Déconsommation : « Il faut adapter votre business à ce nouveau monde »

06 sept. 2024

6min

Déconsommation : « Il faut adapter votre business à ce nouveau monde »
auteur.e
Clémence Lesacq Gosset

Senior Editor - SOCIETY @ Welcome to the Jungle

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C’est un mot tabou dans le business : la déconsommation. Pourtant, il suffit de s’intéresser un temps soit peu à l’écologie et aux crises actuelles pour comprendre que demain, nous ne consommerons plus comme aujourd’hui. Qu’il faudra réduire, choisir. C’est dans cette optique que Frédéric Canevet a sorti en mai dernier son ouvrage « Adapter son business dans un monde en déconsommation » (Ed. Eyrolles). Rencontre avec un convaincu qui tente de bouger les lignes.

Vous avez sorti en mai dernier votre ouvrage intitulé Adapter son business dans un monde en déconsommation. Pourquoi ce livre, et pourquoi maintenant ?

Moi, mon domaine de prédilection, c’est le marketing. Mais à côté de cela je m’intéresse énormément à l’écologie : je suis depuis plusieurs années les conférences des experts qui sensibilisent le grand public comme Jean-Marc Jancovici ou encore Arthur Keller.
Grâce à eux, j’ai compris que chaque initiative individuelle compte face aux crises qui nous attendent. J’ai donc décidé de créer une méthode pour les entreprises pour anticiper les défis des années à venir, car il y a clairement une méconnaissance des impacts des changements climatiques ainsi que de la fin de l’énergie abondante et bon marché. Or, ces changements ne vont pas nous impacter dans 25 ou 50 ans, mais dans la décennie à venir. Il est donc nécessaire d’agir maintenant. Plus les entreprises vont attendre, plus la marge de manœuvre pour agir sera mince.

Mon but est vraiment d’éveiller les consciences. Si une entreprise a une démarche durable, une bonne politique RSE, c’est déjà bien, mais cela ne suffira pas pour répondre face aux bouleversements à venir. Je l’écris dès le début de l’ouvrage : il faut repenser de manière systémique les organisations. Et je crois qu’un premier pas, comme la lecture d’un livre, peut entraîner un effet domino dans les sociétés.

Vous dressez six plans d’action (de la culture d’entreprise à la fidélisation du client), à réaliser sur neuf mois. Mais neuf mois, c’est extrêmement court pour changer les choses, non ?

Je voulais une formule choc, pour que les gens puissent se projeter, entrevoir des réalisations atteignables et concrètes. Neuf mois, c’est symbolique, c’est le temps d’une naissance, une renaissance même pour votre entreprise. Mais vous avez raison, évidemment qu’on ne pourra pas tout changer du jour au lendemain, et que ça demande énormément d’implication.

Si je suis dirigeant·e, quel premier pas dois-je faire justement ?

La première chose, c’est de sensibiliser et de montrer par l’exemple qu’il faut agir. Si on explique à ses salariés que désormais s’adapter à la décroissance est une des priorités de l’entreprise, en expliquant pourquoi, alors on peut les embarquer dans ce voyage. Pour lancer la discussion, organiser un atelier de La Fresque du climat) est un bon début. C’est une prise de conscience « assez light » et qui permet de finir par une question qui s’adresse à tous et toutes : « que pouvez-vous faire, à votre niveau individuel et au niveau de votre entreprise, pour limiter la crise climatique en cours ? » Si après ça, en tant que dirigeant vous proposez de trouver des solutions tous ensemble, je suis sûr que vous embarquerez tout le monde. Ou au moins, vous aurez désormais des promoteurs sur lesquels vous appuyer, pour faire contrepoids aux réfractaires.

Vous prévenez tout de même : « parler de décroissance en entreprise va forcément faire peur et vous faire passer pour un illuminé ». Quelle sémantique faut-il alors utiliser pour être entendu et suivi ?

Chaque mot à un sens, et c’est encore plus vrai si l’on n’est pas le dirigeant de l’entreprise. Par essence, une entreprise est créée pour faire des profits, et si possible faire de la croissance, pas pour réduire le chiffre d’affaires ! Donc, plutôt que de parler de décroissance ou de déconsommation, vous allez plutôt dire qu’il faut s’adapter aux nouvelles tendances du marché, augmenter les marges, rationaliser les coûts…

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Et qu’est-ce que c’est finalement, cette déconsommation qui arrive ?

La déconsommation, c’est consommer moins volontairement. C’est ce qu’on observe déjà avec le ralentissement actuel, et qui va augmenter : acheter des produits moins chers et faire des économies. Les restrictions budgétaires sont dans l’ère du temps, et cela passe par faire des opérations en prospection qui soient plus low-cost. Comme le disent Patrice Laubignat ou Coralie Diebold : « faire moins mais mieux », arrêter de courir partout tout le temps et mieux faire les choses. C’est travailler aussi sur la partie marge plutôt que sur le chiffre d’affaires.

La déconsommation, c’est vraiment prendre conscience que nous entrons dans une économie qui va enchaîner les cycles « crises - récession - accalmies » et qu’il faut s’y adapter pour ne pas disparaître.

Les plans d’action que vous proposez touchent tous les rouages de l’entreprise mais finalement, le point central c’est ce que l’on vend, non ? Si notre service ou notre produit est fondamentalement non-écologique, il n’y a aucun moyen de l’adapter…

Oui, et c’est pour cela que j’indique que la RSE est un excellent premier pas, mais que cela ne suffit pas.
Il est indispensable de toucher aux fondamentaux des entreprises : les produits, le business modèle, l’organisation…
Dans ce cas, il y a trois manières de réagir. La plus extrême, c’est de dire : « mon business va de toute façon tomber à l’eau dans un futur en déconsommation, je vais donc essayer de vendre l’entreprise tant qu’elle a de la valeur, et de faire autre chose ». C’est une décision très difficile à prendre, mais cela peut être un constat, par exemple, si je suis dans le domaine des voyages internationaux grand public, si mon entreprise est déjà en difficulté avec le ralentissement économique ou la crise de l’énergie. Parfois, il faut oser couper le cordon et passer à autre chose que s’acharner.
Ensuite, je peux aussi garder mon business mais sortir une gamme plus éco-responsable, avant de complètement switcher dessus quand elle sera assez mature. Par exemple dans le secteur des jouets cela serait de basculer sur une gamme de jouets low tech de niche, comme les jeux de réflexion Smart Games mais plus responsables. Enfin dernière option : créer un business complètement différent, afin d’avoir des produits et un marché plus en phase avec les tendances à venir.

Certains chercheurs comme ceux de l’Origens Media Lab ont théorisé le fait de « faire atterrir » certaines activités ou entreprises, c’est-à-dire d’accepter qu’elles ne soient pas adaptées à la crise climatique en cours, et qu’il faut les accompagner pour qu’elles disparaissent en douceur, que leurs employés soient reformés, accompagnés etc. Qu’en pensez-vous ?

J’avoue ne pas connaître ces chercheurs et leur théorie… Mais je pense qu’il y aura trois manières de vivre la transition qui arrive : soit de manière subie, soit de manière choisie, soit de manière réglementée. Sauf que pour cette dernière option, les femmes et hommes politiques sont plutôt en retard sur ces sujets d’écologie, et on a vu lors des dernières élections que ces sujets étaient de moins en moins présents dans les débats… Donc je ne crois pas à la législation, ou alors elle arrivera trop tard. Tant qu’il n’y a pas de prise de conscience (et donc de réalité dans notre quotidien), les citoyens ne voudront pas de changement, et donc les hommes politiques ne le feront pas. C’est donc à nous de faire bouger le système, en tant qu’individus et en tant qu’entreprises.

« Posez-vous simplement cette question, si demain votre entreprise perdait 30% de son chiffre d’affaires, que se passerait-il, et comment agir pour l’anticiper » - Frédéric Canevet

Vous évoquez l’importance pour les entreprises de devenir plus résilientes et parlez d’entreprise « Jugaad ». Qu’entendez-vous par là ?

Jugaad est un terme indien. C’est le bon vieux « système D » à la Française quelque part, ou le fait d’être agile, de trouver des solutions originales. Sauf qu’être Jugaad signifie être durable. Il faut renouer avec l’idée de résilience, devenir « anti-fragile » comme l’exprime Nicolas Taieb. Or comment faire pour réduire sa fragilité ? C’est justement en prendre conscience : posez-vous simplement cette question, si demain votre entreprise perdait 30% de son chiffre d’affaires, que se passerait-il, et comment agir pour l’anticiper. Cela permet de réfléchir à ses marges, à son portefeuille de clients, au business récurrent et sécurisé, à la réduction des frais fixes…
Des actions simples peuvent être anticipées et réalisées dès à présent, par exemple réduire la taille de ses locaux grâce au télétravail, externaliser certaines tâches, etc.

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Vous écrivez que dans un monde en déconsommation, le marketing est un des premiers services des entreprises qui va être réduit ou disparaître…

Mais il sera paradoxalement essentiel ! C’est lui qui convaincra les clients d’acheter votre produit et pas un autre, dans un monde où les dépenses seront davantage limitées. Le marketing sera essentiel pour garantir l’expérience client, fidéliser…
Demain, dans les services marketing, plutôt que des profils hyper-spécialisés, il faudra d’ailleurs revenir à des profils plus multi-tâches, couteaux-suisse, qui pourront, seul·e·s, porter ces casquettes efficacement.

La tendance à viser est de produire des produits et des services qui répondent à des « besoins réels et fondamentaux sans forcément aborder la notion de rentabilité maximale, mais d’utilité publique »… Vous avez des exemples en tête ?

Demain, les individus devront réduire leurs dépenses non indispensables (restaurant, loisirs…). Une entreprise devra donc « justifier » pourquoi son produit est indispensable, et donc travailler sur la valeur perçue.
Au-delà de cela, il faut aussi penser au bien-être sociétal, car le danger, c’est de priver quelqu’un de quelque chose qui était auparavant « normal », et d’assurer les fondamentaux de la stabilité de notre société. Dans le livre je cite ces domaines : l’isolation des logements, l’accès minimal à un loisir ou encore la sécurité sociale et alimentaire.

Votre livre est sorti le 2 mai dernier et vous m’avez avoué qu’il n’avait pas eu un très bon démarrage en termes de ventes… Pensez-vous qu’il est trop en avance sur son temps ?

Je ne pense pas être trop en avance, car c’est maintenant qu’il faut agir pour atténuer les impacts. Mais oui je me rends compte qu’il y a dans la société plusieurs résistances face au sujet. Certains n’ont pas encore conscience des bouleversements en cours, d’autres ne veulent pas aller contre leur business, d’autres encore pensent que la science va nous sauver… Certaines personnes écologistes ont du mal à se projeter sur ce qu’elles peuvent faire à leur niveau en entreprise, tout en agissant à titre personnel ! Et à nouveau c’est l’objectif de mon livre justement : montrer comment on peut agir, avoir notre rôle.

Interview réalisée par Clémence Lesacq Gosset et éditée par Marie Ouvrard - Photo Thomas Decamps pour WTTJ

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