Crise et nouvelles formes de travail : « Il est important d’être utopiste »
21 juin 2021
7min
Journaliste freelance.
Albert Cañigueral est devenu une référence en matière d’économie des plateformes grâce à son expérience en tant que fondateur du blog Consumo Colaborativo et en tant que responsable du développement de la plateforme OuiShare en Espagne, une communauté internationale axée sur l’économie collaborative. Il a publié en 2020 un livre « El trabajo ya no es lo que era: nuevas formas de trabajar, otra forma de vivir » (non traduit en français) dans lequel il se penche sur l’impact de la technologie dans le monde du travail. Il y questionne aussi le mode de travail actuel et propose de nouvelles pistes pour appréhender les relations professionnelles.
Interview avec Albert Cañigueral, l’homme qui défend le droit des rêveurs de réinventer le système grâce à leurs idées.
À quel moment de votre carrière les nouvelles technologies, l’économie des plateformes et les réflexions sur le monde du travail se sont-elles rejointes dans votre esprit ?
Tout a commencé en 2011 lorsque j’ai créé le blog Consumo Colaborativo pour traiter de l’actualité des start-up et des services de consommation collaborative. J’ai été le premier à explorer les premières plateformes numériques, aux débuts d’AirBnB et quand Uber et Wallapop n’existaient pas encore.
Un peu plus tard, pour l’édition 2017 du OuiShare Fest, un événement espagnol organisé par le collectif OuiShare pour qui je travaille, je me suis retrouvé à organiser un débat intitulé : « Ton chef sera un algorithme. Les impacts sociaux de la plateformisation du travail ». Des avocats du droit du travail, des directeurs de plateformes, les premiers livreurs à vélo qui apparaissaient dans la presse, des personnes travaillant pour des organisations de consommation et des représentants du gouvernement avaient fait le déplacement. C’est à ce moment-là que j’ai pris conscience de la complexité de la question du travail et que je me suis intéressé au sujet.
Qu’avez-vous appris depuis cet événement ? Quelles conclusions avez-vous tirées de la place croissante que nous accordons à la technologie ?
Nous avons appris que nous ne devons pas accepter le déterminisme technologique comme quelque chose de sûr et d’acquis, mais que nous devons au contraire avoir une vision critique. Le grand défi des innovations est qu’elles arrivent très rapidement dans nos vies, et cette vitesse diminue notre capacité à réfléchir à leurs impacts. L’idée n’est pas de faire comme les Amish qui attendent 40 ans pour accepter la moindre technologie, mais on n’est pas non plus obligés d’accueillir la moindre technologie à bras ouverts sans se poser de question.
Nous avons également découvert une autre manière de travailler. OuiShare n’a pas d’employés, il s’agit d’une association faîtière (association d’institutions, qui travaillent ensemble pour coordonner leurs activités, ndlr) dans laquelle nous travaillons tous. Nous sommes donc tous indépendants et proposons nos prestations de conseil et de formation sous cette entité.
Diriez-vous que la société a cette vision critique vis-à-vis de la technologie ?
Pendant des années, l’approche habituelle était de dire que toute innovation était bonne en soi. Les gens ont commencé à se poser des questions avec la régulation des monopoles aux États-Unis et les documentaires tels que Derrière nos écrans de fumées. Le philosophe français Paul Virilio parlait du concept de « l’accident originel » car toute technologie, aussi bonne puisse-t-elle nous sembler, entraîne implicitement son propre « accident ». Par exemple, en inventant le bateau, on invente le naufrage. Pour cette raison, toute avancée doit s’accompagner d’une régularisation visant à minimiser les incidents découlant de cette nouvelle technologie.
Que se passerait-il dans le monde des technologies liées au travail, si nous appliquions la logique de développement des vaccins (c’est-à-dire avec des phases d’échantillonnages et de tests avant leur introduction et leur distribution, ndlr) ? Aujourd’hui, on déploie des innovations à toute vitesse, sans réellement connaître leur futur impact.
Dans votre livre, vous expliquez qu’un changement de paradigme dans le monde du travail est en train de s’effectuer : celui du passage d’un modèle de production “d’usine” à un modèle fragmenté (freelancing, ubérisation, etc.) Quelles en sont les répercussions sociales et économiques ?
J’ai été salarié et aujourd’hui je travaille à mon compte. On peut donc dire que j’ai moi-même fait un pas vers cette fragmentation ! Ce qui est certain, c’est que le modèle fragmenté n’est pas viable s’il entraîne une instabilité des revenus et un accès au système de protection sociale plus difficile. Aujourd’hui, tout est conçu pour le modèle de travail traditionnel, ce qui veut dire que les nouveaux modèles partent avec un désavantage. Pour s’assurer un avenir, ce nouveau modèle fragmenté doit donc se repenser. En ce qui me concerne, un collectif comme OuiShare me permet d’avoir un sentiment d’appartenance. La stabilité passe également par la mutualisation des finances et la gestion des indépendants.
Une des questions que vous posez dans votre livre est de savoir si le travail salarié est vraiment la meilleure invention de l’humanité. Existe-t-il des alternatives à ce système d’échanges ?
La façon de travailler actuelle est un « accident » historique qui n’a qu’un siècle environ. J’espère que le modèle salarial ne sera pas le dernier type de relation professionnelle que nous verrons. Je crois que nous pouvons trouver un équilibre pour ne pas perdre tout ce que nous avons acquis avec la formule du contrat salarié, car c’est le résultat de plusieurs décennies de lutte. Mais nous devons le rappeler haut et fort : Personne n’a jamais dit que la meilleure façon de travailler était de passer huit heures par jour au même endroit avec les mêmes personnes. Et si j’ai envie d’être cuisinier le matin et journaliste l’après-midi ? Le modèle fragmenté pourrait alors être le bon, et nous rendrait sûrement plus heureux que l’usine.
Dans le livre, vous citez Tom Malone, professeur au MIT, : « Mon père n’a eu qu’un seul travail toute sa vie, moi j’en aurais sept différents au cours de la mienne, et mes enfants en auront à leur tour sept ». Est-ce une avancée ou une régression ?
On a accepté que la plus grande partie de nos revenus dépende du salaire qui est versé par un employeur unique. Cela ne nous rend pas très résilients car si cette source de revenus s’épuise, il ne nous reste rien. Il semble plus judicieux d’avoir quatre revenus de 500 euros qu’un seul de 2 000 euros, parce que s’il y en a un qui tombe à l’eau, vous avez encore de la marge pour rattraper le coup. Les indépendants sont un bon exemple de cette idée car ils doivent diversifier leur portefeuille de clients et trouver une certaine continuité. Vous pouvez avoir des projets de longue durée qui vous assurent une base et tester d’autres choses en complément, en fonction de vos compétences ou de vos passions. Il convient d’avoir une stratégie précise, mais le droit du travail comme les acquis sociaux doivent s’adapter pour répondre à cette nouvelle réalité.
La crise du Covid-19 a accéléré certaines mutations du monde du travail, comme le télétravail. Quelles autres nouveautés allons-nous voir arriver ?
D’ores et déjà, les entreprises embauchent des personnes qui n’ont jamais vu leurs locaux. De plus, le télétravail a rendu les horaires de travail plus flexibles et on développe le travail par objectifs. Ce sont de petites évolutions qui vont s’accumuler pour créer un monde dans lequel les entreprises pourront avoir une main-d’œuvre hybride. Cela signifie avoir des employés dans un modèle de travail plus traditionnel et à long terme (qui seraient également présents dans les locaux de l’entreprise), ainsi qu’un nombre croissant de personnes qui seraient liées à l’entreprise pour des projets précis et qui seraient très rarement sur place. Pour ne pas dire jamais. Cela permettra de pouvoir compter sur des professionnels qui ne vivent pas à proximité de l’entreprise.
L’économie collaborative et l’économie circulaire prennent de l’ampleur. Quel est le rôle des plateformes et des communautés locales dans ce nouveau panorama ?
Nous pensons encore à tord que les plateformes numériques doivent continuer d’opérer à grande échelle, car la plupart de celles qui font la Une des médias sont des plateformes qui fonctionnent à l’international. Mais en réalité, et c’est une bonne nouvelle, elles sont aussi efficaces à plus petite échelle. Je crois qu’on se réappropriera certains éléments essentiels de nos vies que nous avions délégués à des sociétés ou des plateformes et qu’on se rappellera que ce qui est petit est beau, parce qu’on perd en humanité lorsque les choses se font à grande échelle. Dans le monde du travail, certaines plateformes coopératives souhaitent s’approprier les valeurs des coopératives traditionnelles tout en bénéficiant de la productivité du monde numérique.
L’un des thèmes récurrents du monde du travail actuel est l’adaptabilité aux nouveaux défis. Quel type de formation sera bénéfique aux professionnels d’aujourd’hui et de demain ?
Le Covid a eu l’effet d’un Master en adaptabilité. Nous avons appris qu’on pouvait mieux s’adapter que ce que l’on croyait, même si c’était à cause d’un cas de force majeure. Je suggérerais aux gens d’apprendre à apprendre, mais aussi d’apprendre à désapprendre. Parce que souvent, les vérités que l’on considère comme établies nous empêchent d’être capable de nous adapter et d’interpréter la réalité. Remettre en question tout ce que nous pensions immuable est une compétence intéressante. Vu la vitesse à laquelle les choses évoluent actuellement, nous devons sans cesse continuer d’apprendre. Et ça vaut également pour les entreprises qui doivent devenir des centres de formation.
Chaque époque a connu de grandes avancées technologiques. Si l’histoire fonctionne par cycles, comment imaginez-vous l’avenir proche ?
Il y a plein de futurs possibles. Ce qu’on peut faire, c’est prendre aujourd’hui des décisions qui favoriseront un futur ou un autre. Dans le livre, j’aborde sept utopies. La première : un nouveau langage pour construire le futur des emplois. La deuxième : accepter et profiter de la diversité. La troisième : les futurs se composent de groupes de personnes et d’entreprises. La quatrième : un bon travail et de bonnes entreprises. La cinquième : la garantie des droits d’être et non de faire. La sixième : avoir une technologie éthique pour un monde meilleur. Et la septième : un travail à faible émission de carbone pour créer une société plus durable sur le plan environnemental.
Les rêveurs ont-ils encore une marge de manœuvre ?
Il est important de continuer à créer des imaginaires personnels et collectifs sur la direction que nous pourrions emprunter. Par exemple, il est nécessaire que des personnes défendent l’idée selon laquelle nos revenus ne doivent pas dépendre de notre capacité de production. Cela signifie qu’il faudra repenser le travail rémunéré, le travail non rémunéré et les systèmes fiscaux. Je pense qu’une partie de la société serait certainement plus heureuse si elle n’était pas obligée d’avoir un travail rémunéré, parce que ces personnes ont d’autres intérêts et valeurs pour la société. C’est une voie envisageable. En temps de crise, de changement et de catharsis, il est important d’être utopiste.
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Photos by WTTJ ; Traduit de l’espagnol par Sophie Pronier
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