Pénurie de talents : et si vous recrutiez des “vieilles” ?

22 nov. 2021

11min

Pénurie de talents : et si vous recrutiez des “vieilles” ?
auteur.e
Laetitia VitaudExpert du Lab

Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes

Dans certains secteurs, les candidat·e·s manquent à l’appel, au grand dam des recruteur·se·s. Pour faire face à cette pénurie de talents, il existe pourtant une solution toute trouvée… Embaucher des « vieilles » ! Les compétences de ces femmes souvent dévaluées constituent des atouts différenciants pour les entreprises. Notre experte Laetitia Vitaud vous partage 7 idées pour apprendre à mieux les recruter et les promouvoir.

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Ces temps-ci, les entreprises se plaignent qu’il est plus difficile de recruter. Elles regrettent que les candidat·e·s manquent à l’appel et que nous ne formons pas assez d’ingénieur·e·s ou de technicien·ne·s. Plus généralement, elles craignent que la période de « Grande Démission » qui caractérise le marché de l’emploi américain ne touche aussi l’Europe et ne devienne l’un des goulots d’étranglement de leur croissance future. C’est vrai que beaucoup d’entreprises reçoivent moins de candidatures et que le chômage est au plus bas depuis des années.

Mais le concept de « pénurie » reste relatif. À 7,7% à la fin de l’année 2021, le taux de chômage français reste supérieur à celui de la zone OCDE (5,8%), notamment celui des jeunes de moins de 25 ans (bien qu’en baisse). Surtout, les personnes qui sont sorties de l’emploi pendant plus d’une année ont toujours du mal à y retourner, comme celles que les « trous dans le CV » excluent du vivier de talents jugé désirables par les employeurs. Parmi les 30% de femmes qui travaillent à temps partiel, plus d’un tiers voudraient travailler davantage.

Être au chômage après 45 ans (alors qu’il vous reste encore plus de 20 ans de carrière devant vous), c’est avoir la crainte d’y rester ou de ne plus avancer dans sa carrière. Malgré quelques progrès ces dernières années, le taux d’emploi des 55-64 ans est en France l’un des plus faibles de la zone euro. Alors que les réformes successives des retraites exigent des actif·ve·s qu’ils / elles cotisent plus longtemps pour toucher une pension digne de ce nom, les employeurs, eux, se refusent à les valoriser.

Le chômage de longue durée est particulièrement préoccupant chez les plus de 50 ans. Si le tabou de l’âge touche aussi les hommes, il est incomparablement plus violent chez les femmes car l’âgisme envers elles se double de sexisme. Même leur apparence physique peut être un frein plus fort à l’embauche. À cause des maternités et de l’aidance, les carrières féminines sont souvent plus chaotiques (congés, temps partiel, reconversions), ce qui ne séduit pas les recruteur·se·s. Résultat, plus on monte en âge, plus les écarts de revenus et de richesse entre femmes et hommes est important.

Or c’est précisément parce que ce vivier des femmes de 45-65 ans est tellement sous-exploité – y compris celui des plus diplômées – qu’il pourrait représenter pour les entreprises qui s’y intéressent des opportunités extraordinaires. Face à la « pénurie », celles qui sauront le mieux les recruter et les valoriser auront une longueur d’avance sur les autres. Voici 7 idées pour apprendre dès aujourd’hui à mieux recruter et promouvoir les « vieilles ».

1. Travailler à temps partiel n’induit pas un manque d’ambition

L’une des premières causes des inégalités dans l’emploi des femmes séniors est l’emploi à temps partiel. 30% des femmes actives françaises travaillent à temps partiel. Elles occupent environ 80% des postes à temps partiel. La conséquence ? Elles ont moins de revenus et des retraites plus maigres. C’est peu dire que ce sujet est largement féminin. Les femmes qui demandent un poste à temps partiel et celles qui en ont déjà occupé voient leur carrière décélérer bien au-delà des quelques heures hebdomadaires en moins.

Avec le temps partiel vient une présomption de non engagement et de non ambition qui disqualifient les femmes aux yeux des employeurs. Leur carrière recule fortement et il est rare que les concernées rattrapent la course. Pourtant, ce n’est pas parce qu’elles ont exercé leur métier à temps partiel pendant quelques années que ces femmes n’ont pas d’ambition ! En général, c’est juste parce que leur conjoint ne fiche pas grand-chose à la maison et qu’il faut bien que quelqu’un s’occupe des courses, du linge, des enfants ou d’une personne âgée.

Qu’il soit « choisi » ou subi, le temps partiel a pour effet de retirer de nombreuses femmes du vivier des talents « crédibles » qu’une entreprise peut vouloir recruter ou promouvoir. Je ne peux m’empêcher d’y voir un gâchis énorme. Tant de femmes talentueuses voudraient travailler plus mais sont forcées de s’enfermer dans le dépit et le ressentiment. Parfois dès la quarantaine, certaines d’entre elles apprennent à ne vivre leurs rêves professionnels que par procuration, à travers leur conjoint ou leurs enfants. Beaucoup de celles qui échappent à cette malédiction y parviennent grâce à l’entrepreneuriat, faute de trouver des employeurs prêts à leur donner leur chance. Puisqu’il y a peu d’entreprises qui savent valoriser ce vivier-là, celles qui le feront auront des atouts que la concurrence n’a pas. Vous manquez de main-d’œuvre ? Allez chercher du côté des personnes à temps partiel qui voudraient travailler plus !

2. Les carrières non linéaires deviennent la norme

On a tou·te·s hérité d’une vision linéaire de la carrière… Plus on avance en âge, plus on manage des salarié·e·s et plus on gagne bien sa vie. Le XXe siècle nous a aussi légué tout un tas d’institutions (formations, syndicats, systèmes de retraites, etc) qui présupposent que la vie se déroule en trois phases : d’abord, on se forme ; ensuite, on travaille ; et, enfin, on part se reposer à la retraite. Dans cette vision linéaire de la carrière, celles/ceux qui s’écartent du droit chemin sont perdant·e·s.

Mais cela fait des années déjà que cette linéarité est attaquée par la révolution numérique, l’arrivée de nouveaux métiers et modèles d’affaires, l’allongement de la vie, mais aussi la fragmentation du monde du travail (plus de contrats d’intérim, de prestations, de freelancing, etc). Les profils dits « atypiques » sont devenus si nombreux qu’on peut même se demander si le terme a encore un sens. Les reconversions professionnelles deviennent plus nombreuses. Bref, dans un monde incertain et volatile, la vie en trois phases et la carrière linéaire deviennent plus rares.

Beaucoup de femmes sortent des cadres de la carrière linéaire. Après les maternités, elles sont nombreuses à passer à temps partiel ou à se mettre à leur compte. D’autres opèrent des reconversions professionnelles à force de se heurter au sexisme de leur entreprise ou faute de se voir proposer des opportunités attractives. Cette habitude qu’ont beaucoup de femmes à se remettre en question, à travailler leur identité professionnelle et à reconstruire leur projet professionnel de zéro en font des pros de la transition et de l’innovation. Apprendre à apprendre, c’est une seconde nature chez celles qui ont une vie en 15 phases. Les « vieilles » ont une longueur d’avance sur les hommes de leur âge (et sur les jeunes) pour comprendre la gestion des carrières à l’âge des transitions. Loin d’être ringardisées, elles sont entraînées à questionner leur identité professionnelle. Pour se mettre à niveau, il est bon de les côtoyer davantage !

3. Les « vieilles » seront toujours plus nombreuses

Les vieilles font nombre. Les femmes représentent près de 52% de la population totale en France mais plus on monte en âge, plus l’écart démographique se creuse entre les sexes. Sur la classe d’âge des 15-19 ans, il n’y a que 48,6% de femmes. Les 25-29 ans en comptent 50,5% ; les 40-44 ans, 51% et les plus de 75 ans, plus de 60% ! C’est très visible sur la pyramide des âges. Cela se traduit aussi par une différence significative dans l’âge moyen : en 2021, celui des femmes est de 43,4 ans et celui des hommes de 40,6 ans. Les statistiques INSEE sont claires : les « vieilles » sont une catégorie d’avenir !

Or ces femmes en surnombre dans la population sont sous-représentées dans l’entreprise, la publicité, les médias et la politique. Au-delà du sentiment d’indignation que peut inspirer ce constat, on peut y voir quantité d’opportunités sous-exploitées par les entreprises. Si ces dernières sont nombreuses à prétendre cibler ces catégories démographiques en croissance, elles le font mal, faute de bien connaître leur cible. Par exemple, la FemTech (c’est-à-dire l’ensemble des technologies et solutions qui répondent à un besoin dans le secteur de la santé des femmes) est un marché prometteur encore sous-développé du fait des tabous comme celui de la ménopause.

De plus en plus, les consommatrices en attendent plus en matière de représentation. Elles voudraient voir des rôles modèles féminins de tout âge, notamment dans la publicité. Les recrues, jeunes et moins jeunes, attendent de plus en plus de leur entreprise qu’elle offre des parcours attractifs qui reflètent la réalité démographique de notre société. Il n’y a rien de plus suspect qu’une entreprise dont les salariées sont toutes jeunes et où les profils féminins « disparaissent » quand on monte dans la hiérarchie. Enfin, c’est mathématique, les viviers les plus abondants de la France d’aujourd’hui ne sont pas ceux que les employeurs prétendent toujours privilégier (les « Z »). Ciblez donc les « vieilles », c’est tout bénéf’ !

4. Les programmes de « retour à l’emploi » ont fait leurs preuves

Ce serait faux d’affirmer que toutes les entreprises ignorent les travailleuses de plus de 45 ans. Alors que des millions de femmes actives américaines ont quitté leur poste pendant la pandémie, essentiellement parce qu’elles n’avaient personne pour faire garder leurs enfants ou faire l’école à la maison, certaines entreprises américaines ont compris que le « retour » de ces femmes était un sujet RH essentiel. C’est pourquoi elles ont mis en place en 2021 des nouveaux programmes de « returnship », des programmes d’accompagnement de 12 à 24 semaines (à distance et rémunérés) qui s’adressent aux personnes ayant une ou plusieurs années d’interruption de carrière pour cause de chômage ou de sous-emploi, avec la possibilité d’être embauché·e à temps plein à la fin selon les performances.

En octobre 2021, la Harvard Business Review y a consacré un dossier. On y explique que les programmes de returnship sont amenés à devenir un outil RH essentiel pour les entreprises. « Selon une étude de ManpowerGroup, 57% des hommes et 74% des femmes millennials prévoient d’interrompre leur carrière pour s’occuper des enfants ou des personnes âgées ou pour soutenir un partenaire dans son travail – un taux beaucoup plus élevé que pour les générations précédentes. » Ces programmes constituent un moyen essentiel de recruter, mais ils sont aussi un signal fort aux employé·e·s que l’entreprise reconnaît que les carrières ne sont pas forcément linéaires. Cela normalise l’idée que l’on peut quitter l’entreprise pendant un certain temps pour des raisons personnelles.

Ces entreprises constatent que les personnes qui ont interrompu leur carrière ne sont pas forcément moins motivées. En revanche, elles ont souvent perdu confiance en elles et n’ont pas suffisamment de réseaux professionnels. Cela rend l’accompagnement proposé d’autant plus nécessaire. Accenture, Intuit, Paypal, Microsoft ou encore LinkedIn ont déjà mis en place avec succès des programmes de ce type. Mais l’écrasante majorité des entreprises n’y ont pas pensé et ignorent encore ce qui pourrait devenir demain un levier de recrutement essentiel.

5. Derrière les « trous dans le CV », il y a des compétences

De nombreux·ses candidat·e·s sont pénalisé·e·s parce qu’il y a des « trous » dans leur CV. Mais l’idée que l’on devrait mieux valoriser les parcours non linéaires et les expériences extra-professionnelles (parentalité, bénévolat, aidance, etc) fait son chemin. Au printemps 2021, le réseau LinkedIn a montré la voie en ajoutant une nouvelle fonctionnalité pour permettre aux utilisateur·rice·s de mettre en valeur leur expérience parentale. Par ailleurs, des associations de malades œuvrent à briser les tabous sur la maladie – l’une des causes de « trous » dans le CV.

Dans un article intitulé « Pourquoi les CV « à trous » de vos candidat·e·s envoient de bons signaux », j’ai détaillé les tendances fortes qui peuvent amener les entreprises à mieux valoriser les compétences qui se cachent derrière les « trous ». La première raison, c’est qu’aucun objectif RH en matière de diversité ne pourra être atteint sans cela. La seconde, c’est que les maladies (dont le Covid long, le burnout et la dépression) sont hélas un sujet de plus en plus visible avec la pandémie : pour de nombreux·ses malades, ancien·ne·s malades et aidant·e·s, c’est devenu un sujet d’activisme que de faire reconnaître leur existence et leurs compétences.

« Dans une économie qui change vite, alors que certains secteurs verront disparaître des dizaines de milliers de postes et que d’autres pourraient demain émerger de nulle part, les travailleurs / travailleuses modifient leur perception de ce qui est « risqué » et de ce qui ne l’est pas. Ils / elles vivent les « trous » comme autant d’opportunités de s’aventurer dans d’autres directions, de mettre à l’épreuve des nouvelles idées de carrière. Les entreprises qui dévalorisent systématiquement ces expérimentations se privent de celles / ceux qui sont à la pointe de la réflexion sur ce que seront demain le risque et le travail. »

6. Les promotions internes : un formidable outil RH

Face à une relative pénurie de talents, les organisations doivent examiner leurs viviers de talents et s’interroger : qui sont mes talents à risque de partir, comment les remplacer ? Or les promotions internes et les augmentations salariales sont un facteur essentiel de fidélisation des salarié·e·s. À l’époque des Trente Glorieuses, il n’était pas rare que les salarié·e·s fassent toute leur carrière dans la même entreprise. Aujourd’hui, en partant du principe que les salarié·e·s sont devenu·e·s « volages », trop d’entreprises n’en font pas assez en matière de mobilité interne.

C’est pourtant l’un des meilleurs moyens de retenir ses talents. Cela pourrait aussi (re)devenir une source essentielle de recrutement. Hélas, c’est une stratégie encore sous-exploitée pour pourvoir les postes : environ 2 entreprises américaines sur 5 ne font pas de promotion interne. Les entreprises françaises aussi manquent trop souvent l’occasion de mieux tirer profit des talents qu’elles ont déjà dans leurs équipes, passant ainsi à côté des nombreux bienfaits des promotions internes. Comme l’explique cet article Quartz at Work, « les personnes promues en interne sont également plus engagées et plus productives, avec un taux d’absentéisme et d’attrition inférieur à celui des recrues externes. Leur promotion coûte moins cher que leur remplacement, et de loin ». Sans surprise, ce sont les femmes qui sont moins souvent promues et ont tendance à partir de l’entreprise. Les politiques RH qui visent à améliorer la mobilité profitent aux femmes. Elles sont donc un levier essentiel de mixité.

7. Qui a peur des vieilles ?

Qui a peur des vieilles ?, c’est le titre du dernier livre de la journaliste Marie Charrel que je viens de dévorer. Il justifie en partie ce plaisir que j’éprouve à utiliser ce mot de « vieille » souvent jeté par d’autres comme une insulte. Pour l’autrice, « le mot lui-même est tabou (…) Notre société vieillit, mais elle a un problème avec les vieux en général et les vieilles en particulier. Après 50 ans, de nombreuses femmes se sentent invisibilisées, mises à l’écart, alors qu’elles ont encore leur place à prendre dans le monde (…) L’opprobre qui pèse sur les vieilles depuis longtemps éclaire nos normes et la façon dont les valeurs patriarcales ont forgé nos regards sur les corps vieillissants ».

Trop chères, trop peu malléables, trop insoumises… les « vieilles » dérangent dans les cultures les plus patriarcales. En matière d’âge, il y a clairement deux poids, deux mesures : les tempes grisonnantes chez un hommes sont perçues comme un atout tandis qu’on fait mine de saluer ces femmes qui osent « assumer » leurs cheveux gris (dit-on d’un homme qu’il « assume » ses cheveux ?). Les femmes mûres sont souvent plus sûres d’elles-mêmes et plus en paix avec leurs défauts et le regard des autres. Il est donc souvent vrai qu’elles sont moins soumises. Mais cela n’est un « défaut » que si l’on recherche des exécutantes corvéables à merci, pas si l’on souhaite valoriser des personnes créatives et capables de prendre des initiatives.

Arrivée à l’âge médian français, j’ai l’intuition que les prochains combats féministes se joueront du côté des vieilles et du tabou de la ménopause. La « vieille en puissance » que je suis est persuadée que les entreprises peuvent être à l’avant-garde d’une forme d’activisme qui leur sera infiniment bénéfique. Apprendre à recruter et promouvoir les « vieilles », c’est moderniser ses politiques RH et mieux se préparer au monde qui vient. L’âgisme doublé de sexisme n’est pas seulement un sujet pour les individus, c’est aussi un frein majeur à la croissance de demain.

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Photo par Thomas Decamps - WTTJ
Article édité par Ariane Picoche

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