Sauver son entreprise : peut-on demander aux salariés de baisser leur salaire ?
17 mars 2025
8min
Quand une entreprise vacille, faut-il demander aux salariés de rogner sur leur salaire pour la maintenir à flot ? Face à des difficultés financières, certaines directions brandissent cette option comme un geste de solidarité : un effort temporaire pour éviter des licenciements. Mais entre cadre légal strict, risques sociaux et efficacité discutable, le pari est risqué.
L’idée n’est pas nouvelle. Ryanair, Derichebourg Aeronautics Services et bien d’autres ont proposé ces accords, assurant aux salariés qu’en échange d’un sacrifice financier, leur emploi serait préservé. Endettement élevé, profits faibles, décroissance… Une entreprise sur six ferait face aujourd’hui à des difficultés financières au cœur de l’Hexagone, d’après une étude du Boston Consulting Group de juillet 2024. Pire, une entreprise sur dix-sept serait dans une situation critique au point de devoir envisager des mesures strictes, nécessitant une restructuration. Mais la solution de la réduction des salaires des collaborateurs est-elle vraiment efficace ? Peut-on légalement réduire la rémunération d’un salarié sans son accord ? Et surtout, est-ce un levier viable à long terme, ou une fuite en avant qui fragilise encore plus l’entreprise et ses équipes ? Décryptage d’une pratique controversée.
Peut-on légalement imposer une baisse de salaire à ses salariés ?
La réponse est simple : non, sauf exceptions bien encadrées. En droit du travail, la rémunération fait partie des fondements du contrat de travail. Toute modification, même minime, nécessite l’accord du salarié. « Un employeur ne peut pas réduire la rémunération d’un salarié sans son consentement, explique Élise Fabing, avocate en droit du travail. Même si la modification porte uniquement sur la partie variable du salaire, elle doit être acceptée. » Aucune catégorie professionnelle n’échappe à cette protection. Cette règle s’applique à tous, qu’il s’agisse de salariés en CDI, en CDD ou même de cadres dirigeants.
Quand la baisse de salaire devient-elle alors possible ? L’employeur peut légalement ajuster la rémunération dans des cas bien précis.
- Quand la rémunération dépend d’un accord collectif : si un élément du salaire est régi par un accord collectif (par exemple une prime conventionnelle), l’entreprise peut le modifier. Mais elle doit respecter une procédure de dénonciation de l’accord et consulter les instances représentatives du personnel.
- En cas de difficultés économiques avérées : lorsqu’une entreprise fait face à une chute significative de son chiffre d’affaires ou à des pertes d’exploitation, elle peut proposer une modification du contrat de travail pour inclure une baisse de salaire. Concrètement, l’employeur envoie une lettre recommandée avec avis de réception expliquant le motif économique et le délai de réponse. Le salarié dispose d’un mois pour répondre (ou 15 jours en cas de redressement ou liquidation judiciaire). L’absence de réponse vaut acceptation. S’il refuse, deux options s’offrent à l’entreprise : maintenir son contrat aux conditions initiales, sans modification de salaire, ou engager une procédure de licenciement économique, avec obligation de proposer un reclassement et de respecter les indemnités légales.
- Dans le cadre d’un Accord de Performance Collective (APC) : cet outil permet à l’employeur d’ajuster temporairement la rémunération, le temps de travail ou les conditions de mobilité pour faire face à une crise. Ici, le refus du salarié peut entraîner son licenciement.
- En cas de rétrogradation disciplinaire : si un salarié commet une faute, l’entreprise peut envisager une diminution de son niveau de responsabilité, accompagnée d’une baisse de rémunération. « Cette sanction doit être justifiée et proportionnée à la faute, et surtout, le salarié doit l’accepter », précise Caroline Diard. Cette sanction constitue une modification du contrat de travail. S’il refuse, l’employeur devra envisager une autre sanction pouvant aller jusqu’au licenciement disciplinaire.
Baisse de salaire : une fausse bonne idée ?
Une baisse de salaire peut offrir un sursis. Mais, elle comporte des risques importants pour la motivation des salariés et la santé globale de l’entreprise.
Un impact direct sur la rémunération et les droits sociaux
Accepter une réduction de salaire ne signifie pas seulement voir son bulletin de paie diminuer. Les conséquences juridiques et sociales sont bien plus vastes. D’abord, une baisse de rémunération a un effet immédiat sur les droits des salariés. Les indemnités de licenciement, calculées sur la base des derniers salaires perçus, seront réduites en cas de départ. Même logique pour les allocations chômage, qui dépendent des revenus précédents. « Les indemnités chômage sont calculées sur les derniers salaires perçus. Une réduction de rémunération diminue donc directement le montant des droits en cas de perte d’emploi », souligne Caroline Diard.
Les salariés en arrêt maladie ou en congé maternité seront également touchés. Les indemnités journalières de la Sécurité sociale étant basées sur le salaire de référence, toute baisse de rémunération fragilise ces protections. En d’autres termes, un salarié qui accepte une diminution de son salaire pour sauver son entreprise prend aussi un risque sur son avenir personnel et professionnel.
Un effet boomerang sur la motivation et l’engagement
Le salaire est un élément central du contrat psychologique entre un employé et son entreprise. Il ne s’agit pas seulement d’une source de revenus, mais aussi d’un indicateur de reconnaissance. Lorsqu’une entreprise annonce une baisse de rémunération, elle envoie un message fort à ses collaborateurs. « Le salaire n’est qu’un élément de la rétribution globale. Mais, il conditionne la perception de l’équité », rappelle Caroline Diard. En clair, un collaborateur qui accepte une baisse de salaire doit percevoir une contrepartie tangible : une formation, une évolution professionnelle à venir, un engagement écrit sur une revalorisation future…
Sans cela, les risques sont nombreux. Certains salariés, frustrés ou inquiets pour leur avenir, peuvent décider de partir. « Si les salariés ne perçoivent aucun avantage en contrepartie, leur engagement risque de s’effondrer », analyse Caroline Diard. Les départs volontaires peuvent alors s’accélérer, fragilisant encore plus l’entreprise au moment où elle a le plus besoin de stabilité. Le climat social peut se dégrader, notamment si la baisse de salaire est perçue comme injuste ou mal expliquée.
Des précédents qui interrogent
Les baisses de salaire collectives ont déjà été expérimentées dans plusieurs entreprises, avec des résultats loin d’être convaincants. En 2015, les salariés de l’usine Smart à Hambach avaient accepté de travailler 39 heures payées 35 pour garantir la pérennité du site. Quatre ans plus tard, l’entreprise annonçait finalement la fermeture de l’usine. Même scénario chez Continental, Bosch ou Peugeot Cycles : malgré des concessions salariales, les fermetures de sites n’ont pas été évitées.
Sans une réelle stratégie de relance, une simple réduction des coûts ne permet pas à une entreprise de se remettre sur pied. Si la baisse de salaire n’est pas accompagnée d’un projet clair et crédible pour l’avenir, elle ne fait que repousser le problème et fragiliser encore plus les équipes.
Quelles alternatives pour éviter une baisse de salaire ?
« La masse salariale n’est pas qu’une ligne comptable, rappelle Caroline Diard. Derrière chaque baisse de salaire, il y a des salariés avec des projets de vie, des engagements financiers… Une vision purement financière peut entraîner des effets négatifs sur la culture d’entreprise et le climat social. » Alors, comment ajuster les coûts sans fragiliser encore plus l’organisation ?
Anticiper au lieu de subir
Une crise économique ne survient pas du jour au lendemain. Pourtant, beaucoup d’entreprises réagissent à chaud, sans avoir anticipé les difficultés. « La clé, c’est d’avoir une gestion des emplois et des compétences en temps réel », souligne Caroline Diard. Miser sur la Gestion des Emplois et des Parcours Professionnels (GEPP) permet d’identifier en amont les évolutions à venir et d’éviter des décisions précipitées. « Une entreprise qui anticipe bien sait quels postes seront en sur-effectif, quels métiers vont évoluer et quelles compétences doivent être développées. Cela permet d’organiser des mobilités internes, des reconversions, voire des départs négociés, sans avoir besoin d’improviser en période de crise », renchérit l’experte.
Et quand la situation devient critique ? Certains dispositifs, comme l’Accord de Rupture Conventionnelle Collective (ARCC) ou les plans de départs volontaires, permettent de réduire les effectifs sans passer par des licenciements contraints. « Ce sont des outils précieux, à condition d’être bien accompagnés », précise Elise Fabing. Un départ volontaire ne s’improvise pas. Il faut construire un plan qui donne envie aux collaborateurs de partir, sans générer une hémorragie des talents.
Réduire les coûts sans toucher aux salaires
Quand le problème vient des charges trop lourdes, il y a d’autres leviers que la rémunération directe. « On peut déjà regarder du côté des départs naturels, suggère Caroline Diard. Si une entreprise gèle ses recrutements et ne remplace pas systématiquement les départs, elle réduit sa masse salariale sans traumatiser ses équipes. »
D’autres options existent : le passage temporaire à temps partiel, qui permet aux salariés de garder leur emploi, tout en allégeant la charge financière pour l’entreprise, ou encore le recours aux alternants et stagiaires pour certaines missions. « Attention cependant à ne pas basculer dans le remplacement déguisé de postes fixes. On ne stabilise pas une entreprise en précarisant ses effectifs. Cette solution est également préjudiciable pour les droits sociaux », avertit l’experte.
Jouer sur le collectif plutôt que sur l’individuel
Lorsqu’une entreprise veut adapter les conditions de travail à une période difficile, elle peut aussi passer par des dispositifs collectifs comme l’Accord de Performance Collective (APC). Ce mécanisme permet d’ajuster la rémunération, le temps de travail ou la mobilité sans avoir à obtenir l’accord individuel des salariés. « C’est un outil puissant, mais qui doit être manié avec précaution. Un salarié qui refuse l’accord peut être licencié, mais ce ne sera pas un licenciement économique, ce qui réduit ses protections », souligne Élise Fabing.
Autre piste, souvent privilégiée dans les périodes de crise : l’activité partielle. « Plutôt que de baisser les salaires de tous, mieux vaut réduire temporairement le temps de travail, explique l’avocate en droit du travail. L’État prend alors en charge une partie de la rémunération, et l’entreprise s’engage à préserver l’emploi sur une durée déterminée. » Une solution qui permet d’éviter les départs contraints et de maintenir les compétences en interne pour la reprise.
Quand il n’y a pas d’autre choix
Lorsqu’une entreprise n’a plus d’alternative et doit réduire les salaires pour éviter une catastrophe économique, la manière dont cette décision est mise en œuvre peut faire toute la différence entre une acceptation résignée et un rejet massif. Alors, comment éviter l’implosion sociale et faire en sorte que cet ajustement soit compris et accepté ?
Conseil n°1 : jouer la transparence pour éviter la défiance
Si la baisse de salaire est une nécessité absolue, il est impératif que les salariés en comprennent les raisons et les enjeux réels. « L’erreur classique des directions, c’est de rester dans le flou en espérant que ça passe. Mais les collaborateurs ne sont pas dupes. Ils veulent savoir où va l’entreprise et pourquoi cet effort leur est demandé », observe Caroline Diard.
Cela signifie :
- Présenter des données économiques précises : chiffres à l’appui, pour justifier la mesure.
- Expliquer les alternatives : qui ont été étudiées et pourquoi elles n’ont pas été retenues.
- Montrer comment cette décision s’inscrit dans un plan de relance : et non dans une simple logique d’austérité.
Conseil n°2 : impliquer plutôt qu’imposer
Une baisse de salaire imposée sans discussion crée mécaniquement du ressentiment. Pour éviter une révolte interne, l’entreprise doit associer les salariés à la décision autant que possible. « Même si, in fine, c’est la direction qui tranche, il est essentiel que les collaborateurs aient le sentiment d’être écoutés et impliqués. Cela peut passer par des négociations avec les représentants du personnel, mais aussi par des échanges directs avec les équipes concernées », souligne Caroline Diard.
Les salariés doivent aussi percevoir des contreparties claires en échange de leur effort :
- Un engagement sur une revalorisation future : avec des paliers et un calendrier précis.
- Un bonus différé : à verser si l’entreprise retrouve la croissance.
- Un accès facilité à la formation ou à des dispositifs d’évolution interne.
« Le pire scénario, c’est d’annoncer une baisse de salaire sans aucune perspective de retour à meilleure fortune, met en garde Caroline Diard. Les collaborateurs ne sont pas juste une variable d’ajustement. Ils veulent comprendre à quoi sert leur sacrifice. »
Conseil n°3 : donner un cap et éviter l’incertitude
Rien de pire pour un salarié que de ne pas savoir où il met les pieds. Une entreprise qui se contente d’annoncer une réduction de salaire, sans fixer de délais clairs, laisse ses équipes dans l’inconfort et l’inquiétude. « Un salarié peut accepter un effort temporaire si l’entreprise lui donne une visibilité sur la durée et sur les conditions de sortie de crise. Mais s’il a l’impression que la baisse de salaire devient la nouvelle norme sans horizon de reprise, il finira par chercher ailleurs », explique Caroline Diard.
Pour éviter toute incertitude, cela implique de fixer un cadre précis :
- sur la durée : jusqu’à quand la baisse de salaire sera en vigueur ?
- sur les objectifs : quels indicateurs économiques permettront de la lever ?
- sur la communication : à quelle fréquence les salariés seront-ils informés de la situation financière ?
Réduire les salaires pour sauver l’entreprise est une mesure de dernier recours. Elle ne peut fonctionner que si elle s’accompagne d’une vision claire et d’un engagement fort de la direction. « La baisse de salaire ne doit jamais être une fin en soi, mais un levier temporaire pour redresser la situation, conclut Caroline Diard. Si elle devient un mode de gestion permanent, alors l’entreprise est déjà en train de perdre ses forces vives. »
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Article rédigé par Sarah Torné et édité par Mélissa Darré, photo par Thomas Decamps.
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