« Une entreprise qui grandit est une entreprise qui traverse des crises »
04 mars 2025
8min
Crise de financement, dette technique, choc externe… Toute start-up fait face à des turbulences. Dans son nouvel ouvrage, Thibault Renouf, co-CEO de Partoo, analyse ces séquences inévitables et partage sa vision – et son expérience – pour les anticiper, les surmonter et piloter sa croissance.
Diriger une entreprise, c’est aussi apprendre à gérer l’imprévu. Thibault Renouf en sait quelque chose. À 33 ans, il codirige Partoo, une scale-up qui optimise la visibilité des commerces sur Internet. Rejoignant l’aventure en 2017 alors que la start-up comptait à peine une dizaine d’employés, il a accompagné son développement jusqu’à devenir un acteur majeur en Europe, avec plus de 350 collaborateurs et un chiffre d’affaires avoisinant les 36 millions d’euros.
Son dernier ouvrage, Start-up and Down, l’art de traverser les crises (Éditions Eyrolles, 2025), met en lumière une réalité souvent sous-estimée : la croissance ne se fait pas sans heurts. Entre la gestion de la dette technique, la montée en puissance de la concurrence, les crises économiques ou encore les imprévus comme le Covid-19, les entrepreneurs doivent être prêts à affronter des périodes de turbulences. Comment les anticiper ? Quelles erreurs éviter ? Comment piloter son entreprise sans perdre le cap ? Rencontre avec un scaler qui a fait de l’adaptation une philosophie.
Vivons-nous une époque où la crise est un état permanent ? Faut-il alors repenser Schumpeter et Kondratiev ?
Thibault Renouf : Nous sommes entrés dans une ère où les crises ne se succèdent plus selon des cycles longs et prévisibles, mais s’enchevêtrent dans une dynamique permanente. Ce phénomène s’explique par plusieurs facteurs : accélération technologique, transformations sociétales, mutation rapide des modèles économiques et surinformation constante. Dans un tel contexte, ce n’est plus uniquement la vision schumpétérienne de destruction créatrice qui est pertinente : elle doit être réinterprétée. Ce n’est plus seulement l’innovation qui remet en cause l’ordre établi, mais une succession d’instabilités qui forcent les entreprises à un ajustement perpétuel.
De même, les cycles de Kondratiev, qui suggéraient des phases de croissance et de crise d’environ 50 ans, semblent aujourd’hui trop longs pour capter l’intensité des transformations actuelles. Un entrepreneur ne peut plus attendre un retour à la normale : il doit considérer l’adaptation comme la norme. Plus que jamais, réussir signifie savoir naviguer dans l’incertitude, accepter la crise comme un élément structurel.
Les crises étant inévitables, c’est la manière dont on les traverse qui définit la solidité d’une entreprise.
Crise de financement, dette technique, choc externe… Toute start-up fait face à des turbulences, quelle a été la crise – ou les crises – la/les plus complexe(s) à surmonter pour Partoo ?
T. R. : Toutes les crises sont difficiles, mais celles qui touchent à la confiance interne sont les plus délicates. Une crise financière peut être gérée par des ajustements budgétaires, une dette technique par des décisions stratégiques, mais une fracture entre la direction et les équipes est un choc bien plus profond.
Quand nous avons dû fermer une entreprise que nous avions rachetée, ce n’est pas uniquement la perte financière qui a été un défi, mais la nécessité d’expliquer ce choix à nos collaborateurs. Certains se sont demandé : « Si la direction s’est trompée ici, sur quoi d’autre pourrait-elle se tromper ? » C’est là que la transparence devient essentielle.
Dans ces moments, la gestion de crise repose sur trois piliers. Tout d’abord, la transparence maîtrisée, c’est-à-dire être honnête sur la situation sans créer un climat d’angoisse excessif. Ensuite, l’alignement des valeurs, en expliquant les décisions et en restant cohérent avec la culture d’entreprise. Et enfin, la reconstruction de la confiance, en rétablissant le dialogue et en impliquant les équipes dans la suite du projet. Les crises étant inévitables, c’est la manière dont on les traverse qui définit la solidité d’une entreprise.
Dans votre livre, vous partagez le modèle de Larry Greiner qui explique que la croissance d’une entreprise est ponctuée de crises endogènes. Pouvez-vous y revenir et nous expliquer comment cela vous a aidé ?
T. R. : Larry Greiner, professeur et chercheur en gestion d’entreprise spécialisé dans la croissance organisationnelle et le management stratégique, a conceptualisé la croissance des entreprises en six phases, chacune marquée par une crise à surmonter pour atteindre le niveau suivant. Il s’agit de :
- Créativité et crise de leadership : à nos débuts, tout reposait sur l’innovation et l’énergie des fondateurs. Mais rapidement, un manque de structure et de management a généré des tensions, nécessitant un leadership plus formel.
- Direction et crise d’autonomie : une organisation hiérarchique s’est mise en place, mais les managers intermédiaires, trop encadrés, ont éprouvé le besoin de plus d’autonomie pour maintenir l’agilité de l’entreprise.
- Décentralisation et crise de contrôle : l’expansion vers de nouveaux marchés et la multiplication des unités autonomes ont rendu nécessaire un renforcement des mécanismes de contrôle pour assurer la cohérence stratégique.
- Coordination et crise de bureaucratie : la mise en place de processus de standardisation a permis de structurer l’entreprise, mais leur lourdeur a commencé à freiner l’innovation et la réactivité.
- Collaboration et crise de saturation : l’adoption d’un mode de travail plus collaboratif a multiplié les échanges et interactions, au point de ralentir la prise de décision et de générer des frictions internes.
- Alliances, externalisation et crise de dépendance : pour maintenir notre compétitivité, nous avons intégré des partenaires stratégiques, ce qui a ajouté de la complexité dans la gestion des relations externes et soulevé des questions sur notre indépendance.
Chez Partoo, nous avons vécu ces différentes phases, notamment en passant de 10 à 350 collaborateurs en quelques années. Chaque transition a nécessité des ajustements majeurs, notamment en termes de management et d’organisation interne.
« La crise stratégique est souvent sous-estimée, alors qu’elle peut remettre en question tout le modèle économique d’une entreprise. »
On parle souvent des crises financières ou opérationnelles, en relayant au second plan les crises stratégiques. Pourquoi sont-elles si critiques dans la vie d’une start-up ?
T. R. : La crise stratégique est souvent sous-estimée, alors qu’elle peut remettre en question tout le modèle économique d’une entreprise. Elle survient lorsqu’un changement brutal dans l’environnement remet en cause des décisions passées. Pour y faire face, il est crucial d’adopter une approche transparente, en expliquant le raisonnement qui a conduit à ces décisions, puis en détaillant pourquoi elles ne sont plus adaptées aujourd’hui.
Chez Partoo, la fermeture de nos activités en Inde en 2023 illustre bien ce phénomène : l’enjeu n’était pas seulement financier, mais aussi humain et stratégique. Comment expliquer à nos équipes que ce qui paraissait être une bonne décision hier ne l’était plus aujourd’hui ? La clé pour gérer ces transitions est la transparence. Il faut réexpliquer tout le cheminement qui a mené à cette décision, montrer les données et les réflexions qui l’ont justifiée à un moment donné, puis exposer ce qui a changé dans l’environnement.
Quels sont les indicateurs qui permettent à un dirigeant d’anticiper une crise ? D’ailleurs, peut-on toujours analyser les signaux faibles ?
T. R. : Les crises ne sont pas toujours détectables via des indicateurs macro ou des tableaux de bord. Selon moi, lorsqu’on attend qu’un problème remonte au management, c’est déjà souvent trop tard. Il est alors utile de privilégier le « founder mode » : le dirigeant interagit directement avec tous les niveaux de l’entreprise, parfois en contournant la hiérarchie.
En effet, les alertes se perçoivent sur le terrain, auprès des équipes opérationnelles et des clients. Chez Partoo, nous –les deux CEO– privilégions un contact direct avec les collaborateurs pour capter ces signaux faibles, un peu à la manière des « Gemba Walks » : une pratique issue du lean management qui consiste à aller sur le terrain, observer directement les opérations et échanger avec les équipes pour identifier les problèmes et opportunités d’amélioration en temps réel. Finalement, l’alternance entre founder mode (proximité avec toutes les équipes) et manager mode (structuration hiérarchique) permet d’anticiper les tensions.
Quels sont les pièges classiques dans lesquels tombent les entrepreneurs face aux crises ?
T. R. : En période de forte croissance, les entrepreneurs ont tendance à surestimer la continuité du succès. Pour commencer, ils vont s’enflammer lorsque tout va bien. Beaucoup pensent que la dynamique positive va durer indéfiniment, ce qui les pousse à grandir trop vite et à investir massivement sans toujours mesurer les risques. D’autre part, ils vont manquer de discipline financière : lorsque les financements sont abondants, certains négligent la rentabilité et se reposent trop sur les levées de fonds.
Mais quand le marché se retourne, ces entreprises se retrouvent vulnérables. Et pour finir, ces entrepreneurs sont parfois obsédés par la concurrence au détriment d’une approche en first principle thinking, utilisé par Elon Musk entre autres. Plutôt que d’innover à partir des fondamentaux, certains ajustent leur stratégie en fonction des tendances du marché, ce qui peut les enfermer dans un schéma réactif et court-termiste.
Pour éviter ces erreurs – que nous avons d’ailleurs commises –, il faut garder une vision rationnelle, savoir résister à l’euphorie des bonnes périodes et toujours évaluer les risques avant de s’engager dans une expansion trop rapide.
Vous distinguez les transitions structurelles des transitions conjoncturelles pour expliquer pourquoi certaines entreprises parviennent à rebondir, tandis que d’autres s’effondrent. Pouvez-vous nous éclairer sur cette distinction qui fait référence à la loi d’Amara ?
T. R. : On distingue la transition structurelle de la transition conjoncturelle, car c’est un élément clé pour la survie et la croissance d’une entreprise. Pour cela, la loi d’Amara stipule que nous avons tendance à surestimer l’impact d’une tendance à court terme et à le sous-estimer à long terme. Cela signifie qu’il faut distinguer un phénomène passager d’une transformation profonde : les tendances conjoncturelles sont temporaires, tandis que les transitions structurelles modifient durablement le marché.
Avec mon associé Thibault, notre rôle en tant que dirigeant est d’identifier ce qui va vraiment transformer le marché d’un phénomène passager. Nous avons parfois fait des erreurs à ce sujet, mais nous avons aussi su éviter certains pièges, comme celui du métavers, auquel nous n’avons pas cru. À l’inverse, nous sommes convaincus que l’IA est une tendance structurelle, et nous misons dessus. Pour affiner cette capacité d’anticipation, je m’efforce de parler à un maximum de personnes et d’observer les usages émergents, même ceux qui ne me sont pas familiers… comme TikTok. C’est ainsi que je peux mieux comprendre ce qui va façonner l’avenir.
« Lorsqu’une entreprise doit opérer un changement stratégique, il est crucial d’exposer les faits initiaux, les réflexions qui ont guidé la décision et les éléments qui ont évolué au fil du temps. »
Lorsqu’une entreprise traverse une crise, la manière dont les dirigeants communiquent est essentielle pour préserver la confiance des employés, des clients et des investisseurs. Vous évoquez la loi Z comme un outil clé. Pouvez-vous expliquer en quoi elle consiste ?
T. R. : La loi Z repose sur l’idée qu’il ne faut pas simplement annoncer une décision, mais expliquer tout le raisonnement qui y a mené. Lorsqu’une entreprise doit opérer un changement stratégique, il est crucial d’exposer les faits initiaux, les réflexions qui ont guidé la décision et les éléments qui ont évolué au fil du temps. Chez Partoo, nous avons appliqué cette méthode lors de la fusion de nos équipes commerciales. Plutôt que d’imposer un changement brutal, nous avons détaillé pourquoi nous avions séparé ces fonctions à l’origine, pourquoi cette organisation n’était plus adaptée, et ce que nous espérions améliorer.
Nous avons organisé une série de workshops, expliqué nos motivations, détaillé nos options et laissé de la place aux ajustements. Résultat : moins de résistance et une meilleure acceptation du changement. De même, lors de la fermeture de la start-up que nous avions rachetée, nous avons appliqué cette méthode en organisant des sessions de questions-réponses, en expliquant notre réflexion stratégique et en impliquant les équipes dans les prochaines étapes. Cette approche permet de réduire l’incertitude et de restaurer la confiance.
Aussi, vous soulignez l’importance de la rhétorique en communication de crise et faites référence au trio « ethos, pathos, logos » d’Aristote. Comment appliquez-vous ces principes ?
T. R. : Le trio ethos, pathos, logos constitue un cadre puissant pour structurer une communication efficace en période de crise. L’ethos repose sur la crédibilité et l’exemplarité du dirigeant : il doit être aligné entre ce qu’il dit, ce qu’il fait et l’image qu’il renvoie. Le pathos permet d’établir une connexion émotionnelle avec les équipes, en reconnaissant leurs inquiétudes et en montrant de l’empathie. Enfin, le logos apporte la rationalité et la structure, en justifiant les décisions avec des faits concrets et des arguments logiques.
Outre ce socle, nous avons également découvert l’importance d’une communication ciblée, comme l’explique Hugues Le Bret dans son approche de gestion de crise. Ancien directeur de la communication et membre du comité exécutif de la Société Générale lors de l’affaire Kerviel, il met en avant la nécessité d’adapter le message en fonction des publics concernés. L’objectif est d’apporter des réponses spécifiques aux inquiétudes de chacun, tout en maintenant des éléments de langage communs, garantissant ainsi une cohérence globale et évitant toute dissonance interne.
Un dernier conseil pour les managers, dirigeants et entrepreneurs qui nous lisent ?
T. R. : Les crises ne sont pas des anomalies : elles font partie intégrante de la vie d’une entreprise. La clé n’est pas de les éviter, mais d’apprendre à les gérer, en détectant les signaux faibles, en communiquant avec transparence et en cultivant une capacité d’adaptation permanente.
Articlé rédigé par Laure Girardot et édité par Mélissa Darré, photo par Thomas Decamps.
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