Ce que les chefs étoilés peuvent vous apprendre sur l'innovation
09 oct. 2020
7min
Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes
LE BOOK CLUB DU TAF - Dans cette jungle (encore une !) qu’est la littérature traitant de la thématique du travail, difficile d’identifier les ouvrages de référence. Autrice et conférencière sur le futur du travail, notre experte du Lab Laetitia Vitaud a une passion : lire les meilleurs bouquins sur le sujet, et vous en livrer la substantifique moelle. Découvrez chaque mois, son dernier livre de chevet pour vous inspirer.
Aujourd’hui, focus sur The Uncertainty Mindset (Columbia University Press, 2020) de Vaughn Tan, ou les enseignements des grands chefs du milieu de la restauration et de leurs équipes en matière d’innovation. Bref, un indispensable.
L’innovation au coeur d’un monde incertain
Notre monde devient de plus en plus incertain. Avec la multiplication des catastrophes naturelles liées au changement climatique, des risques épidémiques, l’apparition de nouveaux modèles d’entreprises et de nouvelles technologies, les entreprises et les travailleurs doivent évoluer dans un monde plus complexe où il est de plus en plus difficile de planifier à l’avance.
Au XXe siècle, on visait l’efficacité, il fallait développer des processus répétables et fiables. Cela allait de pair avec la division des tâches et l’organisation scientifique du travail. En revanche, aujourd’hui, il faut innover pour survivre. Mais comment une équipe peut-elle devenir plus innovante ? Et comment gérer une équipe que l’on veut plus innovante ?
Vaughn Tan pense que c’est un « esprit d’incertitude » dont on a besoin aujourd’hui. Professeur de stratégie et d’entrepreneuriat à Londres, il a travaillé un temps pour Google. Il a une expérience vécue de l’innovation et du management. Pour son livre The Uncertainty Mindset (2020), il a étudié le fonctionnement des laboratoires de R&D dans le monde de la haute gastronomie et fait un récit fascinant de la façon dont les grands chefs et leurs équipes abordent l’innovation. Il explique aussi en quoi ces idées peuvent être utiles à d’autres équipes.
« Aux frontières de l’innovation gastronomique, j’ai découvert une approche fondamentalement différente de l’innovation dont je suis de plus en plus convaincu qu’elle est pertinente au-delà de la cuisine. La cuisine de pointe, c’est un système modèle pour comprendre l’esprit d’incertitude et ses conséquences pour les organisations dans d’autres secteurs ».
Alors que Vaughn Tan explore les leçons que les managers et les innovateurs peuvent tirer des meilleurs chefs du monde et de leurs équipes talentueuses, il défend l’idée d’un changement de paradigme managérial. Dans l’ancien paradigme, il fallait donner à chaque travailleur un rôle fixe et clairement défini. En revanche, dans un monde d’incertitude, les rôles doivent être ouverts et changeants dans une équipe conçue pour l’innovation. Chacun.e doit être capable d’apprendre constamment les un.e.s des autres et l’esprit d’incertitude doit imprégner et influencer la manière dont le travail est organisé.
« L’innovation est par nature vraiment incertaine. Avec le travail d’innovation, vous ne savez pas ce que vous cherchez jusqu’à ce que vous le trouviez ou le créiez. L’incertitude, c’est inévitable quand vous cherchez à faire quelque chose qui n’a jamais été fait ou imaginé auparavant ».
Exit la spécialisation
Le monde de la haute gastronomie était autrefois moins incertain. En fait, on ne pouvait réussir dans la restauration qu’en étant efficace et fiable sur la durée, c’est-à-dire en éliminant l’incertitude. Les meilleurs restaurants étaient appréciés pour la qualité de leur exécution plutôt que pour leur capacité à innover. Avec des coûts fixes élevés, des marges faibles et des client.e.s qui valorisaient la fiabilité, l’innovation était l’ennemie des restaurants. « L’innovation déjoue les tentatives de fiabilité et d’efficacité. Pour chaque nouveau plat, la cuisine doit réapprendre à être fiable et efficace ».
Pour être efficace, vous devez concevoir votre cuisine de manière à ce chaque personne et chaque équipement ait une place clairement définie. Les rôles sont clairement définis. Il y a un poste pour chaque tâche (ou groupe de tâches) afin que chacun.e puisse devenir excellent.e dans son travail. Si vous ne faites que griller de la viande, vous finissez par maîtriser le gril à la perfection. Vous êtes aussi rapide et efficace que possible dans votre travail quand c’est votre spécialité et que vous répétez une tâche plusieurs fois par jour. À cet égard, le monde de la gastronomie est à l’image du travail à l’ère fordiste, car il repose sur la division des tâches et l’organisation scientifique du travail.
Mais au cours des deux dernières décennies, une révolution s’est produite dans la haute gastronomie. Les blogs, les réseaux sociaux, la recherche et une élite mondiale de foodies friands de nouveautés ont changé le monde de la gastronomie. L’innovation et la créativité sont devenues plus importantes que la fiabilité. « Dans la haute gastronomie, la révolution de la dernière décennie a fait passer l’innovation de la marge au centre. » Les nouveaux ingrédients, plats, méthodes et procédés de cuisson sont les quatre types d’innovation en cuisine.
Les laboratoires de R&D et quelques chefs novateurs ont transformé le fonctionnement de la restauration haut-de-gamme. Vaughn Tan a observé de près comment certaines de ces équipes innovent. Il en a suivi plusieurs, parmi lesquelles le ThinkFoodGroup, la Fat Duck Experimental Kitchen, le Cooking Lab et Noma. Voici l’une des conclusions qu’il en tire : « Sans surprise, les chefs attirés par la R&D ont un état d’esprit fondamentalement différent, plus orienté vers l’exploration et sujet à l’incertitude et à l’échec. »
« Les équipes de R&D en cuisine voient le monde d’une manière différente - non pas comme un monde de risques, mais comme un monde vraiment incertain. La véritable incertitude est une forme différente d’incertitude qui ne peut être mesurée et ne peut être éliminée par des stratégies élaborées en fonction des probabilités de résultats ». La véritable incertitude peut être décrite comme un monde d’« inconnues inconnues » par opposition aux « inconnues connues » qui vous permettent de planifier à l’avance.
Le changement de rôles dans l’organisation du travail
La chose la plus importante à propos de ces équipes imprégnées de l’esprit d’incertitude, c’est que leurs membres n’ont pas de rôles fixes et clairement définis. Pour s’adapter en permanence et être capables de faire face à l’incertitude, ils doivent apprendre en permanence et avoir des rôles en évolution constante. Et ils n’ont pas besoin d’être managés de près. Ils apprennent sur le tas, acceptent l’échec et apprennent les uns des autres en échangeant sans cesse leurs impressions.
La plupart des managers envisagent les emplois comme quelque chose de « monolithique » dont les tâches et les compétences peuvent être résumées dans une fiche de poste claire. Mais dans les équipes agiles et innovantes, les postes sont redéfinis tous les jours. Ils changent en fonction des circonstances, mais aussi grâce à des interactions constantes avec l’équipe. En apprenant ce que les autres font bien, on découvre ce qu’on fait bien soi-même. « L’adaptation a été possible parce que les équipes disposaient de processus pour identifier, tester et confirmer les changements apportés à l’ensemble des modules qui constituaient les rôles des membres de l’équipe ».
Enfin, et c’est essentiel, l’équipe ne doit pas se voir assigner des objectifs fixes et clairement définis à l’avance, car cela ne laisserait pas de place à l’innovation et aux solutions uniques. « Choisir de poursuivre des objectifs ouverts, c’est ce qui permet et encourage l’innovation ».
Le paradoxe de la motivation
Comment motiver une équipe à relever des défis difficiles et à explorer des voies qui n’ont pas encore fait leurs preuves ? L’innovation exige un niveau d’inconfort que personne ne recherche volontairement. Elle exige de l’incertitude, du stress et une certaine souffrance émotionnelle. Tan donne l’exemple d’une équipe de R&D chargée de lancer trois nouveaux restaurants en même temps dans une ville jusque-là inconnue, c’est-à-dire de créer des nouveaux menus, avec de nouveaux ingrédients et de nouvelles contraintes, dans un temps limité. L’équipe a dû subir un niveau de stress élevé, une forte probabilité d’échec, un manque de sommeil et beaucoup d’inconfort.
« Ils savent dans leur tête qu’ils doivent échouer avant de pouvoir arriver quelque part, mais dans leur cœur, ils ne peuvent s’empêcher d’avoir peur d’échouer. C’est ce qui nous empêche d’être vraiment créatifs ». Personne, pas même les vrai.e.s innovateurs, n’aime être mal à l’aise, mais c’est pourtant par là qu’il faut passer pour obtenir des résultats innovants. Il faut donc être motivé.e pour rester dans ce niveau d’inconfort suffisamment longtemps pour être créatif. Il faut qu’on vous pousse à le faire. Tan résume le paradoxe de la motivation par l’expression « désespoir programmé ». Un projet trop difficile par rapport aux capacités actuelles d’une équipe produira un certain « désespoir » dans l’équipe, mais obligera aussi « les membres de l’équipe à assumer de nouveaux rôles » et à « trouver de nouvelles façons de travailler ensemble ».
Selon l’auteur, pour que votre « désespoir programmé » génère des idées innovantes, il faut trois choses :
- Il faut que le projet soit au-dessus des capacités actuelles de l’équipe : mais tout est affaire d’équilibre. S’il est trop au-dessus de ce que l’équipe peut faire, alors cela ne marchera pas.
- Il doit exister un risque réel que le projet échoue : ce qui porterait atteinte à la réputation de l’équipe et de ses membres. Leur réputation est en jeu.
- Il doit y avoir un engagement irrévocable : soit l’équipe s’est engagée publiquement à réaliser le projet, soit des sommes d’argent importantes ont déjà été dépensées. Il n’est pas question d’abandonner le projet à mi-parcours.
« La réalité vécue du travail d’innovation, c’est donc quelque chose de désordonné et chaotique, rempli d’ambiguïté et de frictions. L’innovation naît de la dissonance créative entre différentes visions du monde, différents domaines de travail et différentes idées de valeur ».
6 idées à la « frontière de l’innovation » en cuisine et ailleurs
Chaque rôle doit être provisoire, modulaire et adaptable. Un rôle évolue composante par composante. C’est cela qui rend l’ensemble de l’équipe adaptable et innovante.
Les individus doivent être très attentifs aux autres membres de l’équipe. Comme leur propre rôle évolue en permanence, ils/elles doivent apprendre à être très réactifs/réactives à leurs collègues et à l’environnement. Ils/elles apprennent à devenir super sensibles et réceptifs/réceptives.
Les objectifs poursuivis doivent être ouverts. Des objectifs clairement définis empêchent l’innovation alors que des objectifs plus ambigus laissent une place à l’innovation.
Les individus se forment en travaillant. Grâce à de nombreuses interactions routinières avec leurs collègues, ils/elles apprennent ce qu’est l’excellence et ce qui fait le style unique de leur équipe (chef/restaurant).
Pour innover, il faut un « désespoir programmé ». L’innovation est un défi émotionnel car nous avons une « aversion viscérale pour l’incertitude et l’échec ». Les innovateurs/innovatrices ont donc besoin de se choisir des bâtons pour avancer.
La surcharge de travail qui génère l’innovation doit être progressive. « La clé pour rendre la surcharge productive est de la rendre progressive afin que la capacité individuelle et collective de l’organisation augmente progressivement ».
Article édité par Mélissa Darré, photo par Thomas Decamps.
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