Vandana Shiva : "Il faut travailler pour s’efforcer de créer un monde meilleur"
23 sept. 2021
9min
Climate change & environment writer
Diplômée en physique quantique, agricultrice, activiste écoféministe et « sauveuse de graines », Vandana Shiva a probablement le job le plus passionnant au monde. Très tôt, elle a compris que les grandes puissances et entreprises mondiales exploitent la planète dans une approche colonialiste, mettant en péril les droits fondamentaux et la vie des petits paysans, des femmes et des communautés indigènes.
Depuis, elle met son bagage scientifique et son approche fondée sur l’apprentissage perpétuel, au service d’une action militante. Auteure de nombreux ouvrages, comme « Le Terrorisme alimentaire » (Fayard, 2001) ou « 1 % Reprendre le pouvoir face à la toute-puissance des riches » (Rue de l’échiquier, 2019), elle prêche en faveur d’une réintégration des techniques agricoles indigènes et d’une vie plus digne pour les paysans. Elle soutient Chipko, mouvement écologiste féministe et non-violent et a fondé, en 1984, Navdanya, une ONG de sauvegarde de la biodiversité et des semences en Inde. Le pays lui doit ainsi la création de plus de 150 banques de graines. Vandana Shiva a parallèlement œuvré auprès de gouvernements et collectivités locales aux quatre coins de la planète pour améliorer l’accès au savoir.
Dans cet entretien, elle se livre en grand format : sur la genèse et la poursuite sans faillir de son incroyable carrière, les manifestations paysannes en Inde pour de meilleures conditions de travail, ou encore le fait de trouver sa passion pour s’efforcer de créer un monde meilleur.
Vous militez en faveur de l’environnement, mais êtes également une scientifique. Comment tout cela a-t-il commencé ?
C’est Albert Einstein qui m’a inspirée. Je voulais être physicienne, mais avec une conscience, comme lui. J’ai compris, grâce à cela, celle que je voulais devenir.
Après avoir suivi un MSc (Master of Science, NDLR) en physique des particules à l’université du Pendjab, je m’apprêtais à rejoindre le Bhabha Atomic Research Centre (établissement indien du nucléaire, NDLR). J’étais tellement contente et pleine d’envies… jusqu’à ce que ma sœur me pose une question sur la radiation et que je ne sache pas lui répondre. En tant que physiciens, on nous apprend à comprendre les réactions en chaîne et les équations de transition. Ça ne va pas au-delà. On avance sur une voie toute tracée, sans regarder à droite ni à gauche. Mais moi j’avais fait de la physique pour mieux appréhender le monde… À quel moment m’étais-je perdue en chemin ?
J’ai alors voulu creuser davantage le sujet et suis partie au Canada pour y réaliser un doctorat sur les fondements de la théorie quantique. Mais je savais qu’ensuite je retournerais en Inde, pour rendre ce que j’avais reçu et parce qu’une interrogation tournait en boucle dans ma tête. On nous avait toujours expliqué que plus un pays dispose de scientifiques et de technologies, plus la pauvreté baisse. L’Inde abrite la troisième plus importante communauté scientifique au monde… et la pauvreté y est galopante. J’ai décidé d’en chercher la raison.
Vous souvenez-vous du moment où vous vous êtes tournée vers le militantisme et l’écologie ?
Avant de partir au Canada pour mon travail de doctorante, en 1977, j’ai voulu me rendre dans une forêt très chère à mon cœur, là où j’ai grandi, dans les montagnes que j’ai si souvent arpentées : la forêt avait disparu. Du ruisseau qui la traversait, il ne restait plus qu’un mince filet d’eau. Je me suis sentie blessée dans ma chair, comme si on m’avait arraché un membre. Je me suis renseignée et j’ai fini par entendre parler de ce si beau mouvement, baptisé Chipko – qui signifie « enlacer ». J’ai pris l’engagement de revenir à chacune de mes vacances en tant que bénévole pour l’association. Je militais en Inde, j’étudiais au Canada le reste du temps.
Tout cela m’a plus tard ouvert les portes du ministère indien de l’Environnement, où j’ai été embauchée pour fermer les mines de mon propre village. C’est à ce moment-là que j’ai décidé de m’engager professionnellement en faveur de l’environnement. J’ai fondé la Research Foundation for Science, Technology and Ecology, qui a ensuite donné naissance à Navdanya (l’ONG altermondialiste fondée par Vandana Shiva en 1991 NDLR) et à notre action de protection des semences. Pour moi, tout cet écosystème est comme les branches d’un même arbre : elles poussent quand c’est le bon moment. Le tronc, quant à lui, représente la compréhension scientifique, cohérente et vraie du fonctionnement du monde.
Vous êtes un fervent soutien des manifestations paysannes qui soulèvent l’Inde depuis plusieurs mois… Quelle place ont ces agriculteurs dans le discours mondial sur les travailleurs d’aujourd’hui ?
À mes yeux, leur postulat de base donne tout son sens à leur mouvement : ils ne cessent de répéter que leur travail est le plus digne d’entre tous. Les agriculteurs sont des gens résilients. Et ils ne se battent pas uniquement pour l’avenir de leur métier, mais pour celui du travail en général. Pourtant, l’appât du gain et la recherche de profit à tout prix tendent à rendre vaine et obsolète toute vocation paysanne. Partout, on nous parle de fermes sans agriculteur, d’usines sans ouvrier – comme si on pouvait tout simplement se passer d’eux, avec les robots et l’intelligence artificielle pour faire le boulot à leur place. À ce titre, la période est sans conteste passionante en ce qui concerne l’avenir du travail.
Certains affirment que la technologie va permettre d’alléger le quotidien des agriculteurs, quand d’autres disent exactement le contraire… Y a-t-il un équilibre à trouver entre tradition et technologie, dans une optique d’amélioration des conditions de travail ?
C’est en fait un dualisme qui n’a pas lieu d’être. Les paysans indiens sont sur ces terres depuis 10 000 ans : il aurait été impossible de les cultiver durant tout ce temps sans l’apport de différentes technologies. Il y a des technologies indigènes, comme il y a des technologies industrielles.
Permettez-moi un petit retour en arrière. En 1984, des émeutes ont éclaté parmi les agriculteurs du Pendjab. Ils étaient contre le fait de ne pas pouvoir choisir ce qu’ils allaient cultiver, ni comment. La violence fut telle qu’on déplora trente mille morts. Peu après, il y a eu la catastrophe de Bhopal : des explosions au gaz dans une usine de pesticides, qui tuèrent des milliers de personnes. Tous ces morts autour d’une technologie qui a valu le prix Nobel à ses inventeurs !
Ce qu’on appelle communément « technologie » n’est en réalité qu’une série d’outils destinés à tuer les plantes et les insectes : herbicides, pesticides et insecticides. Alors même que nous savons depuis longtemps contrôler les nuisibles : si vous préservez la biodiversité, vous favoriserez les insectes, pas les nuisibles. Mais on est entré dans une technologie militariste, qui ne fait pas dans le détail. On tue les pollinisateurs et autres insectes bienfaiteurs, qui peuvent justement contribuer à réguler les nuisibles. Mais non, on préfère pratiquer la monoculture, dont ces derniers se régalent. On répand des poisons qui génèrent in fine une résistance aux insecticides. Puis on s’appuie sur le génie génétique pour injecter des pesticides directement dans les plantes… ce qui équivaut à donner des super pouvoirs aux nuisibles.
En tant que scientifique, j’appelle ça une technologie inapte et à côté de la plaque. Je ne présenterais cependant pas les choses en termes d’opposition entre la tradition et la technologie. Il s’agit plutôt de technologies écologiques œuvrant en harmonie avec la nature face à des solutions agressives menant une guerre contre le règne du vivant. C’est un choix qui s’impose à nous.
Vous avez été agricultrice et, en même temps, avez travaillé de près avec les législateurs, contribué à établir des lois en Inde et influencé le système à l’international. Comment avez-vous vécu cet apparent grand écart entre deux mondes qui se rencontrent si peu ?
D’un côté, vous avez « ces fermiers incapables de mener une réflexion et qui ne devraient pas avoir leur mot à dire en matière de politique » ; de l’autre, les soi-disant experts qui n’ont jamais travaillé la terre, ne comprennent rien à ce système vivant et complexe, pas plus qu’ils ne savent planter de graines. À mes yeux, il s’agit d’un héritage des hiérarchies coloniales et de l’industrialisme, d’une époque où des murs ont été élevés entre ces deux mondes. Je ne fais pas de grand écart, je ne suis au-milieu de rien : je suis en mon propre milieu. L’agriculture et l’apprentissage du vivant, de sa manière de fonctionner. J’ai toutefois eu l’énorme privilège d’avoir aidé notre parlement à rédiger des lois sur les brevets.
Vous êtes également connue comme une pionnière dans la préservation des semences. Pouvez-vous nous parler de cet engagement professionnel et de son importance capitale pour la survie de l’humanité ?
De 1987 à 1991, j’ai recueilli des graines. J’allais dans les villages du mouvement Chipko et parlais aux femmes, pour les encourager à conserver des semences elles aussi. C’est ainsi qu’est né Navdanya, notre association en faveur de la préservation de ces graines, qui est né parce que nous avons compris qu’une graine est avant tout un système vivant.
Cette démarche est importante pour trois raisons. D’abord parce que les graines doivent être sauvées, tout simplement – si vous voyez quelqu’un en train de se noyer et que vous savez nager, vous allez plonger pour l’aider : c’est la même chose. Ensuite, parce que plus la biodiversité est grande sur nos exploitations, plus nous avons de production, et donc de sécurité alimentaire. Et enfin, parce que l’alternative à cela, ce sont les semences toxiques. Sans graines préservées, ou sans nourritures issues d’un champ préservé, demain nous serons tous malades.
Quel est votre rapport au travail ?
Je considère le travail comme une découverte de moi-même, quelque chose qui apporte du sens et de l’épanouissement.
On imagine que ce sentiment d’épanouissement doit venir du fait de mener autant d’incroyables projets de front… Qu’est-ce qui vous donne la force d’avancer jour après jour ?
Derrière ma soif de science se trouve le désir de connaître la vérité au sujet du monde dans lequel nous vivons. C’est mon moteur et mon oxygène.
Quand j’entends une contre-vérité absolue, du type « Nous nourrissons la planète » ou « La graine est une machine », je fais ce qu’il faut pour la démonter de toutes pièces. Ce travail en lui-même m’apprend beaucoup.
Mais quand vous montez au créneau face aux plus brutales puissances de la planète, votre propre quête doit reposer sur une base particulièrement saine. J’irai là où se trouve la vérité. Et si je piste 30 sources, je les explorerai une à une. Il y a quelques années, alors que le nombre de maladies chroniques explosait, j’ai écrit un livre sur l’alimentation et la santé avec des collègues. Après ça, les scientifiques qui travaillent sur le microbiote ont commencé à m’envoyer leurs articles. Lorsque vous cherchez la vérité, elle vous cherche en retour.
Il y a par ailleurs une chose que les gens oublient souvent : lorsqu’un système est alimenté de l’intérieur, il ne fatigue jamais. Alors que si on le contraint de l’extérieur, on crée de l’entropie (une forme de chaos, NDLR). Et cette dernière ne se limite pas à la pollution et au gaz à effet de serre : elle dilue nos âmes. On ne peut plus s’épanouir. C’est pour cette raison qu’il est si crucial de travailler en accord avec votre propre vérité et votre propre conscience.
Est-ce ainsi que vous expliquez le phénomène de burn-out ?
Tout à fait. Le burn-out est une dissolution : elle prend le pas sur ce qui régénère, énergise. C’est précisément le combat que mènent les agriculteurs indiens : être des travailleurs autonomes. Autonomie veut dire « Je définis » : ils définissent le moment où ils vont au champ, quand ce champ a besoin d’eux, et pas l’inverse. Lorsque vous êtes agriculteur pour une grosse exploitation industrielle, vous êtes exploité. Alors vous exploitez à votre tour.
Les mouvements de travailleurs issus de la révolution industrielle tournaient autour de leurs droits. À présent, le combat va s’articuler autour du droit à travailler et de l’accès à des conditions de travail en harmonie avec la nature, dans une solidarité collective, offrant une réponse décente à nos besoins.
Votre travail et votre identité « non professionnelle » se fondent presque l’un dans l’autre. Cela vous a-t-il déjà nuit ?
Non. Par exemple, j’ai décidé en toute conscience de laisser derrière moi une carrière académique. Lorsque j’ai fondé la Research Foundation en 1982, j’ai retiré le titre de « Docteur » devant mon nom : ce n’était pas ma thèse qui allait définir qui j’étais, c’était mon travail. Après, concernant les possibles nuisances, si je devais prendre les agressions et trolls au sérieux, alors oui il y a un prix à payer. Mais j’ai pour habitude de ne pas prendre au sérieux quiconque reçoit de l’argent pour mentir.
Quel conseil adressez-vous aux jeunes qui souhaitent adopter la même approche que vous en matière de travail et d’activisme ?
Je souhaite partager l’idée de la découverte de soi et de la prise de conscience : le travail n’est autre que votre potentiel en constante évolution. Il est sans limite et il ne s’épanouit jamais aussi bien que lorsque vous suivez vos passions, lorsque vous vous laissez porter par ce qui vous inspire. La beauté de tout ça, c’est qu’il y a tellement de choses qui doivent être faites dans ce monde.
Après, on peut travailler de bien des manières différentes, mais la seule chose que j’ai comprise c’est qu’il faut se débarrasser des illusions de hiérarchie, celles que nous avons tous appris à suivre. Aucune profession ne vaut moins qu’une autre. Le seul travail qui n’en soit pas un ? Le vol ou l’exploitation. Travailler veut dire mettre à profit votre potentiel, votre corps, votre esprit, aux côtés de ceux et celles qui s’efforcent de créer un monde meilleur.
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Photo d’illustration WTTJ ; traduit de l’anglais par Sophie Lecoq
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