« Valeur travail » : que veut vraiment dire ce terme souvent mal employé ?
09 févr. 2023
5min
Journaliste - Welcome to the Jungle
À l’occasion du débat sur la retraite, une expression est revenue sur le devant de la scène : la « valeur travail ». Les sympathisants de la réforme invoquent de plus en plus cette fameuse “valeur” pour expliquer la nécessité de travailler plus longtemps, accusant celles et ceux qui y sont opposés de la contester au profit d’un « droit à la paresse ». Fin janvier, dans une interview au Parisien, le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin a ainsi fustigé « le gauchisme paresse et bobo », opposé aux « belles valeurs du travail, de l'effort et du mérite ».
Le problème, c’est que cette discussion sur la durée du travail n’a rien à voir avec la « valeur travail » comme elle est définie en économie, mais induit une notion de valeur morale. « Or, qu’est-ce qu’une valeur morale ? C’est un critère de choix qui guide le jugement moral des individus et des sociétés, écrit Bertrand Mertz, avocat au barreau de Paris dans Blast. Quelles sont les valeurs morales couramment évoquées ? L’amour, l’amitié, la bienveillance, la solidarité, la bonté, la noblesse d’âme… Et quelle est la particularité de chacune de ces valeurs ? Vous le voyez bien : aucune d’elles n’a un prix. Chacune échappe à toute appréciation relevant d’une valeur monétaire. » La « valeur travail » ne correspond donc pas à cette définition puisque le travail s’achète, se vend. C’est une valeur marchande, pas une valeur morale. Dans les discussions actuelles, il serait ainsi plus juste de parler de « valeur du travail » ou de la « valeur morale du travail ».
Mais alors, qu’est-ce que vraiment la « valeur travail » ?
La théorie d’Adam Smith
Le premier à écrire sur la « valeur travail » a été Adam Smith (1772-1823), le plus célèbre des économistes du courant classique. Pourquoi s’est-il intéressé à cette notion de « valeur » ? Tout simplement pour répondre à cette question : « Qu’est-ce qui fonde la valeur d’un bien ? » Concrètement, il voulait expliquer pourquoi certains biens étaient plus chers que d’autres et ainsi créer une échelle de mesure qui pourrait être la même pour tous, afin de comparer leur valeur.
Pour prendre un exemple plus simple, cela revient à se demander : pourquoi un ordinateur qui coûte environ 2000 euros a une valeur bien supérieure à un bloc-notes de 10 euros ? Quelle est la logique derrière qui explique ce phénomène ?
L’économiste a éliminé d’emblée le fait que la valeur d’un bien était liée à l’utilité qu’il nous procurait, sinon, l’eau, les céréales, les fruits et les légumes - plus qu’utiles puisqu’ils répondent à des besoins vitaux - seraient très chers. Or, nous voyons bien qu’il y a des biens franchement inutiles, parmi lesquels je citerais les kits mains libres pour burger, la fourchette enrouleuse de spaghettis ou le tapis tongues, qui valent bien plus qu’un kilo de pommes de terre.
Adam Smith a cherché une autre explication pour expliquer l’écart des prix. Dans son ouvrage, La richesse des nations (1776), il prend pour exemple une société de chasseurs-cueilleurs. Admettons qu’il faille une heure pour tuer une biche et deux pour un sanglier. Dans le cas d’un échange, il est logique qu’un sanglier coûte deux fois plus : la valeur, c’est le temps passé et donc la quantité de travail qu’il a fallu pour obtenir un bien. En reprenant l’exemple, le travail direct et indirect (conception, extraction de matières premières, assemblage, fabrication) nécessaire à la fabrication d’un ordinateur est bien plus important que pour un bloc-notes.
Les limites de la théorie de la « valeur travail »
Mais la théorie d’Adam Smith s’est heurtée à de nombreuses limites et depuis, elle a été remise en question. Voici les principaux points de discorde :
Picasso n’a pas passé des millions d’heures à peindre ses tableaux et pourtant, ils s’échangent à des millions d’euros. Nous voyons ici que la théorie de la « valeur travail » ne s’applique pas à tous les biens. Comme le précisera ensuite David Ricardo (1772-1823), autre économiste majeur de la fin du 18e siècle, il y a donc deux types de marchandises dans une économie : celles que l’on peut reproduire industriellement (ordinateur, bloc-notes, avion…) et celles qui ne le sont pas, comme les tableaux de maître ;
Certains travailleurs sont mieux payés que d’autres. Une heure de travail d’un développeur coûte plus cher qu’un ouvrier. Il faut pondérer les heures de travail à la valeur que la société attribue à chacun des métiers ;
Si un chasseur est mauvais et met cinq heures pour chasser une biche, contre une heure pour un bon, il ne pourra pas vendre son bien cinq fois plus cher. Le prix ne dépend donc pas du temps qu’a passé le chasseur à tuer sa biche, mais du temps moyen que met un chasseur à tuer cet animal ;
Cette théorie fonctionne uniquement dans une société où les travailleurs récoltent directement l’argent de leur travail, ce qui n’est pas le cas dans nos sociétés modernes. Le prix d’un objet ou d’un bien inclut le coût du travail direct et indirect nécessaire à sa fabrication, mais aussi des rentes et des profits (différence entre prix d’un produit et rémunération minimale du salarié, ndlr). Les rentes étant généralement un loyer de biens fonciers (logements, terres), mais pas le prix d’un travail. Pour reprendre l’exemple de la biche, si le chasseur attrape l’animal sur une parcelle qui appartient à un tiers, il devra donner à ce dernier une partie de son butin. Disons que pour trois biches tuées, il doive donner un animal au propriétaire, en trois heures, le chasseur n’aura plus que deux biches pour lui. Et le prix de l’animal sera plus élevé ;
Enfin, pour David Ricardo, il existe deux types de prix : le prix naturel, qui reflète les conditions de production, et le prix de marché, qui reflète les conditions du marché. Dès lors, toute variation conjoncturelle de l’offre ou de la demande entraînera une variation du prix de marché, et toute variation structurelle des conditions de production (progrès technique versus difficulté de production) entraînera une variation du prix naturel ;
Le progrès technique, en réduisant le nombre d’heures de travail nécessaire à la production d’un bien, en fait nécessairement baisser la valeur. Un danger pour les petits producteurs et les indépendants.
De quoi parlent vraiment les politiques quand ils invoquent la « valeur travail » ?
Maintenant que vous savez réellement ce qu’est la « valeur travail » en économie, intéressons-nous à la façon dont cette expression est employée dans le débat actuel. Depuis toujours en France, certains politiciens et économistes estiment que l’assistanat est trop développé et qu’on assiste à un rejet de la « valeur travail ». Dans une chronique publiée en 2021 sur le site de l’Association nationale des Docteurs.ès en sciences économiques et en sciences de gestion (Andese), l’économiste Nadia Antonin écrivait : « Plutôt que travailler, certains comptent sur les allocations et aides diverses. »
Dans un contexte actuel où le chômage stagne autour de 7,5%, alors que de nombreux emplois restent non-pourvus, on estime qu’une partie des demandeurs d’emploi se satisfont de leur situation. Cet argument, déjà brandi à l’occasion de la réforme de l’assurance-chômage (qui module la durée d’indemnisation des chômeurs en fonction du marché de l’emploi), est apparu dans le débat sur les retraites. Grossièrement, il y aurait d’un côté les travailleurs qui participent activement à la société en travaillant plus longtemps et de l’autre, ceux qui souhaitent profiter de leur droit à la paresse en partant à la retraite plus tôt.
Problème, ce droit à la paresse semble omettre le poids qu’ont les seniors dans certains pans de la société française. Aujourd’hui, un retraité sur trois s’engage dans une association au moins une fois par semaine, ils assurent vingt-trois millions d’heures de garde par semaine en prenant en charge leurs petits-enfants et ils jouent un rôle central dans la politique locale (l’âge moyen des nouveaux maires est de 59 ans). Autant de situations à prendre en compte pour ne pas déstabiliser la société et permettre aux personnes de continuer à s’investir dans ces activités.
Article édité par Romane Ganneval ; Photographie de Thomas Decamps
Inspirez-vous davantage sur : Notre relation au travail
Comment jongler entre les exigences du quotidien et la quête de sens au travail ?
Santé mentale, souffrance au travail : « la perte de sens est à la base de tout », explique le philosophe Pascal Chabot.
30 oct. 2024
Stanford, Milgram... 4 expériences de psychologie mythiques transposées au monde pro
Conformisme, sentiment d'appartenance, soumission à l'autorité... Des résultats qui rappellent aussi les dynamiques en entreprise.
04 sept. 2024
« Au taf ? Je me fais chier… » : pourquoi personne n’ose dire la vérité
Alors que le spectre de l’ennui plane au-dessus de 82,9 % des travailleurs, la valeur que nous accordons au travail est toujours sujette à caution.
02 sept. 2024
6 raisons de dire « stop » aux réunions dans la rue ou les transports !
Un collègue dans la voiture, un manager dans le métro... Il est temps de contrer cette infâmie moderne des « rue-nions » !
23 juil. 2024
Partir ou résister : avec ces hauts fonctionnaires tiraillés par les législatives
« Au ministère, nous n’aurons aucune marge de manœuvre dans notre travail. Ce changement, nous allons le vivre dans notre chair. »
05 juil. 2024
La newsletter qui fait le taf
Envie de ne louper aucun de nos articles ? Une fois par semaine, des histoires, des jobs et des conseils dans votre boite mail.
Vous êtes à la recherche d’une nouvelle opportunité ?
Plus de 200 000 candidats ont trouvé un emploi sur Welcome to the Jungle.
Explorer les jobs