Est-il encore possible aujourd'hui de se concentrer ?

Publié dans Le book club du taf

11 févr. 2019

9min

Est-il encore possible aujourd'hui de se concentrer ?
auteur.e
Laetitia VitaudExpert du Lab

Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes

Notre épisode se consacre à l’idée de travail profond développée par Cal Newport. Publiée en 2016, son œuvre Deep work : retrouver la concentration dans un monde de distractions vise à aider les personnes à découvrir la valeur d’un travail concentré et conscient ; il explique comment parvenir à cet objectif et enseigne aux organisations comment cesser de gaspiller leurs ressources. En effet, la plupart des travailleurs de la connaissance d’aujourd’hui luttent constamment pour rester concentrés, car ils sont bombardés de distractions et d’interruptions : les notifications sur les réseaux sociaux, le bruit des bureaux décloisonnés et l’impossibilité de hiérarchiser leur travail. Il est souvent beaucoup plus facile de laisser sa vie professionnelle être dictée par ces exigences superficielles et immédiates plutôt que de se concentrer sur une tâche de grande valeur qui demande du temps et des efforts. Dans son livre, Newport offre une série de méthodes permettant à ses lecteurs de changer leurs pratiques de travail et de commencer à profiter des bénéfices d’une productivité exempte de distraction.

Cal Newport est professeur agrégé d’informatique à la Georgetown University et auteur de cinq best-sellers dans le domaine du développement personnel. Lecteur vorace, Newport s’appuie sur l’expérience et la sagesse de nombreux penseurs, scientifiques et auteurs, dont la concentration intense a favorisé un travail remarquable. Le livre s’adresse aux particuliers, mais ses enseignements peuvent être particulièrement bénéfiques pour les organisations qui cherchent à améliorer la productivité et le bien-être de leurs employés.

« La capacité à effectuer un travail profond se fait de plus en plus rare tandis qu’elle devient de plus en plus précieuse au sein de notre économie. En conséquence, les rares personnes qui cultivent cette compétence et savent en faire le cœur de leur vie professionnelle sont vouées à connaître la prospérité. »

« Abandonner les masses distraites pour rejoindre les rares concentrés est une expérience transformatrice. »

« Lorsque vous travaillez, travaillez dur. Lorsque vous avez fini, finissez pour de bon. » – Cal Newport dans Deep Work

En quoi consiste exactement le « travail profond » ?

Newport définit le concept comme « l’ensemble des activités professionnelles réalisées dans un état de concentration exempt de distraction qui pousse vos capacités cognitives jusqu’à leurs limites ». Selon lui, l’état de tension mentale qui définit le travail profond est aussi la situation nécessaire à l’amélioration des capacités. Indépendamment de la discipline, l’engagement envers le travail profond est une caractéristique commune aux personnes les plus talentueuses.

Aussi important qu’il puisse être, le travail profond n’est pas pratiqué par la plupart des travailleurs. En effet, les outils de réseau comme les e-mails, les réseaux sociaux et l’infodivertissement sont devenus omniprésents et ils fragmentent en de multiples morceaux leur attention. Newport cite une étude McKinsey de 2012 qui a révélé que le travailleur du savoir moyen consacre à présent plus de 60 % de sa semaine de travail à la communication électronique et à la recherche sur Internet. Comme l’ont expliqué de nombreux auteurs au cours des deux dernières décennies, « le passage au superficiel » n’est pas un choix qui peut être facilement inversé. En 2011, l’auteur Nicholas Carr a montré dans The Shallows qu’Internet est littéralement en train de reprogrammer nos cerveaux en incitant exclusivement un niveau de compréhension superficiel.

Mais ce changement crée également de nouvelles opportunités pour ceux qui apprennent à y résister. Le travail profond est d’autant plus précieux qu’il est rare. Étant donné qu’un nombre croissant de tâches seront automatisées ou externalisées, notre économie tendra à n’attribuer ses récompenses qu’aux meilleurs. Et être le meilleur dans un domaine exige un travail profond, une compétence qui est en passe de devenir « le superpouvoir du 21e siècle ». Newport explique qu’il s’est adonné au travail profond au cours de ses années d’études au MIT et qu’il a beaucoup accompli grâce à cet effort conscient de réduction du superflu dans sa vie. « Il a été révélé que trois à quatre heures par jour, cinq jours par semaine de concentration ininterrompue et soigneusement dirigée suffisent à produire une grande quantité de précieux résultats. »

Pourquoi le travail profond est si précieux

L’essor de la technologie numérique transforme actuellement les marchés du travail. Dans Race Against the Machine (2011), Erik Brynjolfsson et Andrew McAfee mentionnent la « Grande restructuration » qui divise tous les emplois : certains emplois sont automatisables et facilement externalisés, tandis que d’autres se font de plus en plus précieux. Seuls trois groupes de personnes pourront prospérer :

  • Les travailleurs hautement qualifiés en mesure de travailler avec des machines intelligentes et maîtrisant un raisonnement plus abstrait et axé sur les données. Leur valeur sur le marché a énormément augmenté au cours des dernières années et elle devrait encore augmenter à l’avenir.
  • Les Superstars sont les meilleurs dans leur domaine. Ce sont tous les programmeurs, consultants, spécialistes du marketing, designers, écrivains et musiciens dont le talent a été rendu universellement accessible. Ils sont au sommet du marché et prospèrent tandis que le reste doit lutter. « Il y a une prime lorsque l’on est le meilleur » au sein de ce marché où le gagnant emporte tout.
  • Les propriétaires sont ceux qui disposent du capital. « À quel autre moment de l’Histoire une aussi petite quantité de travail aurait-elle pu être impliquée dans une telle quantité de valeur ? »

Si vous n’êtes pas un « propriétaire », il existe malgré tout des moyens de prospérer (ils appartiennent aux deux premiers groupes). On peut citer à cet effet deux capacités essentielles qui contribuent à la réussite au sein de la nouvelle économie : la capacité de maîtriser rapidement la nouveauté ; et la capacité de produire à un niveau d’élite, en termes de qualité comme de rapidité. Ces deux capacités dépendent de votre capacité à réaliser un travail profond.

Dans les années 1990, le professeur de psychologie Anders Ericsson a expliqué que la différence entre les experts et les adultes moyens était le produit d’une longue période d’efforts délibérés visant à améliorer leurs performances dans un domaine donné. La « pratique délibérée », a-t-il exposé, ne peut pas coexister avec la distraction. Elle nécessite une concentration complète.

Tout se résume à une formule assez simple : Travail de haute qualité produit = (Temps passé) * (Intensité de la concentration)

Pourquoi la distraction peut s’avérer mortelle pour la qualité

Dans un article publié en 2009, Sophie Leroy, professeur d’économie à l’Université du Minnesota, a présenté l’effet appelé « résidu d’attention », souvent été étudié dans le contexte du multitâche. Le problème qu’elle a identifié était que lorsque l’on passe de la tâche A à la tâche B, l’attention ne suit pas immédiatement. Un résidu de celle-ci reste bloqué sur la tâche de départ. « Les personnes souffrant de problèmes d’attention après avoir changé de tâche sont susceptibles de fournir de mauvaises performances sur la dernière tâche ». Par conséquent, les changements fréquents s’avèrent mortels en matière de performance professionnelle. L’habitude commune de travailler dans un état de distraction ne peut amener à un travail de qualité.

Certaines personnes prospèrent en l’absence de profondeur, comme les cadres supérieurs des grandes entreprises, certains types de vendeurs ou les lobbyistes, pour lesquels le contact demeure la monnaie la plus prisée. Mais il s’agit d’exceptions rares.

Pourquoi le travail profond est si rare

Avec la montée des outils Internet, des smartphones, de la messagerie instantanée, des réseaux sociaux et des outils de collaboration, la connexion constante (et les interruptions incessantes) sont devenues la norme dans la plupart des entreprises. Un grand nombre de start-ups – et d’entreprises plus traditionnelles – ont choisi les bureaux décloisonnés afin d’encourager la « fortuité ». La distraction massive est le mode de travail par défaut de la plupart des bureaux.

Étant donné qu’il est si précieux, on pourrait s’attendre à ce que les organisations promeuvent le travail profond afin de tirer le meilleur parti de leurs employés. Mais paradoxalement, c’est l’inverse qui se produit. Les organisations accordent la priorité à la collaboration fortuite, à une communication rapide et à une présence active sur les réseaux sociaux plutôt qu’au travail profond. Le principal problème est que l’impact de la distraction est assez difficile à mesurer. Voilà pourquoi « le principe de moindre résistance » domine dans les milieux d’affaires : il est « plus facile » de laisser votre boîte de réception vous dicter votre journée de travail, car cela n’implique aucune planification ainsi qu’une réflexion moindre.

« Le principe de la moindre résistance, protégé des regards par un trou noir en matière de critère, soutient des cultures de travail qui nous épargnent l’inconfort à court terme induit par la concentration et la planification, au détriment de la satisfaction à long terme et de la production de valeur réelle ». L’occupation vient se substituer à la productivité. En l’absence d’indicateurs clairs, de nombreux travailleurs du savoir ont du mal à comprendre ce qu’impliquerait exactement une productivité accrue pour eux. Faire beaucoup de « trucs » de manière visible s’avère donc pour eux un choix judicieux.

Pourquoi le travail intense rend le travail et la vie plus significatifs

Le lien entre la profondeur et la satisfaction au travail est bien connu, en ce qui concerne l’artisanat. Mais ce lien fort entre l’attention et le bonheur existe chez tout le monde. Trois types d’arguments peuvent être formulés :

  • L’argument neurologique en faveur de la profondeur : nos cerveaux construisent notre vision du monde en fonction des éléments auxquels nous prêtons attention. « Qui vous êtes, ce que vous pensez, ce que vous ressentez et faites, ce que vous aimez : voici la somme des centres de votre attention ». Les scientifiques ont observé ce phénomène jusqu’au niveau neurologique. Ils ont démontré que de nombreuses personnes âgées avaient reprogrammé leur cerveau de manière à ignorer le négatif et savourer le positif.
  • L’argument psychologique en faveur de la profonde ur: le psychologue Csikszentmihalyi est célèbre pour sa théorie de l’état de flux. « Les êtres humains, semble-t-il, donnent ce qu’ils ont de mieux lorsqu’ils sont plongés au cœur d’un défi ». La sensation de filer vers les profondeurs est particulièrement gratifiante. En poussant votre esprit à ses limites, vous vous perdez dans votre activité, ce qui génère un certain bonheur.
  • L’argument philosophique en faveur de la profondeur : dans notre monde post-Lumières, nous nous sommes attribué la mission d’identifier tout ce qui portait du sens. « La tâche d’un artisan n’est pas de générer du sens, mais plutôt de cultiver en lui-même l’habileté de discerner les significations déjà présentes. Cela libère l’artisan du nihilisme de l’individualisme autonome ». Heureusement, il est possible de retrouver un aspect potentiellement artisanal avec de nombreux emplois. Les programmeurs informatiques, par exemple, sont souvent considérés comme des artisans modernes.

Comment mettre en œuvre le travail profond dans votre vie

Règle n° 1 : Travailler de manière profonde

Dans un monde idéal, on aurait accès à des lieux de travail où le travail profond serait encouragé et célébré. En réalité, on travaille souvent dans des bureaux distrayants à gaspiller une grande partie de la journée sur des activités superficielles. Résister aux distractions est terriblement difficile. Notre volonté n’est pas sans limites. Par conséquent, la clé consiste à développer des routines et des rituels qui limiteront la quantité de volonté nécessaire. Quatre « philosophies » de planification différentes peuvent être énumérées :

  • La philosophie monastique de la planification du travail profond :

Cette philosophie tente de maximiser le travail profond en éliminant les obligations superficielles. Isolé des masses distraites, le moine peut se lancer dans ses pensées profondes. Le bassin d’individus pouvant adopter cette philosophie est plutôt limité.

  • La philosophie bimodale de planification du travail profond :

Cette philosophie consiste à diviser votre temps. Une partie est dédiée à des activités profondes clairement définies. L’autre partie reste ouverte à tout le reste. Elle peut être réalisée sur l’échelle d’une semaine (2-3 jours) ou sur l’échelle d’une année (par exemple, certains universitaires consacrent souvent une saison au travail profond).

  • La philosophie rythmique de planification du travail profond :

Cette philosophie génère un rythme régulier de travail profond supprimant la nécessité d’investir votre énergie. Le fait de suivre des routines à toute épreuve – par exemple, des séances de travail profond entre 5 h 30 et 7 h 30 tous les jours – permettra de soutenir ce travail. Au final, un grand nombre d’heures de travail profond pourra être réalisé.

  • La philosophie journalistique de planification du travail profond :

Certaines personnes, comme l’auteur Walter Isaacson, réussissent à se lancer dans un travail profond dès que l’occasion se présente, même si ce ne sont que des périodes de temps relativement courtes. Newport insiste sur le fait qu’il est vital de « ritualiser » le travail profond. « Les grands esprits créatifs pensent comme des artistes, mais ils travaillent comme des comptables ». Les rituels incluent le fait de disposer d’un endroit spécifique pour les efforts de travail profond, de règles ainsi que de processus permettant de maintenir ses efforts structurés.

Quelle que soit la philosophie suivie, le travail profond doit être « exécuté comme une activité professionnelle » : se concentrer sur le plus important, agir sur les mesures principales, garder un tableau convaincant et définir des responsabilités.

Règle n° 2 : Embrasser l’ennui

« Vous aurez du mal à atteindre les niveaux de concentration les plus profonds si vous passez le reste de votre temps à fuir le moindre ennui ». Vous contenter d’attendre et vous ennuyer – ne pas consulter votre téléphone dès lors que vous devez faire la queue pendant cinq minutes – est essentiel. C’est le passage constant d’activités de faible valeur à forts stimuli à des activités de forte valeur à faibles stimuli qui incite l’esprit à constamment rechercher la nouveauté. Vous ne devriez pas faire de pauses de distraction, mais au contraire des pauses de concentration.

Règle n° 3 : Abandonnez les réseaux sociaux

Nous sentons tous que nombre de ces outils fragmentent notre temps et qu’ils réduisent notre capacité à nous concentrer. La plupart d’entre nous pensons que nous devrions continuer à les utiliser parce qu’il y a nous apportent « un certain avantage ». Newport affirme que nous devrions choisir nos outils avec plus de soin, à l’instar des artisans. « L’approche artisanale de la sélection des outils : identifiez les facteurs clés qui déterminent le succès et le bonheur dans votre vie professionnelle. N’adoptez un outil que si ses impacts positifs sur ces facteurs l’emportent clairement sur ses impacts négatifs ». En d’autres termes, tout le monde n’a pas tant à gagner de l’utilisation régulière des réseaux sociaux, mais nous sommes cependant convaincus de ne pas pouvoir nous en passer.

Règle n° 4 : Drainer la surface

« Le travail superficiel qui domine de plus en plus le temps et l’attention des travailleurs du savoir est souvent moins important qu’il ne le semble sur le moment ». Les interruptions et distractions fragmentent tant notre journée de travail que prétendre à une moyenne raisonnable de quatre heures de travail profond par jour demeure bien souvent un objectif inaccessible. Voici quelques conseils de Newport afin de vous améliorer :

  • Planifiez chaque minute de vos journées pour éviter de les passer en « pilote automatique ». Divisez plutôt votre temps en blocs d’activités.
  • Quantifiez la profondeur de chaque activité afin de déterminer combien de temps vous consacrerez en réalité à des tâches superflues.
  • Terminez votre travail plus tôt et ne recommencez pas à travailler le soir, car la « productivité à horaires fixes » est la plus efficace.
  • Devenez difficile à joindre : vous n’avez pas à répondre à tous les e-mails qui vous sont envoyés. Tentez plutôt de calmer les attentes des autres personnes en ce domaine…
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