Salomé Saqué : en finir avec les clichés sur la jeunesse, notamment au travail

05 mai 2023

6min

Salomé Saqué : en finir avec les clichés sur la jeunesse, notamment au travail
auteur.e
Laetitia VitaudExpert du Lab

Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes

LE BOOK CLUB DU TAF - Dans cette jungle qu’est la littérature traitant de la thématique du travail, difficile d’identifier les ouvrages de référence. Autrice et conférencière sur le futur du travail, notre experte du Lab Laetitia Vitaud a une passion : lire les meilleurs bouquins sur le sujet, et vous en livrer la substantifique moelle. Découvrez chaque mois son dernier livre de chevet pour vous inspirer. Aujourd’hui, "Sois jeune et tais-toi" (Payot, 2023), ou pourquoi il est temps de revoir vos clichés sur la jeunesse, première victime du chômage.

N’en déplaise aux consultants et autres adeptes du discours générationnel, en matière de travail, il n’existe pas de grandes différences d’aspirations entre les générations : nous souhaitons tous et toutes une certaine sécurité, de la dignité, du sens, le sentiment d’être utile, une place dans une équipe chaleureuse, une rémunération confortable, un meilleur équilibre entre vie privée et vie professionnelle. Mais alors pourquoi ces jugements négatifs sur les jeunes d’aujourd’hui supposés « différents » ? Les membres de la « génération Z » (nés au tournant du siècle) seraient tour à tour « paresseux », « incultes », « individualistes », insuffisamment engagés, trop volages et infidèles face à l’emploi…

Dans un livre engagé et poignant, Sois jeune et tais-toi (Payot, 2023), la journaliste Salomé Saqué nous invite à « changer de regard sur la jeunesse ». Loin des clichés faisant d’eux/elles des écervelé·e·s scotché·e·s aux réseaux sociaux à la pêche aux likes, elle dresse un constat accablant des difficultés qui frappent tout particulièrement ces nouveaux entrant·e·s sur le marché du travail.

Le travail, entre précarité et pauvreté

« Ces données chiffrées sont sans appel : chômage, prix de l’immobilier, qualité des emplois, éducation, etc. ; depuis les années 1970, la situation économique s’est lentement détériorée, et ma génération en paie le prix, ce qui rend la tâche de “se faire tout seul” a minima difficile » écrit Salomé Saqué. En effet, même s’il a diminué, le chômage des jeunes reste plus de deux fois supérieur à la moyenne nationale. Quand ils ont un emploi, ils sont plus nombreux que leurs aînées au même âge à être dans des formes d’emploi précaires (CDD, stage, intérim, micro-entreprise, etc). À cela s’ajoutent les « ni ni », ceux qui ne sont ni en emploi ni en études, soit un million de personnes (un jeune sur huit).

« Plus diplômés, moins embauchés », c’est « la grande désillusion » pour les jeunes. « À diplôme égal, on ne dispose pas des mêmes chances que ses parents d’obtenir un emploi correct. » Ce que les sociologues appellent « l’inflation scolaire » provoque le déclassement des jeunes générations. Ils sont nombreux à gonfler les rangs de la gig economy, notamment dans le secteur de la livraison à domicile. Micro-entrepreneurs payés à la tâches, ces jeunes-là sont parfois piégés dans la précarité.

De plus en plus, « jeunesse rime avec pauvreté » : entre baisse des salaires d’entrée, moindre qualité des emplois proposés (plus précaires plus longtemps) et allongement de la durée des études, les jeunes restent dépendants plus longtemps. Pour eux/elles, le travail ne s’accompagne pas des mêmes contreparties (sécurité, rémunération). Le résultat ? Il vaut mieux « hériter que mériter » : le poids des inégalités à la naissance est plus fort que pour les générations qui précèdent. De quoi détruire une bonne fois pour toute le mythe de la méritocratie, dans lequel les jeunes ne croient plus…

Les jeunes : victimes d’âgisme ?

Du point de vue démographique, les 18-29 ans sont une minorité. Ils ne représentent que 13,7% de la population française, contre 26,7% pour les plus de 60 ans. Dans une société qui semble vouer un culte à la jeunesse — c’est du moins ce que ressentent les « séniors » de plus de 45 ans qui se sentent victimes d’un âgisme omniprésent — on pourrait penser que les employeurs s’arrachent les rares individus de la jeune génération. Il n’en est rien : ils sont plus susceptibles d’être au chômage et font l’objet de discriminations basées sur leur jeune âge.

« Aujourd’hui, taper sur les jeunes à tout bout de champ est un sport national dans bon nombre de médias » fustige Salomé Saqué, elle même âgée de 27 ans. La journaliste de Blast cite de nombreux titres : « Les jeunes salariés [sont] individualistes et moins efficaces » (L’Express) ; « Pénurie de main-d’œuvre, les jeunes sont-ils paresseux ? » (RMC) ; « Langue des jeunes : un rétrécissement linguistique » (Valeurs actuelles), etc. Paresseux, incultes, rabat-joie, égoïstes, trop sensibles… la liste est longue. C’est un acharnement sans fondement dont ils ne peuvent sortir que lésés, notamment au travail.

L’épineuse question du logement : le rêve inaccessible de l’autonomie

Eh non, ce n’est pas parce qu’ils sont immatures et fainéants que les jeunes restent de plus en plus longtemps au domicile parental ! C’est parce que le logement leur est moins accessible, en location comme à l’achat. Même quand ils en ont un, c’est avec moins de mètres carrés. Le phénomène des Tanguy (du nom du film éponyme d’Etienne Chatiliez) ne cesse de croître : selon l’Insee, en 2018, 46% des jeunes de 18 à 29 ans habitent chez leurs parents en France, soit une augmentation de 1,4 point depuis l’année de sortie du film Tanguy. Entre 18 et 24 ans, deux jeunes sur trois sont dans ce cas.

« Là où la fracture générationnelle est la plus criante, c’est dans le domaine du patrimoine immobilier » pointe l’autrice. Au point que l’immobilier est devenu « l’empire des vieux ». « L’inflation immobilière a favorisé les “boomers” au détriment des moins de 30 ans d’aujourd’hui », ce qui aura pour conséquence d’augmenter le poids des héritages familiaux. Alors que les membres des générations précédentes pouvaient facilement faire l’acquisition d’un logement et se constituer un patrimoine grâce au fruit de leur travail, c’est nettement plus difficile pour les jeunes générations.

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En somme, c’est l’une des contreparties du travail, l’accès au logement, qui tend à s’affaiblir pour les plus jeunes. Cela explique ce paradoxe : même quand on leur offre un CDI, de nombreux jeunes ne se jettent pas dessus (voire le refusent). Par exemple, ils ne se bousculent pas au portillon de l’Éducation nationale pour devenir fonctionnaires enseignants. Pourquoi ? Parce qu’un salaire d’enseignant (même légèrement amélioré) ne permet pas de se loger dans de bonnes conditions en ville mais exige par contre des sacrifices de liberté importants. Face à tous ces emplois dont les contreparties sont incomplètes, mieux vaut parfois enchaîner les CDD pour garder une meilleure maîtrise de sa carrière et privilégier la flexibilité.

Et, comme un serpent qui se mord la queue, le logement est ainsi devenu LE frein principal à la mobilité et à l’emploi des jeunes (et parfois aussi des moins jeunes). C’est la raison essentielle qui explique les “pénuries” dans les zones où l’immobilier est cher. Concrètement, cela veut dire que pour pouvoir accepter un stage ou un emploi à Paris ou dans une autre grande ville, il faut avoir des parents chez qui habiter. Outre une moindre mobilité, ce problème amplifie les inégalités géographiques et le chômage structurel.

L’impact délétère de la pandémie

« La jeunesse n’a fait l’objet d’aucun traitement de faveur dans la gestion de cette crise. Et même pire : elle a bien souvent fourni un excellent bouc émissaire à tous les commentateurs de la crise » explique Salomé Saqué. Sans RSA, ni chômage partiel, de nombreux jeunes ont subi de plein fouet les conséquences de la crise sur leurs revenus et leur vie. Ils ont souffert de l’isolement. Ils se sont sacrifiés pour les plus âgés mais on les a accusés de propager le virus.

Leur sacrifice a été énorme : petits boulots disparus, études gâchées, stages râtés, mobilités internationales annulées, diplômes dévalorisés… A l’âge où l’on noue les premières relations (amicales, amoureuses et professionnelles), voir tout s’arrêter alors que rien n’a commencé a été extrêmement douloureux. Pour toute la « génération Covid » mal-diplômée, le prix à payer est élevé. « Le salaire médian des jeunes diplômés en emploi baisse pour la deuxième année consécutive. Un jeune diplômé sur quatre occupe un emploi ne correspondant pas à ses attentes ou qualifications, soit un niveau supérieur à l’avant-crise. » Et c’est encore sans compter la détresse psychologique et les problèmes de santé mentale qui les affectent sur le long terme…

La planète brûle : peut-on encore travailler comme si de rien n’était ?

Si différence générationnelle il y a, elle se joue sans doute sur la question de l’environnement. Les jeunes sont plus nombreux à souffrir d’éco-anxiété. Mais « si la crise écologique est le fondement de l’éco-anxiété, c’est surtout le constat de l’inertie des “adultes” qui plonge la jeunesse dans l’angoisse » écrit l’autrice. Ils sont de plus en plus nombreux à faire ce constat amer à propos des entreprises, à l’image des jeunes diplômées d’AgroParisTech ou de Polytechnique en 2022, qui ont invité leurs camarades de promotion à « déserter » la voie professionnelle qui leur est tracée.

À ce titre, la participation massive des jeunes aux manifestations contre la réforme des retraites est significative. Je pense notamment aux slogans de manif comme ceux de la « Techno activiste » mcdansepourleclimat qui a fait danser de nombreuses personnes sur le refrain « Retraite, climat, même combat, pas de retraité·e·s sur une planète brûlée ». Les jeunes manifestants ont posé cette question brûlante (pardon pour le jeu de mots) : peut-on parler de retraite et d’allongement de la durée du travail alors que l’avenir même de notre civilisation est rendu incertain par un travail productif aux conséquences tragiques sur le climat ?

Si la « désertion » du travail « écocidaire » n’est pas le choix de toute une génération, loin s’en faut, elle concerne en revanche une proportion croissante des jeunes diplômés. Cela a également été documenté par la journaliste Marine Miller, dont l’ouvrage La Révolte : enquête sur les jeunes élites face au défi écologique explique qu’une partie de cette génération « est la première à subir directement de son vivant les conséquences du dérèglement climatique ».

« Une bonne dose de désespoir mélangée à une immense indignation qui a au moins le mérite d’empêcher la résignation » résume Salomé Saqué qui nous invite à « en finir avec la guerre des générations ». En effet, ce sont toutes les générations ensemble qui pourront transformer le travail pour le rendre plus durable. Au travail !

Article édité par Clémence Lesacq - Photos Thomas Decamps pour WTTJ

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