Télétravail : le management (aussi) doit être ménagé

30 avr. 2021

6min

Télétravail : le management (aussi) doit être ménagé
auteur.e.s
Christophe NguyenExpert du Lab

Psychologue du travail, enseignant et conférencier, spécialiste des risques psychosociaux

Thomas Decamps

Photographe chez Welcome to the Jungle

« Depuis un an de crise, je ne gère que les urgences. J’étais déjà chargé, mais avec le télétravail, tout ce qui prenait deux minutes à se régler au bureau devient un coup de fil, un mail… c’est clairement une charge de travail en plus. Ce qu’on gagne en temps de transport est par ailleurs remplacé par des Teams, et on n’a globalement plus le temps de manager : je n’en vois pas le bout. Je sais que je devrais pouvoir m’occuper du collectif, mais je ne peux pas, d’autant que les gens sont lassés d’être à distance : ils ne participent même plus aux e-cafés… Je suis assez frustré. Quand on a comme moi trente personnes à gérer, on ne peut pas échanger avec tout le monde, et on ne sait plus comment va chacun moralement… Jusqu’à ce qu’un jour, boom, on doive de nouveau gérer en mode crise le fait qu’une personne va mal. Tout n’est plus que gestion d’urgences… »

Jérôme, manager

Ce que Jérôme évoque, mon équipe et moi l’avons entendu des centaines de fois ces derniers mois, et ce sont autant de signaux de détresse qui devraient alerter les sphères directionnelles. Il ne se passe plus une journée sans qu’on nous fasse part de la fatigue spécifique des managers, qui se surajoute à l’anxiété globale que nous subissons tous.

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Quel est l’état psychologique des managers ?

Après un an, toutes les études indiquent que la population managériale est la plus épuisée émotionnellement et la plus insatisfaite du télétravail actuel. En mars 2021, les managers étaient 48,5% à présenter une détresse psychologique (contre 44% chez les non-managers), et 26% à souffrir d’une détresse psychologique élevée (contre 18% en mars 2020), ce qui représente une progression de huit points en douze mois.

Plus inquiétant : ils/elles sont deux fois plus exposé·e·s à un risque de burnout sévère que le reste des salarié·e·s, ce qui impose de prendre à bras-le-corps l’évidente difficulté structurelle et psychologique du corps managérial face au télétravail de crise.

Le télétravail de crise, au coeur des maux du management…

Les aspirations des uns se heurtent aux difficultés des autres : huit à neuf salariés sur dix souhaitent que le télétravail se poursuive de manière hybride après la crise, alors qu’une grande proportion de managers estiment que ce mode d’organisation rend leur activité plus difficile. Comment expliquer un tel décalage ?

La moitié d’entre eux/elles affirment ne pas arriver à manager leur équipe comme ils/elles le voudraient, déplorant ne pas avoir de solutions pour connaître l’état moral de leurs collaborateurs·trices, ne pas trouver de juste milieu entre contrôle excessif et trop grand laisser-faire dans une organisation distribuée, et ne plus pouvoir s’appuyer sur les moments informels du bureau, qui constituaient pour eux un outil crucial de régulation.

Orientés gestion de crise, beaucoup se concentrent principalement sur le livrable et n’ont ni la possibilité de suivre l’activité du travail, ni d’en améliorer l’organisation.
Vigilance donc face au risque de voir le télétravail réduit à la simple orchestration de « nouveaux » prestataires de service à distance, ce qui freinerait la capacité de faire équipe et de fonder une culture commune, ciment des relations professionnelles et de l’engagement envers l’entreprise.

… et source de « management empêché »

Un·e manager sur deux se dit empêché·e de manager correctement. Depuis maintenant plus d’un an, les managers affrontent une explosion de la charge de travail (bien plus difficile à accompagner) et un enjeu de confiance globale au sein des équipes, une moitié des télétravailleurs affirmant avoir des journées plus longues, et une autre partie estimant que certains de leurs collègues profitent du télétravail pour ne pas travailler.

Les apéros Zoom étant loin d’être suffisants pour redonner du sens à la vie du collectif, les managers ont donc besoin de clés d’action précises pour réinstaurer de la coopération et une dynamique saine d’équipe — ce qui implique de reprendre la main sur un agenda managérial qui le permette, et cela n’est souvent pas le cas aujourd’hui.

Des chercheurs comme Yves Clot ont montré depuis longtemps l’impact de ces dimensions de la « qualité empêchée » sur la santé mentale. On finit par éprouver une incapacité à se reconnaître dans l’exercice de son métier en raison de mauvaises conditions de travail ou d’une organisation préceptrice de process vécus comme inadaptés, inutiles voire à contre sens de ce qu’il serait bon pour bien manager — le télétravail ayant souvent révélé plus fortement ces écueils.
Le management empêché est émotionnellement épuisant. Il entraîne une perte de sens, qui est un facteur important dans le processus de burnout : l’énergie qu’on mobilise dans le travail génère un trop grand écart avec ce qu’on estime être les « règles de l’art » du bon management.

Bref vous l’aurez compris : les managers ne sont pas en forme. 52% d’entre eux ont l’impression de perdre le contact avec la réalité du travail depuis le passage massif en télétravail et 35 % ont pris conscience que leur travail n’avait plus de sens pour eux. Les entreprises ont-elles vraiment pris la mesure de l’enjeu ? Il semble que non : alors qu’il y a un an, ils étaient 45% à noter que les directions étaient engagées dans la prévention du stress des équipes, ils ne sont plus que 34% aujourd’hui.

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Comme lors de toute crise, le réflexe du « manager héros » peut-être valorisé. S’engager à 200% pour les autres, c’est bien, mais cela n’est pas durable. Si cette crise semble faire du bien-être au travail un luxe, la santé mentale sera plus que jamais au cœur de l’efficacité managériale et organisationnelle de demain.

Le droit à la déconnexion en priorité

Les managers ont aussi besoin d’un cadre clair pour gérer la question des droits et devoirs en télétravail, notamment au regard des demandes de flexibilité, d’autonomie voire d’indépendance de certains salariés : quelle latitude autoriser, avec quel degré de contrôle ? Malgré la signature de nombreuses chartes et d’accords d’entreprise durant cette crise, cette question n’a toujours pas été clarifiée, alors que ce besoin s’amplifie : un tiers des télétravailleurs estiment aujourd’hui ne pas respecter le droit du travail.

Le management comme la direction doivent donc être fermes sur l’application de droits et devoirs de déconnexion : il faut faire preuve d’exemplarité en matière d’amplitudes horaires, de coupure des mails, mais aussi de pauses réelles au sein de la journée, beaucoup prenant à peine le temps de déjeuner. Tout cela ne doit plus être proposé ou suggéré, mais relever de l’exigence managériale.

Une condition serait aussi de s’octroyer de vrais temps de récupération psychologique. Une majorité de managers verse dans l’hyperdisponibilité, affirmant s’interdire d’évoquer leurs difficultés avant de traiter celles des autres. Or, face à un tel exemple, les collaborateurs·trices peuvent soit considérer leur manager comme une béquille, soit se sentir eux-mêmes obligés de l’être. Une culpabilité pourrait ainsi s’installer, ce qui n’est évidemment pas un moteur sain. Pire, l’hyperconnexion accentue le sentiment de perte de contrôle, annonciateur et clé dans le mécanisme qui débouche sur une maladie bien connue au travail : le burnout.

La reconnaissance comme moteur d’efficacité

La reconnaissance ne doit par ailleurs pas être vue comme une récompense de la réussite après crise, mais comme un moteur de cette réussite. De nombreuses études montrent que des petits comportements de reconnaissance quotidienne sont plus efficaces et positifs pour la santé psychologique que des « awards ». Les managers en auraient aujourd’hui grandement besoin. Or, force est de constater que les comités de direction se sont petit-à-petit désengagés de la question de la santé mentale depuis 1 an, dans un souci de prioriser d’autres sujets. Il est toujours temps d’inverser la tendance, via ces 4 leviers concrets :

  • Améliorer et renforcer la fréquence des feedbacks et montrer de la considération
  • Mettre en place et maintenir des moments d’échanges réservés aux managers
  • Ne pas cesser de proposer des ressources supplémentaires / du contenu / des formations en distanciel
  • Impliquer les managers dans les décisions notamment en termes de retour dans les locaux des collaborateurs

Recentrer sur le collectif, même en télétravail

Le retour au bureau ou en travail hybride devra en outre être l’occasion de tirer quelques leçons du distanciel : le télétravail s’est révélé très avantageux pour certaines tâches de concentration, et les locaux devraient en priorité servir aux temps de collaboration, d’échange, de proximité et d’écoute : il ne s’agit pas d’obliger les personnes à revenir pour revenir. Pour six salariés sur dix, le retour au bureau représente d’ailleurs essentiellement un moyen de retrouver un espace collectif. Les critères de retour dans les bureaux doivent ainsi être clarifiés, et les rituels, anticipés. Ces derniers sont des contenants psychologiques et jouent un rôle primordial dans le sentiment de contrôle perçu, décisif au bien-être au travail. Permettre aux managers de libérer du temps et les accompagner pour créer et animer ces moments d’échange ne doit pas être relégué au second plan.

Les risques psycho-sociaux chez les managers vont apparaître décuplés à la sortie de crise. Tous les psychologues le savent : une rémission après un épisode traumatogène est longue. C’est maintenant que les mesures de prévention vont conditionner la santé mentale de demain. Et la santé tout court des entreprises.

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