L'amour au travail peut-il (vraiment) être un motif de licenciement ?
08 oct. 2024
8min
Nombreux sont les préceptes qui recommandent de ne pas mélanger les affaires et le plaisir. Mais lorsque Cupidon frappe à la porte du bureau, vos salariés doivent-ils nécessairement en faire les frais ? Comment trouver l’équilibre entre la protection de la vie privée et la prévention des conflits d’intérêt. Éclairage.
En mai 2024, un DRH a été licencié pour avoir caché sa relation amoureuse avec une collègue syndicaliste. Une faute grave, disent les tribunaux. Pourtant, avec 15 % des couples qui se forment au bureau, la frontière entre vie privée et devoir professionnel semble parfois fine. Peut-on réellement sanctionner un collaborateur pour une relation amoureuse au travail ? À quel moment l’amour représente-t-il un risque au travail ? Et comment les entreprises peuvent-elles gérer ces situations sans devenir intrusives ? Faut-il notamment instaurer une fameuse « love politique » ? Pour nous éclairer sur ces questions, nous avons interrogé deux expertes : Elise Fabing, avocate spécialisée en droit du travail, et Céline Méchain, spécialiste RH. Ensemble, elles nous offrent un panorama des risques, solutions et bénéfices que peuvent apporter les relations amoureuses au travail.
Un cadre légal (presque) indifférent à l’amour
La règle : la vie privée avant tout
Sans surprise, les relations amoureuses au travail sont avant tout une affaire privée. L’avocate en droit du travail Elise Fabing nous éclaire : « Le Code du travail n’impose pas aux salariés de divulguer leurs relations sentimentales, et l’employeur doit être indifférent à cette question. » Ce principe est solidement ancré dans les droits fondamentaux des salariés, en particulier le droit à l’intimité, protégé par l’article 9 du Code civil. De plus, il s’appuie sur des normes internationales comme l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, garantissant que la vie privée des individus -y compris leurs relations personnelles- ne doit pas être injustement régulée. En clair, tant que la relation ne perturbe pas le travail, ni l’entreprise, l’amour au bureau reste en dehors du champ de l’employeur. « Ce dernier n’a pas à connaître les relations amoureuses de ses salariés, pas plus qu’il n’a à rechercher leur existence », ajoute notre experte.
Marion, 36 ans, a pourtant choisi de révéler sa relation avec l’un de ses collègues, qui est aujourd’hui devenu son mari. « Au début, on a préféré rester discrets. On avait peur que ça ne dure pas et de devoir affronter le regard des autres si ça tournait mal », confie cette cadre RH. Mais après plusieurs mois, le couple décide de ne plus se cacher : « Quand on a emménagé ensemble, on s’est dit qu’il était temps. C’était devenu trop compliqué de synchroniser nos congés, nos horaires d’arrivée et de départ, tout en gardant notre relation secrète. Ça finissait par nous stresser plus qu’autre chose. » Après avoir annoncé la nouvelle autour d’un café, les collègues ont réagi par quelques félicitations et la vie au bureau a rapidement repris son cours normal.
L’exception : quand la relation perturbe l’entreprise
Si l’employeur ne peut pas sanctionner une relation amoureuse en tant que telle, il peut agir, en revanche, dans deux situations précises :
- lorsque le salarié, par ce comportement, commet une faute,
- lorsque la relation perturbe le bon fonctionnement de l’entreprise.
Par exemple, un directeur en couple avec une autre salariée de l’entreprise a été reconnu fautif pour avoir fermé les yeux sur le comportement de sa compagne, qui causait un dysfonctionnement dans la société, ne pas avoir cherché de solution, et s’être rebellé de manière injustifiée contre les décisions concernant cette personne en critiquant ouvertement le groupe et les actionnaires. « Ce qu’on sanctionne, ce n’est pas la relation elle-même, mais ses conséquences concrètes », explique Elise Fabing.
En revanche, il faut pouvoir prouver, par des faits objectifs, le préjudice causé à l’entreprise. L’avocate cite la jurisprudence à ce sujet : « En 1982, la Cour de cassation a jugé que le licenciement d’une salariée ayant eu une relation intime avec un supérieur était abusif, car il n’y avait ni scandale, ni préjudice causé à l’entreprise. » Un autre arrêt de la Cour de cassation en 2019 a réaffirmé la nécessité de prouver des faits objectifs pour justifier un licenciement dans ce contexte. « Il faut des faits concrets, un impact tangible sur l’entreprise », rappelle notre experte. Cela signifie que des soupçons ou une simple gêne ne suffisent pas pour invoquer la faute.
Cependant, l’affaire jugée en mai 2024 marque une nouvelle approche du sujet. Un salarié occupant des fonctions de direction a été licencié pour avoir dissimulé sa relation avec une syndicaliste, une décision que l’avocate en droit du travail juge particulièrement invasive : « C’est une anomalie vis-à-vis de la jurisprudence traditionnelle. Cela semble plutôt masquer une perte de confiance de l’employeur envers son salarié. Or, cela ne peut jamais constituer une cause de licenciement. » Ce cas introduit un précédent en posant implicitement une obligation de divulgation pour les salariés occupant des postes de haute responsabilité, brouillant la frontière entre vie privée et obligations professionnelles.
Les risques de l’amour au travail pour l’entreprise
Le danger du favoritisme en cas de relations hiérarchiques
Les relations amoureuses entre un manager et un subordonné, sont particulièrement sensibles et risquées. Ces relations déséquilibrées peuvent mettre en danger la neutralité des décisions managériales et perturber la dynamique d’équipe. Elles peuvent aussi glisser vers des situations pénalement répréhensibles, comme le harcèlement moral ou sexuel. Elise Fabing rappelle que l’employeur a une obligation de sécurité envers ses salariés. Cela signifie qu’il doit non seulement protéger leur santé et leur sécurité, mais aussi anticiper et prévenir les risques liés aux relations hiérarchiques amoureuses. « Dans une relation entre supérieur et subordonné, le risque d’emprise est présent », souligne l’avocate, et il est de la responsabilité de l’employeur d’y mettre un terme lorsqu’il en est informé.
Pour Céline Méchain, « il n’existe aucun monde où une relation manager/subordonné peut fonctionner à long terme ». Jérôme, 34 ans, l’a observé de près : « Dans mon ancienne entreprise, tout a changé du jour au lendemain quand mon manager a commencé à sortir avec une collègue de notre équipe. » Ce commercial dans une PME se souvient de l’impact immédiat que cette relation a eu sur l’ambiance de travail : « Avant, on pouvait parler librement, mais dès que leur relation est devenue connue, c’était différent. On se demandait tous si nos conversations seraient rapportées ou si leurs décisions seraient biaisées. » Au début, l’équipe a essayé de rester professionnelle, mais le malaise s’est vite installé. « Personne ne voulait vraiment dire ce qu’il pensait, et ça s’est ressenti dans nos échanges. L’ambiance s’est détériorée, et petit à petit, l’équipe s’est divisée. Après quelques mois, l’un des deux a fini par quitter la société, c’était devenu insoutenable pour l’équipe comme pour eux », relate-t-il.
Du fait de leur impact direct sur l’environnement de travail, Céline Méchain recommande aux salariés et managers de déclarer les relations hiérarchiques. Cela afin de permettre une réévaluation de la situation professionnelle. « L’une des mesures courantes consiste à redistribuer certaines responsabilités ou, lorsque c’est possible, à opérer une mobilité interne afin d’éviter toute relation hiérarchique et que l’un des partenaires n’ait une influence directe sur la carrière de l’autre, ajoute-t-elle. Il existe toujours un risque d’abus de pouvoir ou de favoritisme, même inconscient. »
Les risques de répercussions sur l’équipe
Au-delà des risques de favoritisme, les relations amoureuses au sein d’une équipe peuvent générer d’importantes tensions, surtout lorsqu’elles se terminent mal. Céline Méchain, met en garde : « Quand un couple se sépare, c’est souvent l’équipe qui en subit les conséquences. Les conflits personnels se transforment vite en tensions professionnelles, et il n’est pas rare que l’une des deux personnes finisse par quitter l’entreprise. » Ces ruptures peuvent provoquer des divisions dans l’équipe, où les collègues se retrouvent involontairement pris dans les turbulences. Des choix apparemment anodins, comme l’attribution de projets ou la répartition des tâches, peuvent être perçus comme biaisés ou influencés par la situation personnelle des intéressés, ce qui finit par affecter l’ensemble du groupe.
La DRH insiste sur la nécessité d’une intervention proactive des ressources humaines dans de telles situations. « Lorsque le conflit devient visible et perturbe le fonctionnement de l’équipe, il est essentiel d’intervenir rapidement. Cela peut se faire par le biais d’une réaffectation des salariés à des postes ou départements différents, ou en cherchant des solutions plus diplomatiques comme une médiation », préconise notre experte. Cette approche permet de désamorcer les tensions et de rétablir une certaine harmonie au sein de l’équipe : « Les RH doivent être attentifs aux signes de malaise ou de tension dans l’équipe, pour éviter que des relations personnelles ne déstabilisent l’ensemble de l’environnement de travail. » L’objectif : maintenir un cadre professionnel sain, tout en respectant la vie privée des employés.
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La « love politique » : est-ce une (si) bonne idée ?
Un modèle importé des États-Unis
Certains pays ont mis en place des contrats spécifiques pour encadrer les relations amoureuses au travail. C’est le cas notamment de certaines entreprises américaines qui ont effectivement instauré des « love contracts ». Dit autrement, des accords qui obligent les salariés à déclarer officiellement leurs relations amoureuses, avant tout pour protéger l’employeur en cas de litige. « Cela existe dans de grands cabinets d’avocats américains, constate Elise Fabing. Principalement dans le but d’éviter un dépôt de plainte pour harcèlement sexuel. »
En revanche, une telle pratique reste très controversée dans l’Hexagone. « En France, cela serait considéré comme intrusif et paternaliste. Le droit à la vie privée est trop fort pour permettre ce genre de politiques », affirme l’avocate en droit du travail. Et pour cause, des tentatives similaires d’ingérence dans la vie privée des salariés n’ont pas eu de succès : « Il existait autrefois des clauses de célibat, de non-mariage ou de non-remariage dans les contrats de travail, mais ces pratiques ont été jugées contraires aux droits fondamentaux. »
Même à l’étranger, les « love contracts » ont montré leurs limites. Loin de favoriser la transparence, ils ont souvent incité les couples à dissimuler leur relation pour éviter d’éventuelles répercussions.
Comment prévenir les risques sans brimer les employés ?
Pour éviter que Cupidon ne fasse trop de dégâts au bureau, Céline Méchain recommande une approche plus pragmatique : « L’idée n’est pas d’interdire les relations, mais plutôt de sensibiliser les salariés et de garantir que leurs relations ne nuisent ni à leur travail, ni à celui des autres. »
Plutôt que d’adopter des politiques strictes à la sauce américaine, on opte pour des solutions plus souples :
- Sensibiliser les employés : l’objectif n’est pas d’interdire les relations amoureuses au travail, mais d’informer les salariés des conséquences potentielles que celles-ci peuvent avoir sur leur travail ou celui des autres, notamment en termes de prise de décision ou d’ambiance de travail.
- Former les managers : bien que peu de formations spécifiques existent, il est essentiel que les managers puissent reconnaître les dynamiques interpersonnelles et anticiper les risques psychosociaux liés aux relations amoureuses au travail.
- Surveiller et documenter : si une relation affecte la productivité, la performance ou le climat d’équipe, il est important de documenter ces impacts concrets. Elise Fabing rappelle que « les informations recueillies doivent toujours être proportionnées à l’objectif poursuivi », à savoir la protection des salariés et la prévention des risques pour l’entreprise.
- Intervenir rapidement et discrètement : dès qu’une relation amoureuse commence à impacter la prise de décision ou qu’elle crée un sentiment d’injustice dans l’équipe, les RH doivent intervenir avec discrétion, en menant des entretiens individuels pour comprendre la situation.
- Réaménager les équipes : si un conflit d’intérêts est détecté, il faut proposer des solutions comme la mobilité interne ou des changements de responsabilité pour éloigner les partenaires tout en garantissant un traitement équitable.
- Préserver la carrière des deux parties : lorsque la relation amoureuse entre un manager et son subordonné devient problématique, l’une des solutions est de proposer un réaménagement des tâches ou une séparation hiérarchique afin de préserver l’équité, plutôt que de laisser les tensions dégénérer.
- Éviter les départs non nécessaires : « C’est souvent du gâchis », regrette Méchain. Lorsque les tensions deviennent ingérables, l’une des deux personnes finit généralement par quitter l’entreprise. Pour éviter cela, il est crucial d’intervenir en amont pour proposer des solutions adaptées, et ainsi éviter ces départs précipités qui pénalisent tant les salariés que l’entreprise.
Amour et travail : un duo gagnant ?
Finalement, il est important de rappeler que les relations amoureuses au bureau ne sont pas toujours sources de problèmes. Au contraire, elles peuvent parfois être un véritable moteur pour l’équipe et l’entreprise. Céline Méchain l’affirme : « Dans certains cas, des couples apportent un réel équilibre. Ils se complètent dans leur travail et permettent à l’entreprise de bénéficier d’une véritable synergie. » Ces relations, quand elles sont transparentes et gérées avec maturité, peuvent parfois booster la motivation des collaborateurs. « J’ai rencontré plusieurs couples ayant créé leur entreprise ensemble. Leur succès repose souvent sur une complémentarité évidente de leurs compétences, mais aussi sur l’absence de relation hiérarchique », explique Céline Méchain. Cela permet d’éviter les conflits d’intérêts, tout en profitant de la synergie entre deux collaborateurs qui se connaissent très bien, sur le plan personnel comme professionnel. Toutefois, Elise Fabing met en garde : « Même si ces relations peuvent être bénéfiques, elles ne doivent jamais devenir un outil de management. » Il est crucial de maintenir une ligne claire entre vie privée et vie professionnelle, sans franchir celle du favoritisme.
Alors, faut-il craindre pour la productivité quand l’amour s’invite au bureau ? Le rôle des RH est de trouver le juste équilibre entre le respect de la vie privée des salariés et la gestion des risques professionnels. En sensibilisant vos équipes, en favorisant la transparence sans jamais l’imposer, et en intervenant avec tact lorsque c’est nécessaire, vous contribuerez à maintenir un climat de travail sain, où amour et professionnalisme cohabitent sereinement.
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Article rédigé par Sarah Torné et édité par Mélissa Darré, photo par Thomas Decamps.
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