratégies pour reposer essentiellement sur le « Système 2 » quand il s’agit des décisions de travail (notamment de recrutement et management). C’est ce qu’expliquent Liz Fosslien et Mollie West Duffy dans leur livre Le guide détendu des émotions au travail : « Vous ne devez jamais vous fier à votre instinct pour recruter ». « Si vous faites confiance à vos émotions pour prendre la décision d’embaucher quelqu’un ou non, vous finissez par engager des personnes avec qui vous vous sentez bien. »

Mais ce que l’on ressent quand on parle avec quelqu’un n’a pas grand-chose à voir avec les capacités de cette personne pour le poste concerné. Nous sommes trop biaisés pour baser nos décisions de recrutement sur nos émotions. Le plus important est donc d’essayer d’empêcher nos préjugés d’influencer nos décisions. Quand il s’agit de prendre une décision professionnelle, toutes les émotions n’ont pas la même valeur.

Pour cela, il existe au moins 3 moyens :

  • Apprenez à séparer le bon grain de l’ivraie en matière d’émotions : autrement dit, à distinguer clairement entre les émotions pertinentes des émotions hors sujet. La dispute que vous avez eue le matin de l’entretien engendre des émotions « hors sujet » qui ne doivent pas prendre le dessus. En revanche, l’inquiétude que vous inspire la remarque d’un·e candidat·e à propos d’un sujet lié au travail peut être « pertinente ». Si vous êtes en colère parce qu’il vous est arrivé quelque chose qui n’a rien à voir avec l’entretien d’embauche, ne prenez pas de décision. Il est prudent d’attendre avant de prendre une décision, ou de s’en remettre à un·e collègue, comme le ferait une personne en situation de conflit d’intérêt.

  • Structurez le processus de décision grâce à une grille de critères et des traces écrites : cela permettra d’atténuer les affects. Par exemple, structurez vos entretiens et gardez-en une trace écrite objectivable. L’entretien non-structuré est une conversation libre dont l’évaluation repose surtout sur des impressions subjectives. En revanche, un entretien structuré requiert une longue préparation (liste de questions et grille d’évaluation) qui permettra de mieux évaluer les candidat.e.s par la suite. Étudiez par exemple la « méthode A » de structuration des entretiens : Recrutement : connaissez-vous la méthode « A » ?

  • Adopter des petits rituels avant de prendre des décisions importantes : une promenade ou un moment de méditation peuvent aider à atténuer l’influence d’une émotion hors-sujet. Elle n’a évidemment rien de magique pour neutraliser les émotions, mais l’activité physique, en général, aide à « changer les idées ».

Article édité par Mélissa Darré, photo par Thomas Decamps.

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