Réfugiés : « Les entreprises gagneraient à les valoriser ! »
26 nov. 2020
8min
Communications & content manager
« Je ne veux pas abandonner mon métier. Fleuriste, ce n’est pas un travail, c’est un art ! » Le cri du cœur de Moustafa, réfugié kurde qui peine à trouver du travail en France, fait écho aux problématiques de centaines de milliers de personnes déplacées, souvent dans l’urgence et à contre-cœur. Face à une opinion publique globalement défavorable ou fataliste – selon une étude Ipsos, 43% des Français jugent légitime qu’un réfugié soit accueilli pour fuir une guerre ou des persécutions, et 18% estiment que les réfugiés nouvellement accueillis s’adapteront à la société française –, un mouvement s’organise. Des organismes d’État tels que l’Ofpra et bon nombre d’associations ou entreprises à impact parmi lesquelles Techfugees, each One, Singa… s’engagent pour donner à ces femmes et ces hommes l’opportunité de faire fleurir leurs talents en France.
Alors, qui sont les réfugiés en France ? Et surtout, comment expliquer leurs difficultés à s’insérer sur le marché du travail ? Nous avons rencontré deux réfugiés, Moustafa et Manar, et ceux qui leur tendent la main, pour mieux comprendre la situation.
Portrait des réfugiés en France
L’Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides (OFPRA) publie chaque année son rapport d’activité. Sans surprise, en 2019, l’organisme gouvernemental a constaté une hausse des demandes d’asile de 7,4% par rapport à 2018. Différence notable, cependant : depuis 2015, la France serait progressivement devenue le pays de prédilection des réfugiés en Europe. Le nombre de demandes d’asile françaises a, pour la première fois, dépassé celles faites en Allemagne.
Mais derrière ces chiffres nébuleux, ce sont des milliers d’individus qui viennent de loin et ont souvent vécu plusieurs vies avant d’arriver en France. Moustafa a une quarantaine d’années et il est Kurde. Il a posé le pied sur sol français en mars 2017, après un long périple pour fuir son pays en guerre. « Nous sommes arrivés, avec ma mère et mes frères, par la Grèce, nous raconte-t-il. La frontière vers l’Europe était fermée. Les autorités avaient créé un programme de relocalisation des réfugiés. J’ai donc postulé pour 8 pays, mais je ne pouvais pas savoir où j’allais être accepté, ni si j’allais être accepté quelque part… C’était stressant. Finalement, j’ai été sélectionné par l’ambassade de France. » Manar est irakienne. Obligée de fuir son pays suite à l’enlèvement de son mari (finalement relâché de justesse grâce à la vente des biens de sa famille qui a servi à payer la rançon), elle a habité 12 ans en Jordanie avant d’arriver en France, en 2016. « Avec ma famille, nous avons rencontré beaucoup d’obstacles pour passer la frontière entre l’Irak et la Jordanie, se souvient-elle. Une fois sur place, nous avons dû travailler au noir. Je suis médecin et mon mari dentiste. Malheureusement, il n’y a pas de correspondance de diplômes en Jordanie, on était donc coincés. C’était dur, on n’avait plus rien. Mais, d’un autre côté on était ensemble et vivants. Nos filles ont bien compris que c’était l’essentiel. Un jour, on a voulu arrêter, on désirait plus que tout avoir une carte de séjour… On a finalement demandé l’asile politique en France et qui nous l’a accordé en décembre 2016. C’était un grand soulagement. »
Kurdistan, Irak… Selon l’Ofpra, les demandeurs d’asile sont, en 2019, majoritairement originaires du Moyen-Orient, mais aussi d’Europe de l’Est et d’Afrique. « L’Afghanistan est le premier pays de provenance des demandeurs d’asile » suivi par « l’Albanie et la Géorgie » puis, sur le continent africain, par : « la Guinée, la Côte d’Ivoire et la République démocratique du Congo », précise le rapport.
Comment expliquer la difficile insertion professionnelle des réfugiés ?
Côté emploi, bien qu’ils aient pour beaucoup des compétences à offrir et des expériences à faire valoir, de nombreux réfugiés vivent un véritable parcours du combattant pour s’intégrer professionnellement. L’étude gouvernementale Elipa 2 nous apprend que parmi la population générale d’immigrés, les réfugiés sont les moins intégrés professionnellement. En 2019, le taux de chômage des réfugiés s’élevait à 34%, contre 19% pour les autres populations immigrées, c’est-à-dire les primo-arrivants venus notamment du Maghreb, d’Asie et d’Europe de l’est.
Les méandres administratives
Pour Moustafa, les débuts en France ont été si laborieux qu’il a failli repartir en Grèce. « Ma carte de séjour a mis neuf mois à arriver, au lieu de deux ou trois mois généralement. J’attendais, j’attendais… Je cherchais à travailler, mais ce n’était pas autorisé sans le précieux sésame. Je touchais 200 euros par mois. Après 10 mois, j’ai enfin eu ma carte de séjour et tout a changé. Ça m’a tranquillisé. J’ai pu étudier le français avec each One (ex-Wintegreat) et travailler mon projet professionnel », raconte le jeune homme avec émotion.
Selon l’OFPRA, le délai médian de traitement des dossiers était de trois mois et demi en 2019, et le délai moyen de délivrance des premiers actes d’état civil de près de six mois. Soit quasiment 10 mois d’attente, sans pouvoir être embauché. Et malheureusement, les difficultés ne s’arrêtent pas là. Pour Olivier Gainon, chef d’entreprise, les démarches administratives sont également « très compliquées pour les salariés qui travaillent déjà. » Ce patron a dû batailler pour renouveler le titre de séjour d’un des meilleurs éléments de son entreprise.
La barrière de la langue
À ces galères administratives s’ajoutent les galères linguistiques, qui touchent tout particulièrement les réfugiés. Une étude gouvernementale publiée en 2015 a démontré que les réfugiés avaient plus de difficultés linguistiques que les autres immigrés, ces derniers plus nombreux à être francophones (41% d’entre eux sont nés au Maghreb). À l’époque, seuls 59 % des réfugiés démontraient un bon niveau d’aisance en Français, contre 71% chez les immigrés.
Manar, arrivée d’Irak parlait couramment l’arabe et l’anglais, mais réussir à se faire comprendre a été un vrai calvaire, en particulier dans le cadre professionnel. « Quand j’ai repassé mon concours de médecine, en France, je faisais beaucoup de fautes, parce que je ne parlais la langue que depuis un an. Certains examinateurs étaient compréhensifs, d’autres pas du tout… Côté langue, ma famille et moi, sommes partis de zéro ! Même pour mes deux filles à l’école, ça a été très difficile. Elles ne pouvaient pas parler avec les copains et copines. En 7 mois, on a appris à parler le français et on a passé le test de niveau européen B2. À présent, mes filles se sont intégrées. De mon côté, je suis très à l’aise au travail aujourd’hui. J’ai de bonnes relations avec mes collègues. Mais, on a dû énormément travailler. »
Un vécu parfois lourd à porter
L’expression “se réfugier” implique une notion de vitesse et de violence qui fait écho à l’expérience de nombreux demandeurs d’asile politique. Ceux-là qui quittent leur pays précipitamment, non par choix mais par nécessité vitale, parfois après avoir reçu des menaces, connu un enlèvement, ou subi des sévices psychologiques ou physiques. Sans prise en charge médicale et psychologique appropriée, ces expériences traumatisantes sont également un facteur non négligeable de difficultés à se projeter dans un emploi et à en trouver un.
Outre ces problèmes administratifs, linguistiques et d’ordre physique ou psychologique, les diplômes restent importants pour de nombreuses entreprises en France… Et les employeurs sont parfois peu enclins à recruter un autodidacte plutôt qu’un diplômé d’une école, faculté française ou d’une institution internationalement reconnue.
L’absence de diplômes ou d’équivalences
Selon un rapport gouvernemental de 2015, les réfugiés seraient statistiquement les moins diplômés des immigrés. « Les réfugiés sont un peu plus souvent sans diplôme et moins souvent diplômés du supérieur. Un réfugié sur quatre n’a aucun diplôme et seulement 23 % ont plus d’un bac +2, contre 33 % des autres immigrés. » Des chiffres ne jouent pas en la faveur de l’employabilité des réfugiés.
Manar et son mari ont mobilisé toute leur énergie pour obtenir l’équivalence de leurs diplômes de médecin et de dentiste en France. « Notre objectif, c’était de reconstruire notre vie ici, de travailler, d’obtenir la nationalité. On a tout fait pour. Pendant des mois, on a travaillé plus de 20 heures par jour pour réussir nos examens. Forcément, on devait travailler deux fois plus que les francophones. Et on a réussi tous les deux. Pour ma part, j’ai eu 17/20 et je suis arrivée 4ème du concours, devant de nombreux Français et immigrés francophones. C’est une grande fierté. »
Mais cela ne se passe pas toujours ainsi. Parfois, aucune équivalence n’existe. C’est le cas de Moustafa et de son diplôme de fleuriste du Kurdistan. Il a pourtant bien des années d’expérience, mais se trouve dans une impasse : « J’ai rencontré une fleuriste qui voulait me proposer un stage chez elle. Mais je ne pouvais pas car je n’ai pas de convention. Je projette maintenant de faire un CAP fleuriste, mais là encore, la barrière de la langue et le fait de ne pas avoir de diplôme français sont de vrais problèmes. »
Les réfugiés doivent donc faire preuve d’une détermination et d’un courage exemplaire pour s’intégrer dans le marché du travail, c’est d’ailleurs ce qui en font d’excellents candidats. Pour autant, leurs difficultés doivent-elles rester une fatalité ? Ce n’est pas l’avis de Théo Scubla, fondateur de each One (ex Wintegreat), entreprise sociale mettant en œuvre des programmes d’accompagnement, de formation et de recrutement destinés aux personnes réfugiées.
Les réfugiés en entreprise : une opportunité “gagnant-gagnant”
Pour cet entrepreneur social, cette population représente une richesse professionnelle sous-exploitée. « Nos initiatives partent du constat d’un gâchis de talent. Le potentiel des personnes réfugiées est loin d’être valorisé à sa juste valeur. Elles ne trouvent pas de travail à la hauteur de leurs attentes : selon les sources officielles, 81% d’entre elles sont déclassées dans leur travail ! Pourtant, intégrer correctement ces personnes, qui ont des compétences et des qualités humaines précieuses, est une opportunité de création de valeur formidable pour notre société », raconte-t-il avec passion. Pour remédier à la situation, Théo et son équipe travaillent sur les deux faces du problème.
D’abord, une aide est apportée à chaque personne admise dans le programme de son organisation. « Concrètement, on a mobilisé des grandes écoles, des universités, des professionnels et des étudiants autour d’un programme de formation qui valorise le potentiel des réfugiés pour qu’ils puissent construire leur projet », explicite-t-il. « On accompagne chaque personne à apprendre la langue, développer des soft-skills indispensables pour intégrer le marché du travail mais aussi à accéder à un réseau professionnel et à travailler sur leur projet de carrière. Cela passe par vingt heures par semaine d’acclimatation au marché du travail français : savoir communiquer et connaître les codes pour évoluer dans ce nouvel environnement », détaille le jeune entrepreneur. Selon la personne accompagnée, le programme s’adapte. Et il arrive que l’accompagnement soit aussi psychologique : « Souvent, les personnes ne savent même pas ce qu’elles doivent reconstruire. Elles peuvent avoir vécu des choses très dures et être perdues, choquées. On leur donne aussi les moyens de retrouver une certaine confiance en elles et la possibilité de se projeter », renchérit le chef d’entreprise. 600 personnes sont formées chaque année, et l’organisation compte accompagner 10 000 d’entre-elles par an d’ici à 2025.
Conscient que cela ne suffit pas et qu’un changement des mentalités doit aussi s’opérer du côté des employeurs, Théo a fondé une autre entreprise, Wero. « Former les personnes ne suffit pas, il faut créer du désir chez les recruteurs. En ce sens, la mission de Wero est très terre à terre, explique le fondateur. Nous faisons comprendre aux employeurs que recruter des personnes réfugiées n’est pas de la philanthropie. » Pour cela, l’équipe de Wero met en avant les avantages de la diversité en entreprise, tels qu’une collaboration accrue et un gain de créativité. « Les employeurs savent que les logiques de clonage mènent droit au mur. Au contraire, recruter des réfugiés est synonyme de performance. »
Deux ans après sa création, l’équipe de Wero place plus de 150 profils réfugiés en entreprise chaque semestre. « On part du besoin de l’entreprise et on lui propose 4 à 5 profils talentueux. On essaie d’introduire ces personnes singulières de manière neutre : si la personne est compétente et motivée, il n’y a aucune raison de ne pas la recruter. » Et les résultats sont probants. Les entreprises, qui ont testé la solution du bout des lèvres, en redemandent. « Ce qu’on constate, c’est que comme ces personnes “ne sortent pas du même moule”, du point de vue de l’employeur, leur impact sur l’équipe qui les accueille est positive sur le long terme. De par leur histoire, elles sont plus engagées, plus fidèles à l’entreprise et deviennent des moteurs pour les équipes en place », s’enthousiasme Théo.
L’action d’entreprises comme Wero et each One, Singa, La Croix-Rouge mais aussi Techfugees ou OpenClassrooms nous apprennent qu’en accompagnant les réfugiés dès leur arrivée sur notre territoire, et en osant miser sur leur potentiel professionnel, notre pays rentrerait dans un rapport gagnant-gagnant plus qu’enviable. Nous offririons des perspectives d’avenir à des personnes déracinées et nos entreprises profiteraient de talents internationaux et d’une ouverture d’esprit accrue.
Une opportunité aussi urgente que nécessaire puisque les réfugiés sont toujours plus nombreux chaque année à fuir la guerre, l’insécurité, mais aussi les drames écologiques. À ce titre, 7 millions de personnes ont dû être déplacées en 2019, un chiffre qui devrait fortement augmenter dans les années à venir.
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