Amazon, Ubisoft... la fin du télétravail a-t-elle (vraiment) sonné ?

22 oct. 2024

7min

Amazon, Ubisoft... la fin du télétravail a-t-elle (vraiment) sonné ?
auteur.e
Ingrid de Chevigny

Freelance Content Writer & Content Strategist pour start-ups B2B

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Alors que le télétravail semblait s’être imposé comme une nouvelle norme depuis la période post-Covid, les entreprises sont aujourd’hui de plus en plus nombreuses à en réévaluer la place dans leur organisation. En France, l’avenir du modèle est plus que jamais au cœur des débats.

Coup de tonnerre dans le monde de la tech : mi-septembre, le géant Amazon a annoncé à ses salariés qu’ils devraient de nouveau travailler en présentiel à temps plein à compter de janvier 2025. Depuis, le sujet du retour au bureau déchaîne les passions et fait couler beaucoup d’encre dans les médias. Il faut dire que cette nouvelle, loin d’être une initiative isolée, reflète une tendance plus globale. D’après une étude KPMG de 2023, 62 % des dirigeants mondiaux estiment ainsi que le télétravail pourrait disparaître d’ici fin 2026.

Au cours des derniers mois, de nombreuses autres grandes entreprises américaines telles que Dell, Google et même Zoom -pourtant devenu le symbole du travail à distance pendant la pandémie- sont, elles aussi, partiellement revenues sur leur « remote policy ». Un phénomène qui invite à regarder de plus près la situation en France : les entreprises de l’Hexagone sont-elles en train d’emboîter le pas à leurs consœurs américaines ? Quels choix font-elles face à des salariés qui aspirent à toujours plus de flexibilité ? Le débat est lancé…

Le télétravail sous le feu des critiques, en France et partout dans le monde

Les bénéfices du télétravail, plus que jamais questionnés

Lors du Forum économique de Davos, en janvier dernier, le PDG de L’Oréal, Nicolas Hieronimus, n’a pas mâché ses mots sur les télétravailleurs, estimant qu’ils n’ont « absolument aucun attachement, aucune passion, aucune créativité ». Et il n’est visiblement pas le seul à considérer que le remote est néfaste en matière d’engagement. Wilfried Granier, fondateur et CEO de l’entreprise Superprof affirme, en effet, que « le télétravail, c’est très bien pour le salarié, mais c’est mortifère pour l’équipe et pour l’ambiance dans les bureaux. Je suis convaincu que ça tue certaines entreprises ».

Pour sa part, il a fait le choix de ré-imposer le présentiel à 100 % à ses équipes. Pour s’en expliquer, il pointe également les effets délétères du télétravail sur la santé mentale des collaborateurs. « Il n’y a rien de plus épuisant que de passer sa journée en visio. Et quand on travaille de chez soi, les frontières entre vie pro et perso sont souvent floues. Beaucoup de salariés travaillent le soir ou le week-end et les entreprises ne peuvent pas le contrôler », affirme-t-il.

Une évolution des perspectives dans un marché du travail morose

Alexis Eve, coach de managers et dirigeants au sein de sa structure Yaniro, confirme cette désillusion grandissante envers le télétravail dans la tech française. De plus, il observe que cette tendance s’inscrit dans un contexte d’austérité et de pression économique accrue. « Le retour au bureau est souvent mis sur la table après un plan de licenciement ou dans les entreprises en quête urgente de rentabilité », remarque-t-il. Un retour qu’il juge, d’ailleurs, souvent motivé par de mauvaises raisons. Plutôt que de chercher le meilleur modèle d’organisation, les entreprises cherchent à reprendre le contrôle, convaincues à tort que cela améliorera leur performance. « J’entends souvent des réactions du type “Bon, maintenant ça suffit !”, comme si les dernières années de flexibilité n’étaient qu’une parenthèse, et qu’il était temps de resserrer la vis », explique-t-il.

Un point de vue partagé par Samuel Durand, auteur et conférencier sur le futur du travail, pour qui le télétravail est devenu un « bouc émissaire commode ». « La décision de faire revenir les employés au bureau n’est pas motivée par des données solides sur des supposées baisses de productivité ou de créativité, mais simplement par l’égo et l’instinct de managers qui se sentent dépassés ! », considère-t-il. De son côté, Thomas Hervet, fondateur de l’entreprise Wopilo et fervent partisan du télétravail, constate que le retour en grâce du présentiel est, par ailleurs, facilité par un retournement du rapport de force sur le marché du recrutement. « L’ère où les talents dictaient les conditions semble toucher à sa fin. Les entreprises peuvent désormais se permettre de proposer des avantages plus limités aux employés », analyse-t-il.

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Retour au bureau : une tendance qui gagne du terrain, mais reste encore limitée en France

Quelques entreprises qui assument un retour au 100 % présentiel

Wilfried Granier est l’un des rares dirigeants français à parler ouvertement de sa décision de supprimer le télétravail pour les 200 collaborateurs de Superprof. « Comme tout le monde, nous avions adopté le télétravail pour garantir la sécurité de nos salariés pendant le Covid, mais ma vision a toujours été de privilégier le présentiel. Je crois fermement que le lien humain est essentiel à notre succès, et indispensable à nos ambitions de croissance », défend-t-il.

Comment a-t-il concrètement orchestré ce retour au bureau dans son entreprise ? Le nombre de jours de télétravail a progressivement été réduit, passant à deux, puis à un jour par semaine, avant qu’un retour total ne soit finalement annoncé il y a quelques mois, lors d’une séance plénière réunissant tous les salariés. « Cela n’a été une surprise pour personne car nous en avons toujours parlé. Si certains de nos collaborateurs ont pu ressentir une certaine perte de liberté, la transition s’est globalement très bien passée », raconte Wilfried Granier. Un cas qui fait toutefois figure d’exception en France, comme le note Samuel Durand. « Il n’y a pas de véritable charge contre le télétravail au point de revenir au 100 % présentiel. D’ailleurs, même aux États-Unis, le cas d’Amazon reste isolé et peu représentatif de ce qu’il se passe pour la majorité des entreprises », souligne-t-il.

Des politiques de remote plutôt maintenues, mais revues à la baisse

Pour l’instant, la plupart des entreprises adoptent une approche plus nuancée du retour au bureau, en durcissant leurs politiques sans pour autant abandonner complètement le télétravail. C’est le cas de plusieurs grandes entreprises françaises, comme Ubisoft et Publicis, qui ont demandé à leurs employés de revenir au bureau au moins trois jours par semaine. Mais ces ajustements ne se font pas sans résistances : chez Ubisoft par exemple, cette décision a conduit à une grève historique de trois jours à partir du 15 octobre. Tandis que, selon une enquête, l’annonce d’Amazon a conduit 73 % de ses salariés à envisager de chercher un autre emploi, et 32 % disent connaître quelqu’un qui a déjà démissionné face à cette nouvelle politique.

Revenir au 100 % présentiel est donc un choix très délicat pour les organisations. « Celles qui forcent le retour au bureau risquent une vraie perte de talents, car la flexibilité est devenue en quelques années un critère clé pour les employés, et sur beaucoup de métiers qui le permettent, l’absence de télétravail est un no-go. Les gens ont réorganisé leur vie différemment, et il paraît inconcevable de faire les trajets cinq jours par semaine », alerte Samuel Durand. Wilfried Granier constate, en effet, une certaine frilosité sur le sujet : « Quand j’échange avec des amis dirigeants, beaucoup me disent qu’ils aimeraient mettre fin au télétravail, mais qu’ils n’osent pas le faire pour cette raison. »

Le télétravail n’a pas dit son dernier mot

Malgré tous les débats actuels autour du retour au bureau, il faut quand même souligner que le travail en remote continue de séduire de nombreuses organisations. Thomas Hervet en a fait un pilier du modèle de Wopilo : pour sa quinzaine de salariés, le télétravail est la norme, avec seulement deux lundis et deux vendredis par mois obligatoires au bureau. Le fondateur se félicite des résultats obtenus : « Tout le monde se sent bien et se donne à 100 % dans son travail. C’est aussi un vrai plus à l’heure de recruter. »

Alexis Eve privilégie également le télétravail dans son organisation. Il y voit de nombreux avantages, notamment en termes de recrutement : offrir des postes en full remote lui permet de mobiliser des talents sur un scope géographique bien plus large que s’ils étaient tous rattachés à un même bureau. Ses collaborateurs sont répartis dans toute la France, mais aussi à l’international, comme au Portugal. Au-delà des avantages organisationnels, il estime que le télétravail contribue grandement à l’amélioration de la qualité de vie des salariés. « En évitant une heure de trajet aller et retour, un salarié peut gagner 10 heures par semaine, qu’il peut consacrer à sa famille, à ses hobbies, à ses projets personnels… et cela a une valeur inestimable ! », note-t-il.

Remote vs présentiel : une équation à résoudre dans chaque entreprise

À chaque entreprise, son modèle idéal

Finalement, « il n’y a pas de solution miracle », se rend à l’évidence Samuel Durand. Chaque organisation doit trouver son propre équilibre en fonction de ses besoins et de sa culture. Thomas Hervet le confirme pour Wopilo : « Le télétravail fonctionne très bien chez nous, mais il repose avant tout sur la confiance et sur l’intelligence collective. C’est bien plus facile à gérer dans une petite structure. » Il admet d’ailleurs que si l’entreprise venait à croître, sa politique pourrait évoluer. Alors, comment les entreprises peuvent-elles trouver le bon équilibre entre télétravail et présentiel ?

Alexis Eve recommande aux dirigeants de travailler en étroite collaboration avec leurs équipes RH, et d’impliquer les salariés, pour identifier quelles activités se prêtent au remote et lesquelles souffrent en termes de productivité. « L’idéal est d’imposer le présentiel pour ces tâches spécifiques, tout en laissant une flexibilité totale pour le reste », explique-t-il. Cependant, pour que cette approche fonctionne, il insiste sur l’importance de s’appuyer sur des données concrètes : « Dire simplement ”On travaille mieux tous ensemble” ne suffit pas ! Il faut des faits et des analyses pour ajuster le modèle aux besoins réels de l’entreprise. »

Mettre en place un cadre organisationnel adapté

Quel que soit le modèle adopté, le succès semble avant tout reposer sur la manière dont il est mis en œuvre. Adapter les outils, le mode de management ou encore les espaces de travail est essentiel. Chez Superprof, par exemple, l’absence de télétravail est compensée par d’autres avantages de taille. « Nous avons des bureaux très attractifs à Paris et Lyon, qui ont été conçus en collaboration avec les salariés, et une politique de rémunération extrêmement compétitive », précise Wilfried Granier.

Chez Wopilo, le télétravail s’accompagne, quant à lui, de règles claires : chacun doit indiquer sa présence au bureau sur un planning à sept jours pour donner de la visibilité aux autres. Et les intérêts de l’entreprise doivent toujours primer : en cas de besoin, chacun doit se rendre disponible en présentiel. Alexis Eve insiste, par ailleurs, sur l’importance d’un cadre de performance clair pour que le télétravail fonctionne efficacement. Selon lui, la clé est de fixer à chaque collaborateur des objectifs précis et des indicateurs mesurables : « Il faut définir le why, le what et le when, mais laisser le how à la discrétion des employés. »

En définitive, le véritable défi pour les entreprises n’est peut-être pas de trancher entre présentiel et remote, mais plutôt de créer un modèle global qui leur permette de répondre à leurs enjeux de performance, tout en restant en phase avec les attentes de leurs collaborateurs. À chaque organisation, en somme, de tracer sa propre voie !

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Article rédigé par Ingrid de Chevigny et édité par Mélissa Darré, photo par Thomas Decamps.