Salariés, tous surveillés ?
30 avr. 2019
9min
Il y a encore quelques années, c’était le rôle du manager de constater la baisse de régime d’un employé ou le manque de sérieux de la part d’un autre. La surveillance en entreprise était donc majoritairement subjective, voire intuitive. Bien que cette subjectivité existe encore aujourd’hui, elle peut désormais être renforcée par des outils et des équipements capables de livrer une information objective grâce à des rapports d’activité plus ou moins intrusifs. Entre surveillance et contrôle abusif, la limite est devenue très fine car, si une entreprise se doit de prévenir les utilisations déviantes de ses équipements, elle n’est en aucun cas autorisée à inspecter l’ensemble des faits et gestes de ses salariés sans raison suffisante. Implémenter une stratégie de surveillance dans une entreprise, c’est prendre le risque de briser la confiance entre employeur et employés même si, parfois, certaines mesures sont nécessaires pour assurer la sécurité et l’intégrité de ces derniers.
Comme pour tout, rien n’est tout blanc ni tout noir ; nous vous proposons donc de découvrir les différentes nuances de gris de la surveillance en entreprise.
Les équipements de surveillance
Avec l’avancée de la technologie, les outils de surveillance sont de plus en plus invasifs et puissants, mais cette pratique ne date pas d’aujourd’hui ! Bien avant l’avènement d’Internet, de nombreux systèmes de pointage jonchaient les murs des usines et des feuilles d’émargement circulaient déjà au XIXe siècle. Désormais, grâce aux technologies, les possibilités sont immenses et les entreprises peuvent surveiller de près les allers et venues de leurs employés.
Systèmes de pointage
Bien qu’elles aient tendance à disparaître, il est encore possible de trouver des pointeuses mécaniques dans lesquelles les employés insèrent une fiche cartonnée à chaque arrivée et à chaque départ. Plus modernes et plus répandues, les badgeuses traitent quant à elles l’information digitalement à chaque passage sous un portique, par exemple. Mais les véritables produits de luxe en la matière, ce sont les pointeuses biométriques à empreintes digitales, que nous avions l’occasion d’admirer dans la plupart des James Bond et qui se démocratisent de plus en plus en entreprise car elles ne nécessitent aucun équipement supplémentaire.
L’utilisation de ces machines a longtemps été justifiée par le gain de temps qu’elles représentent, notamment en termes de gestion des ressources humaines. Légalement, l’entreprise doit veiller à ce que le système ne soit en aucun cas falsifiable ; les données prodiguées par la pointeuse ne peuvent, par ailleurs, pas être utilisées pour sanctionner ou licencier un employé trop souvent en retard.
L’entreprise doit veiller à ce que le système ne soit en aucun cas falsifiable
Pour les lecteurs biométriques à empreintes digitales, la CNIL (Commission nationale de l’informatique et des libertés) est encore plus stricte : leur utilisation est réglementée à des problématiques très spécifiques, comme l’accès à des équipements dangereux ou à des données sensibles de l’entreprise, voire de l’État. Plus anecdotique, des entreprises scandinaves et américaines ont testé le principe consistant à implanter une puce RFID sous la peau, mais cette solution permet simplement de se délester du badge et n’offre que peu de possibilité de surveillance.
Vidéosurveillance
Si des entreprises décident d’équiper leurs bureaux et entrepôts de caméras, c’est généralement pour des raisons de sécurité : réduction des vols et collecte de preuves en cas de délit de la part d’un employé ou d’un tiers. Mais avant d’installer lesdites caméras, la législation indique que l’employeur doit en amont consulter ses salariés et son comité d’entreprise. Une autorisation du préfet sera même nécessaire si les espaces de travail sont destinés à être ouverts au public.
L’installation de caméras dans les bureaux est donc totalement licite, mais l’entreprise doit pouvoir justifier ce choix en cas de contrôle : documentation sensible, équipements dangereux, argent liquide, biens de valeur, etc. Attention néanmoins, les caméras ne peuvent pas filmer n’importe quoi. Hormis les cas cités précédemment, un employé sur son poste de travail ne pourra se situer dans le champ de la caméra, et il en va de même pour les zones de pause, les toilettes et les locaux syndicaux. Si en tant qu’employé vous êtes pris d’un doute, vous pouvez à tout moment saisir l’inspection du travail pour organiser un contrôle.
L’entreprise doit pouvoir justifier ce choix en cas de contrôle
Géolocalisation
Géolocaliser un véhicule présente de nombreux avantages pour une entreprise : cette fonctionnalité permet non seulement d’améliorer certains aspects logistiques mais elle est aussi utilisée pour des questions de sécurité et de lutte contre le vol. Des traceurs GPS sont généralement installés dans les véhicules appartenant à l’entreprise ; l’employeur a l’obligation, comme pour les caméras, d’informer les employés en amont. L’utilisation de la géolocalisation doit être justifiée auprès de la CNIL, et la collecte et le traitement des données de localisation en dehors du temps de travail des salariés (pauses et week-ends) sont interdits.
Elle est utilisée pour des questions de sécurité et de lutte contre le vol
Écoutes
Les mêmes principes s’appliquent à l’écoute des communications. Si une entreprise n’a pas besoin de l’accord du salarié pour analyser ses consommations auprès de l’opérateur, elle doit impérativement obtenir son autorisation pour installer un système d’écoute de ses conversations. Cependant, cette autorisation ne suffit pas, l’employeur doit encore une fois pouvoir justifier l’utilisation d’une telle méthode. En France, se servir de sa ligne professionnelle pour passer des appels privés n’est pas puni par la loi, tant que cela ne devient pas abusif.
Se servir de sa ligne professionnelle pour passer des appels privés n’est pas puni par la loi, tant que cela ne devient pas abusif.
Les logiciels de surveillance
Surveiller les déplacements et les actions physiques d’un employé n’est pas la seule dimension que la technologie a perfectionnée. De nos jours, c’est toute l’activité digitale, communications incluses, que les entreprises peuvent contrôler, notamment l’utilisation de l’ordinateur et du téléphone portable, l’activité sur Internet et les applications mobiles, les échanges d’e-mails et de SMS, ainsi que l’extraction et l’importation de données.
Les trackers d’activité
N’allez pas imaginer que ces pratiques soient peu répandues, au contraire les solutions de monitoring d’employés sont nombreuses et les entreprises qui les ont développées bien portantes. Teramind, par exemple, propose un logiciel capable de déterminer si le comportement “digital” d’un employé s’écarte des règles précédemment renseignées par le management. Ainsi, s’il est trop souvent sur les réseaux sociaux alors qu’il travaille au service comptabilité, le logiciel pourra le mettre en évidence. ActivTrak, solution gratuite, permet de quantifier le temps passé par un salarié sur des sites “productifs” ou “non productifs”. Toutes les informations collectées peuvent être traitées par un manager mais aussi par des algorithmes, programmés pour détecter toute anomalie. Le plus fantasque dans cette histoire, c’est que la plupart de ces softwares – disponibles sur ordinateur et téléphone portable – sont totalement invisibles pour l’utilisateur.
Les connexions Internet du salarié pendant son temps de travail sont présumées avoir un caractère professionnel ; l’employeur agit donc en toute légalité en usant de ce genre de solutions, même s’il court le risque de perdre la confiance de ses employés de façon irrévocable. Un salarié peut être licencié pour faute en cas d’usage abusif du réseau Internet. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle ces solutions permettent toutes de bloquer les contenus malveillants ou illégaux afin de limiter automatiquement les utilisations non professionnelles des équipements à disposition.
Des solutions permettent de bloquer les contenus malveillants ou illégaux afin de limiter les utilisations non professionnelles
La lecture des e-mails, des SMS et des fichiers
Légalement, les e-mails échangés par le biais d’une adresse professionnelle et les fichiers stockés sur les ordinateurs de l’entreprise sont la propriété de cette dernière, tout comme les SMS échangés via un téléphone professionnel. Tenir des propos injurieux dans un échange peut dès lors justifier une faute grave, voire un licenciement. Des logiciels ont la possibilité de traiter une quantité phénoménale de courriers électroniques et, en fonction des mots-clés utilisés, d’en faire remonter certains à la direction. Cette pratique permet à l’entreprise, en cas de prévention ou à la suite d’un événement particulier, d’identifier rapidement la source d’un problème. En revanche, si l’objet de l’e-mail indique la mention “personnel” ou “confidentiel”, ce droit devient nul. C’est pour cette raison que la plupart des entreprises stipulent dans leur règlement intérieur que les échanges à teneur personnelle sont formellement interdits, auquel cas même les mentions citées précédemment sont considérées comme étant inutiles.
Des logiciels ont la possibilité de traiter les courriers électroniques et, en fonction des mots-clés utilisés, d’en faire remonter certains à la direction.
Les systèmes de surveillance par le client
Cela fait maintenant 45 minutes que vous attendez le repas du soir que vous avez commandé sur votre service de livraison favori. Le petit vélo en pictogramme semble avoir fait un détour qui n’était pas prévu, et vous commencez à être agacé. Quand le livreur arrive enfin, vous le remerciez en attrapant le sac en papier kraft mais, une fois la porte fermée, vous ouvrez l’application en question pour faire part de votre mécontentement vis-à-vis de la prestation. Ces systèmes de notation sont de plus en plus courants dans le milieu du service et ils ne sont pas sans conséquence.
En demandant directement aux clients leur avis sur la qualité du travail effectué par leurs employés, les entreprises font d’une pierre deux coups. D’une part, les utilisateurs ont le sentiment de contrôler leur expérience client en jugeant régulièrement les prestations dont ils ont fait l’objet ; de l’autre, l’entreprise bénéficie gratuitement d’un superviseur supplémentaire. Si l’on reprend l’exemple cité plus tôt, un livreur en retard sera pris en étau entre les données GPS relevées par l’application et le feedback quasiment immédiat du client. Ce dernier fait alors partie intégrante d’un système de surveillance de l’employé, démocratisé.
Karen Levy et Luke Stark, chercheurs à l’origine de l’article The Surveillant Consumer, nous mettent en garde face à la démocratisation de ce modèle de management émotionnel par le client. Selon eux, ce système risque dans un futur proche de donner naissance au concept de “délation sympathique” où le client est déresponsabilisé à travers une notation anonyme et généralement expéditive qui pourrait avoir de graves conséquences pour l’employé en question.
Ce système risque dans un futur proche de donner naissance au concept de “délation sympathique”
Les répercussions sur les employés
L’importance de la confiance et de la transparence
Lorsqu’une entreprise fait le choix de surveiller ses employés, peu importe le biais choisi et les raisons invoquées, sa stratégie de communication interne ne peut pas être laissée au hasard. Avertir l’employé est un bon début, en plus d’être une obligation légale, mais cela est loin d’être suffisant. Pour éviter de donner l’impression de pratiquer de l’espionnage interne, un employeur doit faire preuve de pédagogie et de transparence afin de maintenir un certain sentiment de confiance et ainsi conserver une bonne ambiance au sein des bureaux.
Éric évoluait dans une entreprise tech équipée du must en termes de logiciels de surveillance d’activités étant donné que les employés manipulaient régulièrement des données sensibles. « Nous avions tous des ordinateurs que nous ne pouvions débloquer qu’avec notre empreinte digitale. Ils étaient tous équipés d’une surcouche logicielle permettant de les contrôler à distance et de les effacer en cas de vol ou de pépin. Je crois que la messagerie aussi était contrôlée, il était impossible d’envoyer un e-mail comportant des informations confidentielles. » En parallèle, l’entreprise proposait un grand nombre de formations et d’ateliers liés aux procédés d’anticorruption en particulier et à la cybersécurité en général afin que tout le monde soit au même niveau de sensibilisation et d’information vis-à-vis de ces systèmes.
Conscient de la nécessité pour une entreprise de protéger sa propriété intellectuelle, Éric n’était pas gêné par cette politique de surveillance. «De mon point de vue, disons que ce n’était pas vraiment être surveillé, cela fait simplement partie d’une politique de sécurité pour éviter les fuites. Nous étions tous au courant, ce qui nous obligeait à prêter attention à la manière d’échanger des informations. C’était simplement dissuasif. »
Tout le monde doit être au même niveau de sensibilisation et d’information vis-à-vis de ces systèmes.
Plus de contrôle ne veut pas dire plus de productivité
Nous avons abordé plus tôt le sujet des logiciels capables de relever les temps d’écran d’un employé. Néanmoins, ces logiciels présentent une limite. Prenons le cas d’un commercial, dont la mission principale est de prospecter par téléphone. Peut-on réellement estimer sa productivité uniquement en fonction du temps passé sur son CRM ou sa base de données de contacts ? Et si, avant chaque appel, ledit commercial prenait le temps d’aller se renseigner sur son interlocuteur sur les réseaux sociaux ou d’aller éplucher son site web histoire d’affiner son discours ? S’il on en croit le logiciel, il pourra être qualifié d’improductif, alors qu’en réalité la qualité de ses appels fera qu’il décrochera plus de rendez-vous que s’il n’avait pas préparé son discours.
Selon Philippe Silberzahn, professeur de management, «la majorité des directeurs sont formés en priorité à contrôler leurs collaborateurs, et 30 % à 50 % de leur temps est dédié à cette activité », sous prétexte que cela permet de conserver un niveau de productivité élevé. Pourtant, cultiver une activité de surveillance aurait l’effet inverse. Si un employé est surveillé, il sera forcé d’appliquer la méthode de travail qui lui a été transmise. Mais toute procédure peut être améliorée, et laisser de la liberté à ses collaborateurs permet justement de les rendre plus créatifs et donc plus productifs, en les autorisant indirectement à développer l’organisation et la méthodologie qui leur conviennent le mieux.
Par le passé, Paul s’est senti victime d’espionnage, « Un soir, j’ai dû rester tard au bureau et, juste avant de partir, une collègue m’a prévenu : “Pas de folie ici, on est filmé !” » Au départ, Paul avait tendance à en rire, mais rapidement une espèce de pression est venue s’installer. « *Pour les employés qui n’ont pas confiance en leurs compétences, les caméras donnent l’effet d’un management par le stress, les gens ont l’impression que leur supérieur est constamment à regarder leur écran par-dessus leur épaule, et cela peut même facilement mener à un burn-out. »
Surveiller un employé peut aussi lui envoyer le message que la quantité de travail est plus importante que la qualité surtout dans un pays où le présentéisme est encore très fort. De plus, les salariés sous surveillance sont beaucoup plus soumis au stress, à l’anxiété et à la dépression que ceux qui ont droit à un certain degré de liberté, et leur productivité sera forcément dégradée.
Les salariés sous surveillance sont beaucoup plus soumis au stress, à l’anxiété et à la dépression
Tant que les entreprises ont la capacité de justifier l’utilisation d’un système de surveillance et préviennent leurs employés, alors tout est envisageable. Néanmoins, un employeur se doit de ne pas céder à la paranoïa, s’il ne souhaite pas dégrader considérablement l’ambiance et la productivité au sein de ses bureaux. La dimension de confiance prend ici toute son ampleur, afin que les règles de sécurité soient respectées sans pour autant être contraint de faire appel à Big Brother.
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