Espagne : le télétravail en prison, un modèle généralisable ?
13 sept. 2022
5min
Journaliste indépendante
L’Espagne, pays très progressiste en matière des droits des personnes incarcérées, vient d’autoriser les détenus à télétravailler depuis les prisons. Une petite révolution, qui devrait leur permettre d’accéder à de nouveaux employeurs, de meilleurs emplois et au droit du travail commun, dont ils étaient privés jusque-là. Mais entre fracture numérique et difficultés d’insertion, ce modèle a-t-il une chance de se généraliser ?
« La plupart des détenus souhaitent travailler et il n’est pas rare que l’on reçoive des messages de détenus qui nous indiquent que malgré des demandes répétées, l’offre de travail demeure insuffisante. » Pour Prune Missoffe, chargée de plaidoyer à l’Observatoire national des prisons, le manque d’opportunités d’emplois pour les détenus les contraint aujourd’hui à se priver de biens de consommation courante, comme de la nourriture ou la possibilité de téléphoner à leurs familles. En France, près d’un tiers des détenus (32%) travaille aujourd’hui en prison, contre près de 50% d’entre eux dans les années 2000. Cette situation, commune à plusieurs pays d’Europe, a conduit l’Espagne à actualiser les droits de ses détenus, ce qui devrait leur permettre de réaliser certaines tâches via internet, y compris de télétravailler depuis leurs cellules pour des entreprises extérieures. Les détenus devraient pouvoir effectuer des travaux sur le web, à l’image des travailleurs du clic aujourd’hui. Une première à l’échelle mondiale puisqu’à l’heure actuelle, seuls quelques rares pays, comme la Finlande, autorisent les détenus à utiliser internet depuis les établissements d’incarcération.
« Cette réforme est intéressante parce qu’elle peut conduire à développer le travail en prison, qui a eu tendance à se raréfier ces dernières années » relève Philippe Auvergnon, directeur de recherche au CNRS et professeur de droit du travail à l’université de Bordeaux. « Il est assez difficile d’avoir un travail en prison aujourd’hui : les places sont chères et pour avoir un emploi, il faut être incarcéré suffisamment longtemps pour y avoir droit. Ce qui concerne de fait une minorité de détenus » confirme Lara Mahi, docteure en sociologie à l’université Paris-Nanterre.
S’il était autrefois monnaie courante pour les entreprises françaises de sous-traiter certaines tâches ingrates à des prisonniers - tri d’objets industriels, flaconnage, etc -, pour des prix compétitifs, puisque les prisonniers ne bénéficient pas du droit du travail, la crise financière de 2008 a sérieusement rebattu les cartes. Ces productions, qui ne nécessitent aucune qualification spécifique ont été redirigées vers des zones ultra-compétitives, comme les zones franches et certaines îles, où les entreprises sont exonérées d’impôts.
Accéder à de meilleures conditions de travail
Sur près de 70 000 détenus en France aujourd’hui, seulement un tiers bénéficie d’un emploi. « Et pour ceux qui en ont un, ça n’est pas un travail comme nous pouvons en avoir vous et moi ! » alerte Philippe Auvergnon. Puisque les contrats de travail n’existent pas en prison, le droit ne s’applique pas… et conduit à des situations qui sembleraient délirantes, hors établissement pénitentiaire. « Au-delà des tâches ingrates voire carrément humiliantes que l’on effectue en prison, c’est l’administration financière qui fixe les salaires minimums et les change quand bon lui semble. Elle décide également de la durée du travail : certains jours les détenus peuvent être appelés, d’autres non. Ces derniers n’ont aucune visibilité sur leur relation de travail. La prison est une sorte de laboratoire de l’hyperflexibilité » résume-t-il.
En 2009, la ministre française de la Justice Rachida Dati échoue à faire passer une loi rendant légaux les contrats de travail en établissement pénitentiaire. « Mais pour ceux qui ont un emploi en dehors de la prison (comme les détenus placés en liberté conditionnelle, qui peuvent sortir la journée et doivent rentrer le soir, ndlr), c’est le droit du travail qui s’applique » ajoute Philippe Auvergnon. Dans ces conditions, avoir un emploi à l’extérieur, même en télétravail, pourrait permettre aux personnes incarcérées de bénéficier du droit du travail. En effet, les détenus, lorsqu’ils sont employés au sein des prisons, ne peuvent pas bénéficier du Droit du travail commun, mais de contrats spécifiques, avec des droits moindres en termes de temps de travail et de salaires. En France, on estime par exemple qu’ils sont payés entre 20% et 45% du SMIC, selon les tâches demandées.
Une avancée importante, tant les conditions de travail actuelles sont proches « d’une forme d’esclavagisme », selon le chercheur. Le télétravail depuis les prisons pourrait-il permettre d’en finir avec cette situation de non-droit et permettre aux prisonniers d’accéder à de meilleures rémunérations ? « C’est le grand enjeu de la réforme espagnole : revaloriser le travail en le rendant moins pénible, donner des droits et diversifier l’offre de travail en faisant venir de nouvelles entreprises dans les prisons » analyse Philippe Auvergnon.
C’est également ce que préconisait dans une note l’Institut Montaigne, qui recommandait d’utiliser le numérique pour « enrichir » le travail des personnes incarcérées. « Peut-on raisonnablement penser qu’il est possible d’amener un détenu vers une qualification professionnelle et un emploi à la sortie en le coupant en détention de tous les outils utilisés à l’extérieur par les entreprises ? » interrogeait l’auteur du rapport. L’institut, dans ses suggestions, préconisait notamment la « création d’entreprises web en détention » et l’installation « de plateformes numériques dans l’ensemble des établissements ».
« Si elle est intéressante, la réforme ne concerne cependant pas tout le monde » concède Philippe Auvergnon. Car si le télétravail peut être vertueux en prison, il suppose que les détenus aient les fameux “savoir être” (les soft skills) et sachent manipuler les outils numériques. « On estime aujourd’hui qu’un tiers de détenus développent en prison des troubles psychiques qui les rendent inaptes à travailler et un autre tiers qui n’a jamais travaillé et aurait besoin d’une formation pour débuter » ajoute le chercheur.
Une généralisation possible?
« On peut aussi se demander si les établissements pénitentiaires se donneront les moyens de former les détenus pour pouvoir exercer ces activités-là » s’interroge Jean-Philippe Melchior, maître de conférences en sociologie à l’université du Maine et membre du laboratoire ESO-Le Mans. Selon lui, les prisons fonctionnent encore aujourd’hui de manière très coercitives, à grands coups de surveillance et d’interdiction. L’octroi de libertés nouvelles ferait mouche, et s’inscrirait en faux par rapport aux évolutions récentes de l’institution. « En France (où les prisonniers n’ont pas le droit d’avoir accès à internet, ndlr), les établissements sont obsédés par le contrôle des liens qu’entretiennent les détenus avec l’extérieur, les gardiens passent leurs temps à essayer de confisquer les portables qui entrent en masse à l’intérieur, par exemple. » Alors, forcément, l’accès à un ordinateur pour les prisonniers risque de prendre du temps avant d’être mis à l’ordre du jour dans l’Hexagone, en retard en matière de droit des travailleurs en prison par rapport à ses voisins européens.
« Si le télétravail en prison consiste à avoir son ordinateur dans sa cellule, j’ai tendance à penser que cela ne marchera pas » ajoute Omar Zanna, Professeur à l’Université́ du Mans et co-directeur du Centre de Recherche en Éducation de Nantes (Cren). Le sociologue, qui a planché sur le travail dans les “nouvelles” prisons françaises (aménagées pour être plus confortables, notamment d’un point de vue sanitaire, ndlr), pointe l’importance de la sociabilité au travail, accrue par la solitude de la détention. « S’il y a un enjeu financier dans le travail en prison, il est dérisoire par rapport à d’autres problématiques, comme celle d’entretenir des liens sociaux. Pouvoir travailler en prison, c’est surtout avoir l’opportunité de sortir de sa cellule, de faire des rencontres, de développer des sociabilités. En clair, d’avoir l’impression d’être libre » ajoute-t-il. Pas sûr que rester enfermé dans sa cellule soit souhaitable dans ces conditions, même si cela permet de travailler et d’être mieux payé. Et l’aménagement d’espaces dédiés au télétravail ? « Chaque déplacement engendre d’énormes contraintes de sécurité. Dans ce contexte de surpopulation carcérale, les prisons risqueraient de ne pas avoir le temps, ou de ne pas souhaiter prendre le risque de sortir simultanément plusieurs détenus de leur cellule » ajoute-t-il. Comme la plupart des activités en prison, le télétravail pourrait pâtir de la surcharge de travail qui pèse sur les personnels pénitentiaires.
« Il faut aussi tenir compte du contexte politique » indique Jean-Philippe Melchior. « Il y a cette petite musique qui monte, selon laquelle les détenus seraient quand même super bien lotis puisqu’ils ont accès à la télévision et le droit de faire du sport, tout ça sur nos impôts. Il y a une incompréhension de ce qu’est l’enfermement, et de la pénibilité que représente une privation de liberté » analyse le sociologue. À l’image de la polémique qui a occupé les médias durant tout l’été, après qu’une vidéo de la prison de Fresnes montrant un détenu et un gardien de prison faisant du karting ait été publiée sur les réseaux sociaux. « Pourtant, dans l’opinion publique, on continue de penser que la prison, parce qu’ils ont la télé, c’est un peu le club Med. »
Article édité par Naiara Reig ; photos : Thomas Decamps pour WTTJ
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