« La logique de rentabilité financière a tué l’engagement en entreprise »
01 mars 2023
6min
Journaliste indépendante
Après 5 ans d’enquête, la journaliste Violaine des Courières publie « Le Management totalitaire », un ouvrage consacré aux méthodes abusives des grandes entreprises pour rationaliser leur management et rendre leurs salariés plus efficaces. Entretien.
Espionnage des employés, forte incitation à faire du sport et à bien dormir pour être plus productif au travail, organisation de team building à la limite de la dérive sectaire ou classement des salariés d’une même équipe en vue de licencier les moins performants… Depuis quelques années, certains grands groupes multiplieraient les stratagèmes pour rendre les salariés plus efficaces ou légitimer des plans de départs volontaires, destinés à rendre leur organisation plus rentable. La journaliste Violaine des Courières a recueilli des dizaines de témoignages d’employés, de RH et de grands patrons dans son livre Le Management totalitaire. Selon elle, le management du XXIème siècle serait devenu oppressif.
Votre livre décrit les méthodes des directions de grandes entreprises pour améliorer la performance des salariés, donc devenir plus rentables. Pourquoi les qualifier de « totalitaires » ?
Pour montrer la banalité du mal. J’ai réalisé au terme de cinq ans d’enquête qu’avec ces méthodes de management, les salariés n’avaient plus d’espaces de pensées propres, que ce soit le directeur des ressources humaines, le PDG ou le simple manager. Tous se retrouvent pris dans une course à la rentabilité financière, ce qui réduit leurs marges d’action et la possibilité pour les dirigeants d’avoir une vision. Je cite par exemple le PDG d’une entreprise de 8000 salariés qui me confie que, chaque jour, certains fonds d’investissements l’appellent pour lui demander où en est son « plan d’action ». L’entreprise est devenue un produit financier comme un autre et cette pression de la performance mène à un turn over toujours plus important. On n’attend plus des salariés qu’ils aient un bon diplôme, mais une aptitude au changement. Qu’ils résistent bien à une pression insoutenable. Ce management est devenu totalitaire au sens d’Hannah Arendt, qui écrivait, au procès d’Eichmann, que ce dernier n’était qu’un homme ordinaire, qui avait délégué sa pensée à l’idéologie nazie. Aujourd’hui, en entreprise, on délègue sa pensée à l’idéologie de la performance.
« La pression financière accrue rend le travail proche de la compétition sportive. »
Comment se traduit cette idéologie de la performance ?
De plusieurs manières. En France, nous attendons encore beaucoup des salariés qu’ils soient loyaux vis-à-vis de l’entreprise. Cela fonctionne quand vous êtes employé depuis plusieurs années, que l’on vous a formé et que votre employeur s’engage à ne pas vous lâcher. Sauf que maintenant, cette loyauté est devenue unilatérale et un salarié peut être évincé à la moindre occasion. Chez Engie, on demande même aux salariés d’être des ambassadeurs de l’entreprise et de n’en dire que du bien. Leur usage des réseaux sociaux doit être au service de leur travail. Une captation de la vie privée par l’entreprise s’opère, et prive le travailleur d’une forme de libre arbitre.
Parallèlement, la moindre pause est mal vue par les managers. Certaines entreprises instaurent d’ailleurs des systèmes de surveillance qui nient les limites biologiques des personnes. Le télétravail est quant à lui devenu pour certains un outil pour espionner les salariés. Pour paraphraser un dirigeant qui témoigne dans mon livre, la pression financière accrue rend le travail proche de la compétition sportive. C’est pour cela que certaines structures incitent leurs équipes à faire plus de sport. Une étude du MEDEF a fait des estimations sur le sujet : la rentabilité des salariés augmenterait de 6 à 9 % s’ils ont une activité physique régulière. L’enjeu pour ces entreprises est donc d’inciter fortement les salariés à modifier leur vie privée, pour devenir plus rentables au niveau professionnel. Le quotidien tout entier doit être orienté vers la « bonne productivité ». Les organisations misent d’ailleurs là-dessus pour éviter les burn-out, parce qu’elles savent qu’elles mettent trop la pression mais ne veulent pas remettre en question leurs méthodes de travail.
Vous montrez d’ailleurs que les entreprises fixent à leurs salariés des objectifs inatteignables pour mieux se protéger aux prud’hommes, si ces derniers venaient à les poursuivre pour licenciement abusif.
L’employeur pourra même prouver qu’il a mis en place des formations pour « aider son collaborateur » ! Sauf qu’en réalité, les entreprises notent les salariés et établissent par avance des quotas d’individus « sous-performants », indépendamment de leurs compétences réelles. Par exemple, sur une équipe de 10 personnes, 7 devront être jugées « sous-performantes », 1 sera jugée « correcte » et 2 seront qualifiées de « hauts potentiels ». Tant pis si toutes font bien leur travail, 7 d’entre elles seront licenciées. En fait, les compétences sont devenues obsolètes et les employés le savent. Ils se font évincer la plupart du temps pour des raisons comptables : réduire la masse salariale permet de faire gonfler le taux de profit, et de rapporter plus d’argent aux actionnaires.
« La genèse de toutes ces dérives demeure le management par le chiffre. »
Vous expliquez que même des patrons vertueux, comme l’ex-PDG de Danone Emmanuel Faber, connu pour avoir fait de l’organisation une « entreprise à mission », appliquent aussi des méthodes brutales et licencient en masse leur salariés pour augmenter leurs dividendes.
Un inspecteur du travail m’a dit : « La violence est enrobée dans du sucre Candy ». Malgré ses engagements progressistes, Emmanuel Faber s’est vu imposer une rentabilité de 14 % par ses actionnaires, dans un contexte de pandémie et de difficultés rencontrées par l’une de ses branches. Peu importe sa bonne volonté, les attendus financiers sont tellement déconnectés du réel que la maltraitance est inévitable. Cela se traduit par des plans sociaux, où des salariés, très investis dans leur travail, sont évincés pour des motifs souvent fallacieux. La plupart du temps, ce sont des seniors parce que leurs salaires sont les plus élevés dans l’entreprise.
Pour mettre en place ces plans de départ, Danone s’appuierait sur des grilles comportementales, mettrait en place des formations infantilisantes pour apprendre aux salariés à traverser la route ou des dîners à Disneyland sur le thème « Grandir avec Danone »… C’est une forme de conditionnement psychologique, pas très loin de pratiques sectaires. La genèse de toutes ces dérives demeure le management par le chiffre.
Ces méthodes sont-elles juste le fait de quelques multinationales du CAC 40 ?
Les petites entreprises, surtout lorsqu’elles sont ancrées en région, sont nettement moins touchées par ce phénomène. Lorsque patrons et salariés se connaissent depuis des années, ils ont un lien humain important. Les ressources humaines sont moins utilisées comme une variable d’ajustement. En revanche, dans les jeunes pousses qui prennent pour modèle les GAFAM, le turn over est un mode de management et le lien humain se crée plus difficilement. Ce que je constate aussi, c’est que les petites entreprises qui travaillent pour les grandes sont contraintes de remplir le cahier des charges de ces multinationales. Par exemple, d’afficher des valeurs politiques pour se conformer aux plans de communication de l’entreprise. Ces engagements extra-financiers conduisent parfois les petites structures à mettre en place des programmes bullshits pour montrer qu’elles traitent correctement leurs salariés alors que c’est déjà le cas.
« Si on continue, l’entreprise sera un repoussoir pour tout le monde. »
Ce management brutal pour les salariés peut-il expliquer une forme de dégoût pour le travail, et certains mouvements comme la « grande démission » ou le « quiet quitting » ?
Complètement. D’après la DARES, les salariés qui estiment avoir une perte de sens dans leur métier ont subi une réorganisation importante dans les douze derniers mois. Cela signifie que le management dans l’instabilité contribue au désengagement et génère un épuisement important chez les individus. Je pense aussi que la nouvelle génération de travailleurs qui arrive sur le marché a intégré cette culture de l’instabilité. Ils ont pu observer les évolutions des trente dernières années, ont vu leurs parents se tuer à la tâche pour finalement être remerciés par leurs entreprises. Ces changements profonds les conduisent à remettre en question la « valeur travail ». Ils ont compris que les compétences seules ne suffisaient plus, qu’il fallait savoir être performant, se vendre, capitaliser sur soi. D’une certaine manière, la logique de rentabilité financière a tué l’engagement. Cela explique les discours désabusés dans les grandes écoles, où de jeunes diplômés s’interrogent sur l’intérêt de mener une petite vie bien rangée pour ensuite faire un burn-out à quarante ans. Ils ne s’y laisseront pas prendre. Et si on continue, l’entreprise sera un repoussoir pour tout le monde.
Les entreprises ont-elles la latitude pour changer de modèle ? Vous montrez que certaines maisons françaises, familiales, résistent à ces changements.
Cela paraît assez compliqué. Le patron de Renault, Jean-Dominique Sénard, que j’ai pu rencontrer, m’a expliqué que les financiers avaient pris la tête de l’entreprise et que les PDG qui tentaient de s’opposer au modèle à l’œuvre risquent bien souvent leur propre place. Le salut pourrait venir selon moi de petites structures qui vont à rebours de cette logique financière. Certaines, comme les Cafés Joyeux, prennent le contrepied de cette exigence de performance et font travailler des porteurs de handicaps. Elles renoncent à des taux de marges mirobolants mais bénéficient d’un bon business model et suscitent beaucoup d’engagement parce qu’elles défendent une cause importante.
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Article édité par Ariane Picoche, photos : Thomas Decamps pour WTTJ
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