« Une culture de la flexibilité est nécessaire face à la révolution de la longévité »
08 janv. 2021
8min
Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes
Dans cette jungle (encore une !) qu’est la littérature traitant de la thématique du travail, difficile d’identifier les ouvrages de référence. Autrice et conférencière sur le futur du travail, notre experte du Lab Laetitia Vitaud a une passion : lire les meilleurs bouquins sur le sujet, et vous en livrer la substantifique moelle. Découvrez chaque mois, son dernier livre de chevet pour vous inspirer.
Nous vivons dans une « ère de longévité » et cela a des implications sur l’éducation, les carrières, les vies et toutes les institutions qui les soutiennent. Le message principal du précédent livre de Lynda Gratton et Andrew Scott, The 100-Year Life (auquel nous avons consacré un article), c’est que nous nous éloignons de la « vie en trois phases » (éducation, travail, retraite) caractéristique de l’ère industrielle. Nous vivons plus longtemps, nous travaillons plus longtemps, et nous avons donc besoin de nouvelles structures sociales et d’une vision différente de l’âge.
Certaines des questions les plus brûlantes abordées par le dernier livre des auteurs, The New Long Life, concernent l’intersection entre la question de la longévité et le changement technologique.
Comment pourrons-nous travailler plus longtemps (et financer des vies plus longues) si les robots occupent tous les emplois ? Comment pourrons-nous faire correspondre les progrès technologiques et l’innovation de nos structures sociales ? Comment pourrons-nous nous épanouir, individuellement et collectivement, dans un monde qui change de plus en plus vite ?
Andrew Scott est professeur d’économie, et Lynda Gratton (formée à la psychologie) est professeure de pratique de gestion à la London Business School. En mêlant l’économie et la psychologie pour une approche multidisciplinaire de la longévité, les auteurs proposent un cadre qui permet aux lecteurs de naviguer dans une vie plus longue, et «multi-phases », dans un monde en mutation.
« Le rythme et la structure du récit de votre vie sont marqués par le calendrier et le passage des années. Face à la longévité, si nous voulons réimaginer l’âge, nous devons d’abord découpler l’idée d’une relation simple entre le temps et l’âge. Pour cela, il faut imaginer que l’âge est malléable - comme on vit plus longtemps et qu’on a plus de chances d’être en bonne santé, alors avoir quarante, soixante ou quatre-vingts ans, cela ne veut plus dire la même chose qu’avant. C’est la malléabilité qui sous-tend le réaménagement des phases de la vie. »
- Lynda Gratton et Andrew Scott dans The New Long Life.
Les changements technologiques et démographiques remettent en question la notion de carrière
Depuis le début de l’âge des ordinateurs et des réseaux, le changement technologique a été dicté par une série de « lois » qui ont fait que les changements se sont produits de plus en plus rapidement. La « loi de Moore », selon laquelle la puissance des ordinateurs double tous les dix-huit mois, s’est avérée remarquablement fiable depuis 1965 (même si les expert·e·s disent qu’elle pourrait bientôt commencer à ralentir). La « loi de Gilder » stipule que la bande passante augmentera trois fois plus vite que la puissance de calcul. La « loi de Metcalfe » stipule que la valeur d’un réseau augmente proportionnellement au carré des utilisateurs / utilisatrices connecté·e·s. Et la « loi de Varian » concerne la multiplication rapide des combinaisons possibles des technologies existantes pour créer des mash-ups qui résolvent de plus en plus de problèmes.
« Le fossé entre l’ingéniosité technologique et sociale s’élargit. L’ingéniosité technologique est en avance, mais l’ingéniosité sociale est à la traîne et, par conséquent, nos normes sociales - les structures et les systèmes qui constituent le contexte de notre vie - n’ont pas encore rattrapé leur retard. »
- Lynda Gratton et Andrew Scott dans The New Long Life.
Ces lois menacent ou remettent en question une grande quantité d’emplois existants. Certains seront remplacés par des machines. D’autres seront redéfinis et impliqueront un travail humain augmenté par les machines. Par exemple, l’automatisation devrait réduire de deux tiers le nombre de conducteurs / conductrices aux États-Unis. Par ailleurs, de plus en plus d’emplois intellectuels devraient subir des changements profonds. « Pendant une grande partie de l’histoire, l’ingéniosité humaine a créé des outils qui ont augmenté et remplacé la force physique - la hache de pierre, la roue, la machine à tisser. Utiliser des machines qui augmentent ou remplacent la force intellectuelle, c’est une révolution plus difficile à comprendre. »
Par conséquent, les carrières linéaires seront profondément remises en question. « Tout cela laisse présager un paysage dynamique et changeant des emplois et des carrières dans les décennies à venir. » Et l’apprentissage tout au long de la vie deviendra la norme, car les compétences professionnelles acquises à un jeune âge ne suffiront plus. « Les emplois traditionnels et les relations à long terme avec un employeur sont en train de disparaître. »
« Depuis plus d’un siècle, l’espérance de vie augmente au rythme remarquable de deux à trois ans tous les dix ans. Cela signifie qu’en moyenne, chaque génération vit six à neuf ans de plus que la génération précédente. »
- Lynda Gratton et Andrew Scott dans The New Long Life.
Simultanément, nous vivons une révolution de la longévité. Nous avons gagné deux à trois années de vie supplémentaires chaque décennie pendant deux siècles. Nous vivons beaucoup plus longtemps que nos grands-parents. Et la majorité de ces années supplémentaires de vie sont vécues en bonne santé. Le vieillissement concerne également la société dans son ensemble : la transition démographique s’accompagne d’une augmentation significative de la proportion de personnes de plus de 65 ans. « Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, il y a aujourd’hui plus de personnes de plus de 65 ans que de moins de 5 ans. » Cela remet en question les systèmes de retraite, de santé et l’équité entre les générations.
L’ingéniosité sociale, voilà ce dont nous avons besoin
La révolution industrielle a produit beaucoup d’ingéniosité sociale. Par exemple, les pensions de retraite d’État ont été introduites dans l’Allemagne de Bismarck en 1889 (et plus tard copiées dans de nombreux autres pays). Aujourd’hui, le financement des retraites face aux changements démographiques est considéré comme un défi. « Les gouvernements agissent en élevant l’âge de la retraite et en réduisant le montant des pensions. »
« Nous devons tous nous préparer à être des pionniers sociaux : c’est le message qui est au cœur de ce livre. »
- Lynda Gratton et Andrew Scott dans The New Long Life.
L’ingéniosité sociale aujourd’hui devra se concentrer sur la réinvention des carrières à tout âge et la refonte des pratiques des entreprises pour aider les gens à travailler plus longtemps. Alors que les gouvernements et les entreprises sont obligés de s’attaquer aux problèmes pratiques liés à l’allongement de la vie, les individus aussi connaîtront inévitablement davantage de transitions et auront besoin d’ingéniosité pour continuer à prospérer.
Nous devrons redéfinir bon nombre des catégories et d’institutions avec lesquelles nous avons grandi. Et c’est par là que l’ingéniosité devra commencer. « Pendant cette période de transition, votre identité n’est plus ce qu’elle était, et ce qu’elle pourrait être n’est pas encore clair. » Pour Gratton et Scott, nous devrons devenir des « pionniers sociaux », ce qui nécessite une bonne dose de curiosité : « ceux / celles qui sont curieux /curieuses parviennent plus facilement à des solutions créatives et, surtout, sont moins susceptibles d’être les victimes de stéréotypes et d’idées fallacieuses (…) Il faut aussi, et c’est essentiel, avoir la détermination et le courage d’agir. »
Sur le plan individuel, c’est une « refonte complète de la vie » qui est en jeu. Elle repose sur trois piliers :
- Le récit : lorsque vous naviguez dans une vie multiphases et que vous faites des choix, vous avez besoin d’un récit qui donne du sens et un sentiment d’identité ;
- L’exploration : pour être capable de faire de multiples transitions, vous devrez apprendre et explorer en permanence ;
- Les relations : entretenir des relations significatives et développer un fort sentiment d’appartenance sont les clés pour naviguer dans une vie d’incertitude et de transitions. « Ce sont les amitiés profondes, riches et longues qui ont l’impact le plus positif et le plus profond sur la vie. »
Il faut redéfinir l’âge
« Face à la longévité, si nous voulons réimaginer l’âge, nous devons d’abord découpler l’idée qu’il y a une relation simple entre le temps et l’âge. Il faut pour cela imaginer que l’âge est malléable… » Qu’est-ce que l’âge de toute façon ? Il existe déjà plusieurs sortes d’âge : il y a l’âge chronologique, biologique, sociologique et subjectif. L’âge chronologique est le fondement de la vie en trois phases. Or il est assez récent dans l’histoire de l’humanité : « Pendant la plus grande partie de l’histoire de l’humanité, les gens ne connaissaient pas vraiment leur date ou même leur année de naissance. L’âge chronologique n’est devenu dominant qu’à partir du XIXe siècle, lorsque les gouvernements ont commencé à collecter les registres des naissances (…) le résultat, c’est une forme de déterminisme numérique. »
L’âge chronologique ne tient pas compte de ce qui importe le plus : la santé et le comportement. Le récit actuel à propos de notre société vieillissante ne s’intéresse pas à l’âge chronologique. Pourtant, « la façon dont on vieillit n’est pas une fatalité ». Il est profondément influencé par vos actions et vos croyances. L’ADN ne joue qu’un rôle assez limité dans la façon dont nous vieillissons. Pour redéfinir l’âge, nous devons tenir compte de la malléabilité de l’âge et nous concentrer sur le temps à venir. Cela implique également la façon dont nous pensons aux autres. C’est l’essence même de « l’âge sociologique », qui détermine vos attentes à l’égard des autres.
Nos normes sociales actuelles concernant l’âge sont dépassées. Elles causent beaucoup de problèmes sur le marché du travail. Les entreprises ont tendance à penser que les personnes de cinquante et soixante ans sont moins productives et moins capables d’apprendre, par exemple. Mais ces stéréotypes fondés sur l’âge « ne sont pas seulement un préjugé contre les autres, ils sont aussi un préjugé contre votre propre futur moi. Cela limitera inévitablement vos opportunités à long terme et l’étendue de votre “moi possible”. »
Une des solutions consiste à passer plus de temps avec des personnes d’âges différents. Une autre consiste à s’entraîner à imaginer son futur moi. (Pour en savoir plus sur ce sujet, voir notre ebook consacré au mentorat intergénérationnel).
Ce que cela signifie pour les entreprises
Au niveau de l’entreprise, pour briser le lien entre l’âge et la phase de la vie, il faut créer « de multiples points d’entrée qui permettent aux gens d’augmenter et de diminuer leur engagement dans le travail, et de remodeler la retraite et la productivité. » Il s’agit d’un défi important pour les entreprises qui ont tendance à soumettre les diplômé·e·s à des processus de sélection homogènes. Il est plus difficile d’évaluer les compétences de personnes d’âges et d’expériences différents. En outre, jusqu’à présent, les employeurs ont offert aux employé·e·s des choix binaires entre le travail à temps plein ou la retraite à temps plein. À l’avenir, des parcours de retraite facultatifs pourraient être conçus pour aider les travailleurs à se retirer progressivement de leur vie professionnelle.
« Le rythme et la structure du récit de votre vie sont marqués par le calendrier et le passage des années. Face à la longévité, si nous voulons réimaginer l’âge, nous devons d’abord découpler l’idée d’une relation simple entre le temps et l’âge. Pour cela, il faut imaginer que l’âge est malléable - comme on vit plus longtemps et qu’on a plus de chances d’être en bonne santé, alors avoir quarante, soixante ou quatre-vingts ans, cela ne veut plus dire la même chose qu’avant. C’est la malléabilité qui sous-tend le réaménagement des phases de la vie. »
- Lynda Gratton et Andrew Scott dans The New Long Life.
Une culture de la flexibilité sera nécessaire aux entreprises pour faire face à la révolution de la longévité. « Lorsque tout le monde exige de la flexibilité, le système devient plus facile à gérer. » Dans une vie multiphases, tout le monde aura besoin de davantage de flexibilité. Dans le passé, la flexibilité au travail était essentiellement accordée aux mères, qui en payaient souvent le prix fort en terme de baisse de revenus et promotions ratées.
Les entreprises auront également un rôle fondamental à jouer dans la promotion de l’apprentissage tout au long de la vie. « Ce matériel pédagogique peut être personnalisé et mis au point pour renforcer les compétences et permettre aux gens de travailler à leur propre rythme. » Gratton et Scott citent l’exemple d’Unilever, qui a créé une plateforme d’apprentissage qui offre aux employé·e·s « une série d’options de lecture et de visionnage. »
Enfin et surtout, c’est un défi culturel majeur que les entreprises devront relever pour réussir à « abandonner l’âgisme ». La plupart des travailleurs / travailleuses entre 45 à 74 ans sont encore victimes d’âgisme. Nos hypothèses sur l’âge ont tendance à ignorer la malléabilité de l’âge. « La malléabilité de l’âge montre la variabilité de la façon dont les gens vieillissent et les différents secteurs imposent des exigences différentes aux employé·e·s. Il s’avère également qu’il existe de nombreuses autres variables, telles que l’éducation, qui exercent une influence bien plus importante sur la productivité que l’âge seul. »
Il n’y a pas que les employé·e·s qui sont confronté·e·s à l’âgisme, il y a aussi les consommateurs / consommatrices. La société étant transformée par cette transition démographique, il sera de plus en plus essentiel pour les entreprises de s’assurer que leurs employé·e·s reflètent la réalité du marché, qu’ils/elles comprennent l’évolution des besoins et des caractéristiques des client·e·s de l’entreprise.
The New Long Life est un livre à lire absolument, tant pour ce qui concerne les individus que pour ce qui concerne les entreprises et les gouvernements qui veulent se préparer à cette nouvelle ère de longévité. Le cadeau d’une vie plus longue ne doit pas être considéré comme un problème de société. Comme l’expliquent Gratton et Scott, l’ingéniosité sociale devrait nous aider à nous épanouir et à vivre mieux, en plus de vivre plus longtemps.
Article édité par Mélissa Darré, photo par Thomas Decamps.
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