Autorité : pourquoi les femmes sont moins prises au sérieux que les hommes ?

Publié dans Le book club du taf

25 avr. 2022

9min

Autorité  : pourquoi les femmes sont moins prises au sérieux que les hommes ?
auteur.e
Laetitia VitaudExpert du Lab

Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes

LE BOOK CLUB DU TAF - Dans cette jungle (encore une !) qu’est la littérature traitant de la thématique du travail, difficile d’identifier les ouvrages de référence. Autrice et conférencière sur le futur du travail, notre experte du Lab Laetitia Vitaud a une passion : lire les meilleurs bouquins sur le sujet, et vous en livrer la substantifique moelle. Découvrez chaque mois, son dernier livre de chevet pour vous inspirer. Aujourd’hui, lecture (en anglais) de “The Authority Gap” de la journaliste politique Mary Ann Sieghart. Ou pourquoi les femmes sont constamment prises moins au sérieux que les hommes dans leur exercice de l’autorité, et comment y remédier.


Pourquoi ne prend-on pas les femmes autant au sérieux en matière d’exercice du pouvoir et d’expertise professionnelle ? Pourquoi n’écoute-t-on pas davantage leurs idées ? Pourquoi y a-t-il encore tant de gens irrités lorsqu’une femme s’exprime avec force ? Je me suis souvent demandé pourquoi leur opinion semble avoir moins de poids que celle de leurs homologues masculins. J’ai moi-même souvent eu l’impression de nager à contre-courant, qu’il m’était plus difficile de parcourir la même distance. Par exemple, saviez-vous que les femmes ont 27 fois plus de chances d’être harcelées en ligne ? En d’autres termes, s’exposer en ligne est beaucoup plus coûteux et risqué pour nous.

Mary Ann Sieghart, une journaliste politique britannique qui a fait une carrière brillante dans un monde très masculin, met cela sur le compte du « fossé de l’autorité ». Dans un livre passionnant intitulé The Authority Gap : Why women are still taken less seriously than men, and what we can do about it, paru au Royaume-Uni en 2022, elle explique que « même si nous prétendons croire à l’égalité, nous sommes toujours, dans la pratique, plus réticents à accorder l’autorité aux femmes qu’aux hommes, même lorsqu’elles sont leaders ou expertes. Chaque femme a des anecdotes à raconter sur le fait d’avoir été sous-estimée, ignorée, traitée avec condescendance et généralement pas prise au sérieux comme un homme ». Pour elle, l’écart d’autorité est « la mère de toutes les inégalités de genre » car il explique l’écart de rémunération et de pouvoir.

Nous avons tous·tes des préjugés à l’égard de l’autorité féminine. En fait, nous avons tous·tes tendance à évaluer les réalisations d’un homme comme meilleures que celles d’une femme… même lorsqu’elles sont identiques. Nous continuons tous·tes à donner aux hommes plus d’espace pour exprimer leurs idées — dans les réunions d’entreprise, les médias, les colloques scientifiques et les forums professionnels — et à supposer « *qu’un homme sait de quoi il parle jusqu’à preuve du contraire, tandis qu’une femme, c’est trop souvent l’inverse*. »

« Dans le monde développé, heureusement, les femmes sont généralement autorisées à prendre des décisions concernant leur propre vie. Elles peuvent s’exprimer pour défendre leurs droits sans avoir à craindre pour leur vie. Mais cela ne signifie pas que le problème est résolu, car le sexisme latent est très difficile à combattre. Il est beaucoup plus facile pour les personnes concernées d’en nier l’existence. Les femmes qui s’en plaignent sont souvent moquées. On les qualifie de trop sensibles. On dit d’elles qu’elles manquent d’humour, qu’elles sont hystériques et qu’elles se font des idées. »

Il existe une profonde asymétrie dans notre perception des choses

Lorsque Mary Ann Sieghart a parlé autour d’elle de son projet d’écrire un livre sur le « fossé de l’autorité », elle a remarqué une profonde asymétrie dans les réactions des gens : toutes les femmes auxquelles elle en a touché un mot ont fait montre d’enthousiasme et voyaient exactement ce qu’elle voulait dire (« Excellent sujet ! J’ai hâte de le lire ! »), tandis que la plupart des hommes (mais pas tous) étaient plutôt sceptiques (« Vraiment ? Est-ce d’actualité ? »). Pour elle, ce décalage était en lui-même une parfaite mise en abyme de son sujet. En effet, le fossé de l’autorité s’accompagne également d’un gouffre pour ce qui est de la perception des choses.

Au travail, beaucoup de femmes ont l’impression de nager à contre-courant… pour ensuite voir certains hommes nager dans le sens du courant, se féliciter de nager si vite et leur dire qu’elles devraient oser plus et s’affirmer davantage. Mais, écrit-elle, on ne remarque pas à quel point il est facile de nager avec le courant tant qu’on n’a jamais eu à nager à contre-courant (c’est le même problème avec les personnes qui n’ont jamais connu le racisme : elles ne savent pas à quel point c’est facile pour elles). Les privilèges sont invisibles.

L’écart de perception s’illustre dans les temps de parole relatifs des hommes et des femmes au travail (et ailleurs) : même lorsqu’une femme ne parle que 30 % du temps, les personnes présentes peuvent avoir l’impression qu’elle domine la discussion. Un autre exemple du fossé de l’autorité est le fait que la plupart des femmes ont l’impression de devoir prouver leurs compétences en permanence, mais que celles-ci sont tout de même remises en question. Même avec des preuves de leurs compétences, elles sont interrompues et critiquées beaucoup plus que leurs homologues masculins. Leur travail est davantage remis en question.

Au travail, nous passons plus de temps à justifier nos décisions, à expliquer le raisonnement ou la méthodologie qui les sous-tend et à les défendre face aux critiques. Même par mail, les femmes sont plus critiquées et moins respectées. Les personnes qui ont fait l’expérience de signer leurs emails avec un nom identifié comme appartenant à l’autre genre ont remarqué la différence. Certaines femmes entrepreneures ont créé un faux associé masculin pour communiquer par mail et elles ont constaté que c’était beaucoup plus facile : elles recevaient des réponses plus rapidement et les mails étaient plus polis et respectueux.

De nombreuses études montrent que cette asymétrie commence dès l’école, où les filles sont considérées comme « studieuses » et « consciencieuses » tandis que les garçons qui obtiennent les mêmes résultats sont présentés comme « brillants ». Les filles doivent leur réussite au travail et les garçons au talent. Les enseignant·e·s comme les parents n’évaluent pas l’intelligence de la même manière chez les garçons et les filles. C’est en grande partie dû à des préjugés inconscients, bien sûr. Mais les effets néfastes de ces préjugés durent toute la vie. Si vous êtes élevée dans l’idée que vous n’êtes pas aussi intelligente, vous ne pouvez pas avoir autant de confiance en vous. Hélas, la confiance est encore trop souvent confondue avec la compétence.

« Nous nous imprégnons de cette idée de la supériorité masculine dès le plus jeune âge. Les parents britanniques, lorsqu’on leur demande d’estimer le QI de leurs enfants, placent leur fils, en moyenne, à 115 (ce qui est en soi amusant, puisque la moyenne devrait être de 100) et leur fille à 107, une différence statistique considérable (…) Les garçons, en moyenne, grandissent en pensant qu’ils sont plus intelligents que les filles. »

De l’autre côté de la barrière

Les personnes qui comprennent le mieux l’asymétrie sont celles qui ont vécu des deux côtés de la barrière du genre. Lorsqu’une femme pense qu’elle n’est pas prise autant au sérieux qu’un rival masculin, il lui est souvent très difficile de prouver qu’elle est victime de discrimination. Elle peut être accusée de crier au loup ou d’invoquer le sexisme pour masquer sa propre incompétence. Les préjugés inconscients sont particulièrement difficiles à dénoncer. Les coupables ont tendance à monter sur leurs grands chevaux et à jurer que vous vous faites des idées

Cependant, lorsque vous parlez aux personnes transgenres, elles ont souvent des histoires intéressantes à raconter pour illustrer le fossé de l’autorité. Elles font l’expérience directe de la différence de traitement et il leur est impossible de l’ignorer ou de la nier. L’un des professeurs transgenres interrogés par Sieghart conclut : « Les hommes sont supposés être compétents jusqu’à preuve du contraire, alors qu’une femme est supposée être incompétente jusqu’à preuve du contraire. » « Les hommes trans voient une grande amélioration dans la façon dont les gens les respectent après leur transition ; les femmes trans vivent l’inverse. »

Une femme trans interrogée par l’autrice a remarqué à quel point son travail de recherche est désormais remis en question de manière systématique par ses pairs. Tout ce qu’elle propose est contesté et vérifié. Et on l’empêche dorénavant de terminer son propos dans les réunions. Avec le souvenir encore frais de sa vie en tant qu’homme, cette femme ne peut que constater un contraste saisissant.

« Je suis désolée, j’ai dû trop parler »

Enfant, je me souviens qu’un de mes professeurs m’avait traitée de « pipelette ». Je me souviens avoir été très vexée parce que ce mot donnait l’impression que ce que je disais était forcément sans valeur et sans intérêt. Il représentait un jugement sur mon être tout entier. Le mythe de la pipelette fait des ravages. Surtout que, en réalité, les femmes parlent beaucoup moins que les hommes dans les médias, les films, les réunions d’entreprise et les réunions politiques. Les quelques femmes qui exercent une réelle autorité sont interrompues plus souvent que leurs homologues masculins. Des études montrent que les patients masculins interrompent davantage les femmes médecins et que les employés masculins défient davantage leurs patrons femmes.

C’est pourquoi il peut être judicieux d’instaurer une règle de non-interruption dans les réunions et recourir à des stratégies pour atténuer les préjugés qui sapent l’autorité des femmes au bureau. Souvent, lorsqu’elles parviennent à obtenir la parole, elles ne sont pas écoutées avec autant d’attention. De nombreuses femmes se plaignent que leurs idées ne sont entendues que lorsqu’un homme les reprend. Or, le fait de ne pas être écoutée a des conséquences terribles sur la santé mentale. Étonnamment, même des femmes puissantes ont fait l’expérience de la relative surdité de leur public.

« Lorsqu’elle était présidente du Fonds monétaire international, Christine Lagarde a déclaré lors d’un panel du Forum économique mondial : “Lorsqu’un membre du conseil d’administration qui se trouve être une femme prend la parole, devinez quoi ? Beaucoup d’hommes du conseil d’administration commencent à se retirer physiquement, à regarder leurs papiers, à regarder le sol… Il ne faut pas l’accepter”. Elle n’a pas hésité à les interpeller sur ce point », écrit l’autrice.

En moyenne, les femmes parlent beaucoup moins dans l’espace public. C’est l’équivalent de ne pas prendre autant de place physiquement. Tandis que les hommes s’étalent et prennent de la place, les femmes se font toutes petites. De nombreuses femmes ont assisté à des réunions et des dîners où les hommes se livraient à leur activité favorite : le manspreading conversationnel, c’est-à-dire le fait d’occuper l’espace conversationnel au détriment des personnes qui les entourent. L’autrice raconte les nombreux dîners au cours desquels elle était assise à côté d’hommes qui parlaient tout le temps sans jamais lui poser de questions en retour.

Le talent contre le travail

Comme Sieghart, j’ai constaté que les femmes sont moins souvent qualifiées de « brillantes », et plus souvent de « travailleuses » ou « consciencieuses ». On a d’un côté le talent pur, et de l’autre, le travail. Or dans les domaines qui ont construit tout un imaginaire autour du génie et du talent pur, comme les mathématiques, la musique, la physique, la philosophie et l’économie, pour ne citer que ceux-là, cela sert à mieux discriminer les femmes. Cela sape leur confiance intellectuelle.

« Une enquête récente de l’American Economics Association a révélé que la moitié des femmes économistes américaines interrogées ont déclaré avoir été traitées injustement en raison de leur sexe, contre seulement 3 % des hommes. 70 % des femmes ont déclaré que le travail de leurs collègues était davantage pris au sérieux que le leur », écrit la journaliste.

À cette opposition s’en ajoute une autre. Dès l’école, les garçons sont encouragés à se vanter de leurs actions tandis que les filles sont récompensées pour leur humilité. D’une certaine manière, le bluff et l’arrogance sont davantage encouragés chez eux, ce qui contribue à un décalage genré en matière de confiance en soi. « L’arrogance et l’excès de confiance sont inversement corrélés au talent de leadership ». Pour l’autrice, il faudrait arrêter d’encourager les femmes à imiter le comportement toxique qui consiste à se vanter et se mettre en avant : « au lieu d’envoyer les femmes suivre des cours d’affirmation de soi, on devrait envoyer les hommes suivre des cours d’humilité. On réglerait le problème du fossé de l’autorité. »

Elles ne sont pas jugées selon les mêmes critères

On reproche souvent aux femmes de ne pas s’affirmer suffisamment… mais lorsqu’elles se comportent avec plus d’assurance, elles sont souvent pénalisées. L’autrice mentionne une étude australienne qui révèle que les femmes demandent des augmentations de salaire aussi souvent que leurs collègues masculins, mais ne les obtiennent pas. « Les femmes sont récompensées lorsqu’elles sont sympas. On attend d’elles qu’elles fassent preuve de ce que les psychologues appellent le sens de la communalité : gentillesse, chaleur humaine, désintéressement et sens du sacrifice, tout un tas de stéréotypes associés au genre féminin. »

En moyenne, les recruteurs hommes n’aiment pas les candidates qui négocient et mettent trop en avant leurs réussites, qu’ils ont par ailleurs tendance à sous-estimer. Les candidates sont donc dans une situation délicate : elles doivent relever le double défi de faire reconnaître leurs qualités professionnelles tout en restant sympathiques et humbles. Ainsi, si elles ne s’imposent pas (lean in), elles n’ont aucune chance. Mais si elles s’imposent trop, elles risquent qu’on ne les trouve pas sympathiques et qu’on ne les embauche pas.

C’est fondamentalement trop simpliste de dire aux femmes de simplement « s’imposer » et « demander plus »… Si c’était aussi simple, elles l’auraient déjà fait et obtenu ce qu’elles veulent. Le principal problème, c’est qu’elles ne sont pas jugées selon les mêmes critères et qu’elles doivent naviguer sur une corde raide pour être perçues comme compétentes mais pas menaçantes.

Ce n’est pas un jeu à somme nulle

En fin de compte, selon Mary Ann Sieghart, nous devrions tous·tes comprendre que mettre fin au fossé de l’autorité, c’est non seulement en notre pouvoir, mais c’est aussi dans l’intérêt de tous·tes. Elle cite un rapport 2019 de McKinsey & Company sur le sujet, qui a passé au crible plus de 1 000 grandes entreprises dans 15 pays et montré que « les entreprises les plus diversifiées sur le plan du genre sont 25 % plus susceptibles de réaliser des bénéfices supérieurs à la moyenne que celles qui comptent très peu de femmes. »

Les raisons pour lesquelles ces entreprises plus diversifiées obtiennent de meilleurs résultats que les autres sont doubles : d’une part, cela leur permet d’accéder à un vivier de talents beaucoup plus large, et d’autre part, les équipes plus diversifiées prennent de meilleures décisions. Or ce qui est vrai pour les entreprises l’est aussi pour les pays : « les pays classés parmi les 50 % des plus mauvais élèves en matière d’inégalités de genre pourraient augmenter leur PIB de 35 % s’ils comblaient ces inégalités. »

Édité par Clémence Lesacq
Photo par Thomas Decamps

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