Management : quand la transparence radicale vire à la tyrannie
02 juil. 2024
5min
Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes
La transparence radicale, ça vous parle ? Ce concept de management promeut une ouverture totale dans le processus de décision au sein des entreprises. Une approche qui a de quoi séduire sur le papier, tant elle vise à instaurer un climat de confiance et d'honnêteté au sein des organisations. Mais dans les faits, elle peut néanmoins être utilisée pour justifier un management autoritaire, voire brutal…
Largement adopté dans la Silicon Valley depuis une quinzaine d’années, le concept de transparence radicale est simple : toutes les décisions, les arguments pour et contre, les feedbacks et les processus décisionnels sont rendus publics et archivés. Un formidable exercice de clarté et de sincérité en théorie, qui peut cependant basculer du côté obscur avec un environnement toxique où le contrôle et l’emprise sont la norme, comme le démontre le cas désormais emblématique de Bridgewater Associates. Dans un livre passionnant intitulé The Fund (Editions Macmillan, 2023) le journaliste Rob Copeland décrit par le menu les pires horreurs managériales, violences et humiliations, dont son fondateur Ray Dalio, cet icône de la « transparence radicale », s’est rendu coupable. Une histoire riche d’enseignements qui pose ces questions ô combien légitimes : où commence la « transparence radicale » et où doit-elle s’arrêter ? Comment créer un climat de confiance en entreprise, sans engendrer de toxicité ?
Les maux de la « transparence radicale » signée Ray Dalio
Bridgewater Associates est l’un des plus importants fonds d’investissement alternatif, comptant environ 1 500 salariés, et brassant des dizaines de milliards de dollars aux États-Unis comme dans d’autres pays. Il est chargé de la gestion de centaines de clients, parmi lesquels des fondations, des gouvernements et des banques centrales. Un succès qui a fait la célébrité de son fondateur Ray Dalio, qui s’est également plu à cultiver sa réputation de manager innovant. Son ouvrage Les principes du succès (éditions Valor, 2020), devenu best-seller mondial, a notamment renforcé son image publique d’icône philanthropique et intellectuelle.
Mais derrière cette façade idyllique se cache une réalité plus sombre, que le journaliste Rob Copeland révèle dans son livre The Fund : la fameuse « transparence radicale » de Dalio a, en réalité, été le ciment d’un environnement toxique. Pire, Ray Dalio y est dépeint comme un leader mégalomane, dont la cruauté et la manipulation ont imprégné la culture de son entreprise. Il s’agit, pour le reporter du New York Times, de « l’un des grands exploits d’hubris de la mémoire moderne — en pratique, [les principes] ont encouragé une culture toxique de paranoïa et de coups bas ». Cette histoire représente « une mise en garde pour quiconque est convaincu que la capacité à gagner beaucoup d’argent a quoi que ce soit à voir avec la compréhension des principes de la nature humaine ».
Sous couvert de cette « transparence radicale », Ray Dalio a notamment mis en place :
- Un processus de feedback, qu’on peut davantage considérer comme des règlements de compte en public, dont les séances d’humiliation laissaient des traces qu’on gardait pour l’éternité.
- Des licenciements orchestrés de manière arbitraire et violente, avec la réalisation de montages vidéo des crises de larmes et effondrements émotionnels des salariés pour les montrer ensuite à l’ensemble de l’entreprise et aux candidats potentiels.
- Un système de notation, basé sur l’adhésion aux principes de Dalio, était utilisé pour renforcer le contrôle sur les salariés. Mais lorsqu’un salarié a été mieux noté que Dalio en « crédibilité », alors ce dernier a ajusté le système pour faire de lui-même le référentiel absolu, mettant ses propres évaluations à l’abri de toutes les critiques.
- Des pratiques de surveillance intrusive et des systèmes d’évaluations violents où tout le monde était invité à dire du mal des autres.
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Transparence radicale : 4 leçons essentielles de management
Leçon n°1 : il n’y a pas de culture d’entreprise saine sans sécurité psychologique
L’exemple de Bridgewater illustre bien combien la transparence radicale peut devenir un outil de coercition, plutôt qu’un moyen de promouvoir l’honnêteté et la confiance. Ici, les employés vivaient dans la peur constante de la surveillance et de la réprimande, avec des conséquences émotionnelles et professionnelles sévères. Cette culture a culminé en 2017 lorsque des subordonnés de Dalio ont tenté de lui présenter des preuves de ses erreurs d’investissement, seulement pour voir leurs efforts rejetés d’un revers de la main.
Or, la tyrannie fonctionne sur la peur, pas sur l’adhésion. Bien loin des « principes » de la transparence radicale. En revanche, la sécurité psychologique, c’est-à-dire la perception que l’on peut s’exprimer sans crainte de répercussions négatives, favorise la collaboration et le bien-être des salariés. Pour ce qui est de la transparence, peut-être que ceux qui en parlent le plus sont ceux qui la vivent le moins ?
Leçon n°2 : le feedback public et direct pour tous, c’est faire fi des différences culturelles
Nous ne sommes pas tous égaux en matière de feedback. Dans certaines cultures, comme en France ou en Allemagne, le feedback est direct et explicite, même lorsqu’il est critique. Il est perçu comme un moyen efficace d’améliorer les performances et de résoudre rapidement les problèmes. Mais en Asie de l’Est, le feedback est généralement donné de manière plus indirecte et privée. Au Japon ou en Chine par exemple, il est préférable pour un manager de faire ses commentaires négatifs en tête-à-tête pour éviter l’embarras public.
Ces approches reflètent l’importance accordée à la hiérarchie, au respect et à la préservation des relations interpersonnelles. Comprendre ces différences est crucial pour les managers travaillant dans des environnements multiculturels, afin de garantir une communication respectueuse. Surtout, n’oublions pas qu’aux différences culturelles s’ajoutent des différences de personnalité. Dans le doute, il est donc préférable d’éviter des critiques négatives en public par défaut.
Leçon n°3 : on a besoin de rituels, de protections juridiques et de normes de politesse
Les défenseurs de la « transparence radicale » dont Dalio, comme les partisans de la « liberté d’expression » sans limites à l’image d’Elon Musk, prétendent être du côté de la « vérité ». Ils veulent « dire les choses comme elles sont », mais en général leurs « vérités » sont des opinions haineuses. Heureusement qu’il existe des rituels de travail, des protections juridiques et des normes culturelles pour éviter que ne se déversent dans l’espace de travail les phrases sexistes, racistes, antisémites ou homophobes !
La politesse sert à maintenir des relations sociales harmonieuses et respectueuses, à faciliter les interactions et à éviter les conflits. Elle n’est ni « transparente » (puisque je ne dis pas à mon voisin de bureau que je le trouve stupide), ni « radicale » (puisque j’atténue l’expression d’une idée pour ne pas heurter ceux qu’elle concerne). Elle crée un environnement où chacun, indépendamment de sa position, peut se sentir respecté et considéré, à l’abri des attaques et du harcèlement.
Leçon n°4 : l’intimité et la dignité ne sont pas de vains concepts
L’intimité et la dignité des salariés sont des concepts trop souvent négligés. L’intimité concerne l’espace que l’on a pour réfléchir et être soi-même, à l’abri de l’intrusion systématique des managers et des collègues. Cette intimité est souvent compromise par une surveillance excessive, renforcée par des outils numériques omniprésents qui étendent la surveillance à la vie privée. La dignité, elle, concerne le respect de notre valeur intrinsèque en tant qu’individu. Elle repose sur l’équité, le respect et l’absence de discrimination. Lorsque la dignité est compromise, que ce soit à cause de pratiques de management abusives, de politiques injustes ou d’une culture d’entreprise toxique, on se désengage et on se referme comme une huître.
Jeremy Bentham, philosophe britannique, a imaginé le Panoptique, un système de surveillance circulaire permettant à un seul gardien d’observer tous les détenus sans qu’ils sachent s’ils sont surveillés. Quand on se sait surveillé sans savoir exactement qui nous regarde et quand on nous regarde, on modifie son comportement. La peur nous pousse à ne plus être nous-mêmes.
Si la « transparence » a des vertus, on peut se demander si l’ajout de l’adjectif « radicale » ne devrait pas susciter quelque méfiance. La transparence devrait être un moyen de promouvoir la confiance et la collaboration, pas une excuse pour la manipulation et le contrôle autoritaire.
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Article rédigé par Laetitia Vitaud et édité par Mélissa Darré, photo par Thomas Decamps.
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