Violences domestiques : malgré le tabou, les entreprises peuvent agir

12 juil. 2022

5min

Violences domestiques : malgré le tabou, les entreprises peuvent agir
auteur.e
Maureen Damman

Journaliste

TRIBUNE - Si les violences au travail sont abondamment étudiées, les violences domestiques semblent encore largement tabou, et s’immiscer dans la sphère privée du salarié semble délicat pour l’entreprise. Exacerbées pendant la crise sanitaire et impactant nécessairement le bon fonctionnement des organisations, en va-t-il de la responsabilité de celles-ci de créer un rempart aux violences domestiques et d’en protéger ses pairs, d’autant plus quand travail et domicile s’entrecroisent, en télétravail ? Pour Emilie Hennequin, maître de conférence à l’école de management de la Sorbonne et co-auteure en 2012 de l’article Quand l’intime s’immisce dans l’entreprise, pas de doute : l’entreprise doit jouer ce rôle social.

Selon Harvard Business Review, 30 % des femmes en couple dans le monde ont été victimes de violences domestiques et environ 20 % des femmes aux États-Unis ont subi des violences physiques de la part d’un partenaire intime, y compris des violences sexuelles et du harcèlement. Or, bon nombre de ces femmes ont un emploi, interagissent avec leurs collègues et leurs managers, tout en étant confrontées à une vie familiale violente. En fait, un·e salarié·e ne vient jamais sans ses bagages personnels au bureau, et le mythe selon lequel les violences familiales s’arrêtent à la porte de l’entreprise a fait long feu, souhaite alerter Emilie Hennequin. Pour celle qui a co-rédigé un article en 2012 sur le sujet, il est clair que l’empreinte de la violence domestique ne s’efface pas dès que le salarié appuie sur le bouton on/off de l’ordinateur, comme par magie. Pire, dix ans après ce travail de recherche, le télétravail aurait même exacerbé la problématique…

D’abord, parce que le travail à la maison ne permet pas ce fameux “effet de répit” au bureau, lieu où le salarié retrouve sa routine, un sentiment de sécurité, un cercle social, bref, un endroit en dehors de la sphère d’influence du perpétrateur. Ensuite, parce que physiquement présent, « celui-ci peut facilement nuire à la victime et à ses conditions de travail et mettre en œuvre des stratagèmes pour que celle-ci perde son emploi », se retrouvant ainsi isolée et d’autant plus vulnérable. Malheureusement, la crise sanitaire n’a pas œuvré en faveur des victimes de violences familiales, le confinement enfonçant clairement le couteau dans la plaie : en France, les signalements ont augmenté de 40 % lors du premier confinement, et de 60 % lors du deuxième, et le constat est plus horrifiant encore pour les femmes non francophones.

Coûts pour l’entreprise

Pour Emilie Hennequin, Maîtresse de conférence à la Sorbonne, les effets sur le·la salarié·e ne tardent jamais à se faire sentir : dépression, fatigue, stress, manque de concentration, une certaine agressivité, un repli sur soi…. Des signes post traumatiques plus ou moins durables s’installent : instabilité émotionnelle, perte d’estime de soi ou encore culpabilité. Des symptômes qui influent sur sa productivité, et marquent sa trajectoire professionnelle du sceau de la violence omniprésente. Forcément, les conséquences organisationnelles vont de pair avec les conséquences individuelles : le salarié est moins performant, moins impliqué, peut avoir du mal à coopérer, à communiquer avec ses collègues ou ses supérieurs, ses clients etc. En conséquence, des coûts directs sont supportés financièrement par l’entreprise : une étude australienne estime ainsi le coût économique global à 8,1 milliards de dollars, dont 1,5 milliard supporté par les entreprises en raison notamment de la baisse de productivité, de l’augmentation de l’absentéisme, du turn-over ou de prélèvements sociaux accrus du fait de telles violences (Murray et Powell, 2007). Bien que, rappelle l’experte dans son article de 2012, « le chiffrage des coûts se limite souvent à une estimation, car l’entreprise est ici en présence de « coûts cachés » au sens de la théorie socio-économique (Savall et Zardet, 2005) avec toutefois une nuance puisqu’il s’agit de coûts cachés involontaires ».

Alors qu’en est-il de la responsabilité de l’entreprise ? N’est-ce pas un sujet sociétal plus qu’organisationnel ? Sur le plan juridique, l’entreprise se doit de protéger le salarié sur son lieu de travail, qu’il soit ou non le même endroit que son domicile. En effet, rappelle Emilie Hennequin, « La France dépend de la convention 190 de l’OIT, les violences doivent donc être intégrées dans le document unique qui impose la mise en place d’un dispositif de signalement pour les salariés, voire la fin de télétravail quand l’entreprise est informée. » Elle conclut : « il y a un cadre, certes, mais aucune réglementation ». C’est ici que l’entreprise prend le relai, chancelante, peinant à trouver sa place dans cet échiquier socioéconomique, car «c’est un sujet difficile à aborder, que vous soyez manager, salarié ou chef d’entreprise ». De même, mesurer la violence et ses effets sur les organisations s’avère délicat car il faut quantifier en trouvant les salariés qui en sont victimes. Comment les identifier si ce n’est en menant des enquêtes ? Et les entreprises sont-elles habilitées à cela ? « Oui elles le sont, tout en se sentant désarmées face au problème, car les entreprises n’osent pas lancer d’enquêtes en interne », affirme la chercheuse, qui ajoute qu’en tant que “lieu social et micro-société”, l’entreprise peut (doit ?) tout de même « envisager une approche partenariale avec les syndicats ». La CGT, par exemple, propose un modèle type de convention d’entreprise qui intègre le télétravail.

Faute de règles en la matière, quels seraient les moyens d’action pour l’entreprise ? Pour Emilie Hennequin, les organisations telles qu’elles sont aujourd’hui ne sont pas compétentes pour accompagner les victimes, « elles ont d’abord peur de s’immiscer dans la sphère privée de leurs salariés, de franchir cette ligne infranchissable entre la vie du salarié en entreprise et celle à la maison ». Elle propose ainsi diverses solutions : « installer un lien de confiance en montant un pôle d’accompagnement composé de RH, de médecins, psychologues, et autre personnel d’accompagnement, pouvant lui donner la légitimité nécessaire ». En interne, l’experte préconise : « une sensibilisation par la formation, l’information et la communication des managers, qui est aussi plus qu’attendue. D’abord pour que le sujet soit moins tabou, mais également pour parvenir à communiquer de manière transparente et fluide avec les victimes, et cela, sans stigmatisation. Ensuite, parce que les managers se doivent d’apprendre à détecter les signaux faibles, selon, par exemple, les excuses données par la victime. » Elle ajoute que : « des procédures d’urgence devraient être mises en place, quand, par exemple, la victime doit quitter son logement, ou arrêter le télétravail. Enfin, il faudrait donner à la victime des droits préférentiels, comme des jours de congés supplémentaires, tout simplement pour se reconstruire. »

En matière d’exemples, Emilie Hennequin cite certaines entreprises en avance sur le sujet, notamment dans les pays anglo-saxons : Reward Gateway, Rio Tinto, Telstra en Australie, Honeywell, IBM aux États-Unis, l’institut de recherches Bloomberg ayant écrit sur le sujet en 2020. Le Canada est clairement leader en la matière, avec des enquêtes réalisées dès 2014 et une prise en compte médiatique bien avant les autres pays de l’OCDE. En France, les entreprises comme PSA, Carrefour, Orange, Michelin, la RATP, L’Oréal, souvent précurseuses sur les thématiques de RSE, glissent également vers le domicile de leurs salariés·ées. Enfin, « la Fondation FACE, premier réseau européen d’entreprises engagées contre les violences conjugales réalisent des enquêtes, des formations en ligne et jouent parfaitement son rôle social », insiste la maîtresse de conférence. Il n’en demeure pas moins de fortes inégalités sur la prise en considération de cette problématique : « certaines entreprises sont tout simplement inconscientes du problème, quand d’autres se sentent démunies. » Alors, avant tout chose, un véritable travail de sensibilisation et d’accompagnement est nécessaire à l’échelle globale affirme Emilie Hennequin.

Article édité par Clémence Lesacq ; photos : Thomas Decamps pour WTTJ

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