Le jour où on a choisi le plus jeune d’entre nous pour être CEO

Publié dans Humans at work

08 avr. 2021

4min

Le jour où on a choisi le plus jeune d’entre nous pour être CEO
auteur.e
Bénédicte Tilloy

DRH, ex-DG de SNCF Transilien, conférencière, professeure à Science-Po, autrice, cofondatrice de 10h32

HUMANS AT WORK - La carrière d’un·e DRH ou/et d’un·e dirigeant·e est jalonnée d’histoires et de rencontres avec des collaborateur·rices. Notre experte du Lab Bénédicte Tilloy en sait quelque chose. Au cours de sa carrière, elle a recruté, managé et collaboré avec quelques milliers de salarié·es dans des écosystèmes divers et variés. Dans cette série, elle revient sur les rencontres les plus marquantes de sa vie pro, ce qu’elles lui ont appris sur elle, les autres et le monde de l’entreprise.

Sur son profil WhatsApp, il pose en smoking et teeshirt sur fond noir, toutes dents dehors. Il les a blanches et bien alignées, ce qui ne gâte rien. Pendant qu’on échange au téléphone, je me demande s’il portait un survêtement sur sa photo, quand il était encore prof de sport dans son lycée de Seine Saint-Denis. Je sais, c’est nul et si un homme se posait des questions identiques, c’est sûr que je trouverais à y redire.
Gaston est mon collègue de bureau, le premier avec lequel j’interagis tous les jours, c’est aussi le CEO de ma boîte et je suis son mentor. Dit comme ça, ça a l’air un peu embrouillé. D’autant qu’il a 25 ans de moins que moi et qu’il est le junior de la bande. Avec Gaston et Kevin, on a créé DaBoite. À 33 ans, Gaston est le plus jeune associé de DaBoite. Kevin a 47 ans, et moi, j’ai l’âge de ne plus dire mon âge.

DaBoite est une petite entreprise intergénérationnelle, l’expérience de chacun de ses associés est proportionnelle aux années passées dans leurs entreprises précédentes. Sans m’offenser, j’ai de la bouteille et c’est moi qui tiens la corde. J’ai dirigé des bataillons entiers, dans une grande entreprise publique verticale et passablement compliquée, traîné mes guêtres dans une plus petite, accompagné beaucoup de dirigeants de grandes et petites boutiques, été confrontée à des crises pas complètement banales, je n’en rajoute pas, vous avez compris.

Kevin aussi, c’est au moins la troisième boîte qu’il tire des limbes.
Mais Gaston, c’est sa première vraie expérience d’entreprise, et il commence par le plus dur, la sienne ! Il ne sait d’ailleurs pas encore très bien ce qu’est une boîte. Quand je l’ai rencontré, il venait de finir sa formation de coach, pas longtemps après avoir réalisé qu’il gâchait son talent à compter, chrono à la main, les tours de stade de lycéens pas très motivés, pendant sa première carrière de prof de sport. Gaston a indéniablement du leadership mais encore beaucoup de choses à apprendre.

Gaston, ou la fougue de la jeunesse

Après de longs conciliabules, nous avons décidé tous les trois que ce serait lui le patron de DaBoite. Le CEO, celui qui dirige, qui la représente, et qui en répond. Puisque les enjeux que la nouvelle génération va devoir prendre en compte sont sérieusement corsés, autant la mettre aux affaires le plus vite possible.

Kevin et moi, on n’est pas maladroits, mais les malaises de la planète et ce qui en résulte, on ne peut pas dire que c’est notre quotidien depuis toujours. Quand j’étais en école de commerce, on apprenait à découper la chaîne de valeur en petits morceaux et à les disperser façon puzzle tout autour de la planète, là où la main d’œuvre était taillable et corvéable à merci. La mondialisation économique, les beaux jours de la logistique, et ses faces obscures, considérées à peine comme des externalités.

Si Gaston galère, évidemment, on pourra l’aider, lui donner notre avis, sécuriser toutes celles et ceux qui s’inquièteraient de le voir en difficulté, et au pire, prendre la main en se faisant légers quand même. C’est Gaston qui a rédigé le pacte d’associés. Forcément, si DaBoite est toujours là dans 10 ans, nul doute que je serai déjà rangée des voitures.

Avec Kevin, on trouve notre idée d’apprendre à être CEO en étant vraiment CEO, plus efficace que les Shadow Comex. Personnellement, je les ai toujours un peu soupçonnés d’être plus utiles à la réputation de leur président qu’à la bonne marche des affaires. Certes, l’idée part d’un bon sentiment. Mais franchement, ces comités de direction junior, c’est un peu comme les conseils municipaux des enfants. Vous croyez qu’on leur propose de décider du programme d’investissement de l’année ? Vous pensez qu’ils sont sollicités sur le plan social à engager ? Ils sont plutôt mis à contribution, avec un je ne sais quoi de fausse admiration, pour leur fraîcheur sur les sujets “nice to have” ou pour déniaiser les membres du Comex un brin has been sur l’utilisation des réseaux sociaux. Belle occasion pour de jeunes ambitieux de frayer dans les salles de réunion des étages élevés, dès lors qu’ils acceptent que les affaires sérieuses restent enfermées dans les secrets des bureaux à lambris.

La morale RH de l’histoire : l’intergénérationnel a tout bon

Depuis une heure, avec Gaston, on travaille d’arrache-pied sur une propale pour un nouveau client de la mobilité. On fait même la course sur Google Drive à celui qui corrigera le plus vite des slides. Chacun de nous a construit les siennes avec sa sensibilité. Je ne suis pas Google Drive première langue, Gaston peut oublier parfois quelques accords du participe passé, j’aime trouver les mots pour dire l’essentiel, il veille à ce que l’essentiel ait un juste prix et que le client ait bien compris qu’il devrait le payer.

Parfois Gaston code, souvent Kevin décode. Je dois l’avouer, il m’arrive de regarder passer les balles. Quand je fais des blagues, Gaston ne capte rien, et Kevin fait semblant. L’intergénérationnel, cela demande parfois des explications, des mises au point, et bien-sûr - même si le mot est fatigué, le concept est toujours pertinent - de la bienveillance !

En attendant, Kevin trépigne. Cela fait plusieurs fois qu’il nous sonne via le fil WhatsApp pour demander à Gaston d’organiser une réunion. DaBoite se développe et a de bons résultats, malgré la pandémie les affaires tournent; il va sans doute falloir recruter. Il réfléchit déjà à faire entrer dans l’aventure un de ses anciens collaborateurs. Je trouve personnellement qu’il a raison, mais quitte à nous agrandir, j’ai aussi mon idée. Un de mes vieux compagnons de route est très mal occupé dans son grand groupe et je pense qu’il aurait clairement sa place parmi nous. C’est humain, chacun verrait bien qu’on recrute dans sa tranche d’âge. Comme à l’annonce d’une nouvelle naissance, quand on est déjà fille et garçon dans la famille, chacun espère que le nouveau venu viendra rejoindre son genre pour remporter plus facilement les combats qui lui tiennent à cœur devant les parents.

Ce sera à Gaston de trancher. Être le chef, c’est aussi devoir se charger de quelques servitudes, et notamment courir le risque de se montrer impopulaire. Ce que Gaston réussit à merveille en choisissant de conditionner le recrutement à la signature d’une nouvelle affaire et de préconiser d’ici là quelques mesures d’efficacité collectives. La rigueur n’attend pas le nombre des années.

En ce qui me concerne, je sais que cela va nécessiter de gros progrès personnels sur l’utilisation des outils, et des heures de tutos sur Youtube avant de les maîtriser, misère…

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