« Il n’y a pas de métiers qui ont plus de sens que d’autres » Flora Bernard
14 déc. 2021
6min
Journaliste - Welcome to the Jungle
La question du sens au travail hante plus que jamais le débat public. Mais qu’est-ce que ce sens dont nous parlons ? Et que dit-on lorsqu’on manque de sens au travail ? Devons-nous nécessairement changer de métier pour le retrouver ou est-ce à l’entreprise ou à l’organisation de le redonner en réaffirmant ses valeurs ? Dans cette tribune, Flora Bernard, philosophe en entreprise et cofondatrice de l’agence de philosophie Thaé, nous explique que le sens est avant tout un cheminement personnel dont chacun a sa propre définition, et qu’il est tout à fait possible de le trouver peu importe le métier que nous exerçons.
Avant même de poser la question du sens au travail, il est important de circonscrire le sujet que nous souhaitons aborder lorsqu’on parle de sens. Dans la langue française, ce mot a trois portées possibles : le sens, c’est d’abord la direction, la façon dont on se projette dans le futur, l’objectif que l’on vise. Quand une entreprise recherche du sens, en réalité, elle souhaite se fixer un cap, se donner une ambition. Puis, vient le sens qui interroge la définition ou la signification. Et enfin, il y a tout ce qui relève des sensations, ce que j’aime résumer par l’idée d’intuition (on parle souvent de 6ème sens). Sans vraiment comprendre pourquoi, vous répondez à cette offre d’emploi, vous acceptez de rencontrer un concurrent, vous vous aventurez dans un projet de reconversion… Il vous faudra peut-être plusieurs mois, voire des années, pour comprendre la raison profonde qui vous a poussé à vous lancer.
Le sens, c’est nous qui le donnons
Après et c’est important de le rappeler, ce qui a du sens pour moi n’en n’a pas nécessairement pour vous, même si la définition est claire et partagée. Aussi, contrairement à ce que l’on pense parfois, la recherche de sens au travail est principalement un cheminement personnel. Nous l’avons bien vu lorsque le Covid-19 a débarqué dans nos vies : alors qu’un grand nombre de salariés se sont retrouvés enfermés chez eux en télétravail, beaucoup se sont dits que leurs métiers étaient vains, même dans les secteurs qui, en apparence, ont plus de sens que d’autres - par exemple, celui du soin ou de l’enseignement. Ce que l’on a constaté, et ce que j’ai pu vivre personnellement, c’est que la chose que l’on fait a finalement autant d’importance que la manière de la réaliser, l’environnement relationnel dans laquelle elle s’inscrit et la mesure dans laquelle nous pouvons la faire à notre manière. Le sens, c’est nous qui le donnons. Pour illustrer cette idée, il m’est arrivé de rencontrer des personnes qui exerçaient des fonctions que je trouvais sans grand intérêt et qui trouvaient un sens profond à leur activité parce qu’ils y mettaient une intention particulière, un dessein.
Suivant cette idée, je me méfie de la portée générale du concept de bullshit job, théorisé par David Graeber, qui explique le délitement du sens face à l’augmentation d’« emplois rémunérés si inutiles, superflus ou néfastes que même les salariés ne parviennent pas à justifier leurs existences, bien qu’ils se sentent obligés, pour honorer les termes de leurs contrats, de faire croire qu’il n’en est rien ». Bien qu’il existe des postes et des conditions de travail déshumanisants, il est tout à fait possible de trouver son compte dans une activité alimentaire ou qui ne semble pas essentielle (à première vue) à la société, parce qu’elle nous permet de subvenir à nos besoins, d’être en lien avec des collègues, ou parce qu’elle nous laisse suffisamment de temps à consacrer à notre vie personnelle… Et si cela nous convient, quelque part, c’est que ça fait sens pour nous.
Malheureusement cette idée n’est pas aussi largement partagée et nous avons un peu trop tendance à croire que c’est aux organisations de régler le problème de la perte de sens à travers de nouveaux modes de travail ou par la mise en place de processus internes… Je ne dis pas que l’entreprise et le manager n’ont pas de rôle à jouer : ils doivent donner un cap, des objectifs et créer des conditions plus ou moins propices à ce qu’un salarié trouve une signification à ce qu’il fait, mais cela ne garantit pas qu’il y trouve du sens. Il y aura toujours une part de travail personnel à accomplir. Tous, à un moment de notre vie, nous devons poser la question du sens. Pour quelle raison ? Parce que la recherche de sens, c’est ce qui fait de nous des êtres humains et ce quel que soit notre milieu social. Rechercher le sens, c’est mettre une distance entre soi-même et le monde, c’est remettre en mouvement le questionnement existentiel : qu’avons-nous à être et à faire dans cette vie ? Pourquoi (pour quoi) sommes-nous là ? Qu’allons-nous laisser ? La recherche de sens n’a rien de confortable : elle suppose des expériences parfois difficiles et même d’affronter ses angoisses.
Relation à l’autre, la création et la disposition intérieure : de puissants vecteurs de sens
Selon Viktor Frankl, psychiatre et neurologue autrichien qui a survécu à l’enfer d’Auschwitz, « le pire, c’est le sentiment de vide. Comme si on n’arrivait pas à se redonner de la substance ». Pour lui, les deux vecteurs principaux de sens sont : la relation à l’autre et au monde, et la création. La relation à l’autre, c’est ce qui nous fait sentir partie d’un tout, ce qui nous permet de nous dépasser, de nous sentir utiles, d’avoir un rôle, une place. « Je suis vendeur/vendeuse et je fais attention à chacun de mes clients »… Ensuite, lorsque Frankl parle de création, ne pensez pas uniquement aux artisans qui fabriquent des choses avec leurs mains, la création n’est pas toujours artistique ! Ici, la création, c’est plutôt une façon personnelle de faire les choses. Compliqué dans une société qui aime les process, les normes, les standards et où les possibilités de créer quelque chose de nouveau, de faire à sa manière, sont de plus en plus limitées. Plus l’organisation est grande, plus il est difficile de trouver une manière originale de faire son métier : on n’arrête pas de vous dire ce que vous devez faire, de quelle façon (cela rassure d’ailleurs certaines personnes en quête de sécurité). Parfois jusqu’à l’absurde !
En effet, à force de suivre strictement les règles, l’engagement individuel diminue et plus rien ne fonctionne. C’est ce que le sociologue François Dupuy appelle la « grève du zèle ». D’après son analyse, pour qu’une société fonctionne, nous avons tous intérêt à nous affranchir de certaines règles. Exemple très concret : la semaine dernière, je suis allée à La Poste pour récupérer un colis et il s’avérait que mon paquet était dans un autre dépôt. Quand j’ai demandé s’il était possible d’appeler cette autre agence, on m’a répondu que ce n’était pas possible - et l’agent a dû appeler une connaissance pour avoir des nouvelles de mon colis. Contournant la procédure officielle, cet agent décide de faire autrement parce qu’au fond, c’est ça qui a du sens pour lui et c’est cela qui lui permet de mieux servir la cliente que je suis. Finalement, les organisations - comme l’a fait Orange en supprimant les scripts des opérateurs téléphoniques - ont tout intérêt à créer des interstices où chacun peut entrer dans une logique d’autonomie et de création.
Mais il arrive que dans certaines situations complexes, la relation à l’autre et la créativité ne soient pas envisageables. Dans ces cas-là, on peut chercher une troisième voie : la disposition intérieure. Plus concrètement, il s’agit de la capacité personnelle à prendre du recul face à une situation donnée, à réfléchir à ce que nous voulons faire, à interroger notre approche ou même à voir les choses sous un autre prisme. Nous l’avons tous déjà observé au moins une fois, lorsqu’il y a un manque de sens, nous n’arrivons plus à nous décoller de la réalité, ce que nous retrouvons dans l’expression « avoir la tête dans le guidon ». Or, il est important de « sortir la tête de l’eau » pour citer une autre formule populaire et s’autoriser à se poser des questions.
Être libre, autonome, mais faire en même temps partie d’une société
Finalement et c’est assez contradictoire : chacun a envie d’être libre et autonome, mais ce désir-là, peut entrer en tension avec le sentiment de faire partie d’un tout relationnel. Nous le voyons avec le télétravail, nous travaillons tous dans notre coin, mais faisons-nous encore partie d’une équipe ou d’une entreprise dans ces conditions ? Ces derniers mois, les salariés ont exprimé leur volonté de retourner dans les locaux parce qu’ils ont souffert d’isolement, mais uniquement quand ils le désirent. Et si je crois à l’autonomie, j’estime que c’est un leurre de penser qu’on est totalement libre lorsque l’on travaille pour une entreprise. À chacun de se poser la question suivante : je veux être libre, mais à quel point ? Après, est-ce que je pense que cette crise de sens va changer la société ? J’aimerais bien. J’entends qu’on a du mal à recruter dans certains secteurs, comme le soin ou la restauration, oui, mais qui a envie de faire des gardes tous les weekends, de travailler en horaires décalées pour un salaire de misère et dans des situations relationnelles dégradées (manque de temps, de personnel) ? Comme le disait Bartleby dans la nouvelle de Melville : « I would prefer not to ».
Il n’en reste que la quête du bonheur au travail est devenue un vrai objectif de vie et beaucoup se mettent la pression à ce sujet. Pourtant, je ne pense pas que ce soit la bonne direction à prendre. Selon moi, le bonheur prend racine ailleurs : dans le sens que nous parvenons à donner à nos vies. Ou pour le dire plus simplement, ce n’est pas le bonheur qui donne du sens à ma vie, c’est parce que ma vie a du sens que je peux me dire heureuse.
Article édité par Elea-Foucher-Créteau
Photo de Christophe Pouget
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