Revenu universel : peut-il nous sauver de la crise du travail ?
03 déc. 2020
7min
Journaliste et Rédacteur de contenus indépendant
Comment vivre quand on ne peut plus travailler ? Chômage partiel en France, “stimulus check” de l’administration américaine aux Etats-Unis, versement d’une prestation aux travailleurs indépendants au UK et en Espagne… Ces derniers mois, quelques pays qui le pouvaient ont improvisé une réponse face à la crise économique et sanitaire, remettant (sans le vouloir) au goût du jour l’idée d’un revenu universel : soit un salaire versé à tous, sans condition. En Allemagne, une étude scientifique va être menée pendant trois ans auprès d’une centaine de participants recevant 1 200 euros par mois. L’Espagne a fait un premier pas en direction du revenu universel, en France Benoît Hamon a publié un plaidoyer en sa faveur, et même le pape appelle à sa création. Alors, miraculeux le revenu universel ?
« Avant la crise sanitaire, les gens demandaient du travail pour vivre. Maintenant qu’il n’est plus possible de travailler, ce qu’ils veulent, c’est de l’argent ! » Steven Strehl, directeur stratégique de l’association allemande Mein Grundeinkommen (Mon revenu de base), n’y va pas par quatre chemins. Depuis 2014, cette structure a versé à près de 700 personnes tirées au sort une somme de 1 000 euros par mois pendant un an. Financée par des fonds privés, l’association entend faire avancer le débat sur le revenu universel et comprendre les effets du sentiment matériel sur les bénéficiaires. Mais en janvier prochain, épaulée par DIW (L’Institut allemand d’études économiques, indépendant, ndlr) et avec l’appui du gouvernement, elle entrera dans la cour des grands : celle de l’étude scientifique. 120 cobayes représentatifs de la société seront tirés au sort, parmi près de 2 millions de participants à la loterie. Quel que soit leur statut - « aussi bien des ingénieurs qui gagnent très bien leur vie que des personnes sans emploi » - ils toucheront 1 200 euros mensuels (un montant légèrement au-dessus du seuil de pauvreté en Allemagne), pendant trois ans. En parallèle sera suivi un échantillon de près de 1 400 personnes, aux mêmes caractéristiques socio-professionnelles, mais qui ne perçoivent pas d’argent de l’association.
« Le revenu universel modifie la perception de votre place dans la société »
Le bien-fondé d’un réel revenu universel, c’est-à-dire d’une somme versée à tous les membres d’une société sans conditions de revenu, d’emploi voire même de critère d’âge, Steven Strehl en est persuadé. « Au cours des six dernières années, les gens que nous avons tirés au sort ont rapporté une confiance accrue en eux, un niveau de santé plus élevé et certains ont trouvé un meilleur travail grâce à une formation qu’ils ont pu financer. » Pour le responsable de l’association, il ne fait aucun doute que la généralisation du revenu universel sera plus efficace pour lutter contre la vague de chômage à venir que des aides fiscales faites aux entreprises. « Avant la pandémie, il y avait déjà beaucoup de personnes en Allemagne devant cumuler 2-3 petits jobs mal-payés pour survivre. Le revenu universel constituera un filet de sécurité évitant à des millions de nouveaux chômeurs de tomber dans cette spirale. Et pour ceux qui ont un emploi fixe mais qui veulent en changer, ils pourront le faire sans peur du chômage, sans pression… »
Le point de vue de Mein Grundeinkommen, ils sont désormais nombreux à le partager, jusqu’au pape François. Dans son ouvrage Un temps pour changer, paru en France le 2 décembre, l’homme d’Église estime qu’un revenu universel garantira « aux gens la dignité de refuser des conditions d’emploi qui les enferment dans la pauvreté. » En juillet dernier, le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) jugeait également nécessaire la mise en place d’un revenu minimum temporaire pour les 3 milliards d’humains les plus pauvres. Outre-Atlantique, le fondateur et patron de Twitter, Jack Dorsey, a annoncé quant à lui la donation d’un milliard de dollars d’actions (environ 28 % de sa fortune) pour lutter contre les effets à venir de la pandémie. Une somme partagée entre « la santé et l’éducation des filles, ainsi que le revenu universel. » En Italie, en Espagne – qui a voté au mois de mai la création d’un revenu minimum vital - en Angleterre et dans le reste de l’Europe, l’idée du revenu universel fait également son chemin dans la classe politique et auprès de la population. Selon une étude de l’université d’Oxford, 70 % des citoyens du Vieux continent estiment son instauration nécessaire après la pandémie de Covid-19.
En France, l’un de ses plus fervents défenseurs est Benoît Hamon. Fin octobre, l’ancien candidat du Parti Socialiste aux Présidentielles 2017, publiait Ce qu’il faut de courage, plaidoyer pour le revenu universel. Fixé entre 750 et 1 000 euros par mois, ce revenu, qu’il appelle aussi « salaire du bonheur », remplacerait les aides sociales existantes en France. « Celles-ci ont tendance à stigmatiser les bénéficiaires, obligés de justifier leur situation, contrairement à un revenu universel qui serait versé sans aucune condition, assure-t-il. L’idée est d’offrir du pouvoir d’achat supplémentaire et permettre à tous l’accès à des biens de consommation de meilleure qualité ». Mais quid du risque d’inflation ? Le politique hausse les épaules : « C’est probable mais il existe des mécanismes économiques pour l’endiguer. » Quant au risque que le revenu universel renforce davantage la précarisation du marché du travail, Benoît Hamon juge que « les gens auront, au contraire, la liberté de refuser les emplois sous-payés, entraînant une revalorisation salariale de ces métiers. » Il balaie aussi les critiques qui voudraient qu’un revenu universel amène à une société d’assistés. « Vous arrêteriez de travailler pour 750 euros par mois, vous ? Evidemment non, argue-t-il. *Les expériences déjà menées n’ont pas montré une désincitation au travail. En revanche, disposer d’une telle somme chaque mois sur son compte modifie la perception de votre place dans la société. Percevoir un revenu universel rend plus libre. Libre de demander un temps partiel, libre de refuser des emplois sous-payés, libre de se former, de participer plus activement à la vie associative… Le revenu universel reconnaît la valeur du travail bénévole exercé pour ses proches ou la communauté. Nous assisterons à un changement de civilisation, où l’homme ne sera plus reconnu uniquement par son emploi.* »
Des effets durablement bénéfiques
Julia Eisenach, 28 ans, a été tirée au sort en avril dernier par l’association Mein Grundeinkommen. Pour elle, ça a été un soulagement : « Je vivais encore chez mes parents et mon premier contrat comme chef opératrice à la télévision venait de prendre fin, au pic de la pandémie… » Elle a profité de cet argent pour emménager à Hambourg et se mettre à la recherche d’un nouvel emploi. « C’est libérateur : je n’ai pas à prendre le premier job venu pour payer mes factures, je peux continuer à chercher un métier dans mon domaine qui me plaît et j’ai du temps pour mener d’autres projets qui me tiennent à cœur ! »
Une expérimentation menée dans une zone rurale du Kenya a démontré les effets positifs du revenu universel sur l’emploi. Depuis 2017 des économistes du MIT donnent de l’argent à 10 000 ménages pauvres, sans conditions. Ces derniers « profitent de la stabilité de leurs revenus pour réaliser des investissements à long terme », rapporte le site Quartz. Les bénéficiaires prennent ainsi davantage de risques et d’initiatives pour se lancer dans un projet d’emploi salarié ou pour lancer leur propre business. Un cercle vertueux qui a entraîné un recul du taux de chômage. En Namibie, où a été testé en 2010 le revenu universel dans le village d’Otjivero, le responsable du programme se félicitait à l’époque, de voir « tout d’un coup toute une série d’activités économiques apparaître. Cela montre clairement que le revenu minimum ne rend pas paresseux, mais ouvre des perspectives. »
Du test à la réalité
Le revenu universel peut-il dépasser la phase d’expérimentation ? À l’heure actuelle, l’Alaska est le seul Etat à avoir mis en place un véritable revenu universel. Financé grâce aux revenus du pétrole, il est versé depuis 1982 à tous ses habitants, et varie en fonction des bénéfices. En 2016, les habitants de l’État ont reçu l’équivalent de 80 euros par mois. Loin du montant imaginé par Benoît Hamon ou du revenu universel testé par la Finlande. De 2017 à 2018, 2 000 chômeurs y ont reçu un versement de 560 euros mensuels. Mais le projet a été abandonné, ses effets sur l’emploi ayant été jugés trop faibles. À plus grande échelle, le revenu universel pourrait même augmenter les risques de pauvreté, dénonce l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE). D’après ses calculs, rien que pour la France cela signifierait une baisse de revenus pour 30 % des ménages, dont une part importante de chômeurs. Une telle réforme se traduirait par « des pertes plus fréquentes parmi les plus pauvres et les plus riches, les classes moyennes étant plus susceptibles de gagner. »
Pour les défenseurs du revenu universel, à défaut de tester réellement le revenu universel, ces conclusions n’ont pas grand intérêt. Elles ont quand même le mérite de demander comment passer d’expériences aussi variées que le revenu universel financé par des fonds privés en Allemagne, ou par l’argent du pétrole en Alaska, à un « salaire du bonheur » versé à tous les Français ? David Cayla, des Économistes atterrés, à lui un avis tranché : « le revenu universel est un faux débat ! » Outre le coût de son financement souvent soulevé par ses détracteurs, un des principaux écueils du revenu universel serait la déconnection entre le travail et la richesse. « Si vous voulez distribuer plus de richesse, il faut produire plus. Or les tenants du revenu universel conçoivent davantage une société sobre, basée sur une réduction du temps de travail, ce qui entraînera une baisse automatique de la richesse. Ça ne tient pas. Le rôle de l’Etat n’est d’ailleurs pas de distribuer de l’argent mais de faciliter les moyens de l’intégration. Cela passe par la création d’emplois publics, des commandes auprès des entreprises privées et par le développement d’une politique industrielle forte. Il me paraît illusoire de penser que le revenu universel apportera une réponse exceptionnelle à cette situation. »
Toutefois, cette triple crise (écologique, sanitaire et économique) a fait naître des aspirations à une autre société, à un autre marché du travail et à un meilleur équilibre vie pro vie perso, et il n’est pas étonnant que certains rêvent à changer de modèle. À voir… Une note de l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) titrait en 2016 : « Le revenu universel : une utopie utile ? »
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