Égalité H/F : l'économie comportementale au service des politiques RH
15 avr. 2019
6min
Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes
What Works: Gender Equality By Design, publié en 2016, a pour objectif d’utiliser l’économie comportementale au service de l’égalité des genres, en société et au sein des organisations. Le livre offre une vue convaincante de l’ensemble des études menées sur le sujet ainsi que de précieux aperçus contre-intuitifs sur la façon dont le comportement peut être « contraint » vers plus d’égalité. L’économie comportementale était controversée à l’époque où les économistes traditionnels préféraient étudier la rationalité des agents économiques. Aujourd’hui cependant, il est largement admis que l’homme est fondamentalement irrationnel et que l’irrationalité doit être prise en compte. C’est peut-être la raison pour laquelle le Prix Nobel d’Economie de 2017 a été attribué à un économiste comportemental, Richard Thaler.
Iris Bohnet, professeur de politique publique et économiste comportementale à l’Harvard Kennedy School, a étudié les inégalités de genre pendant des années. Son travail combine des connaissances d’économie et de psychologie, afin d’améliorer nos prises de décision et de nous aider à éviter de laisser les différences culturelles et de genre déterminer les résultats organisationnels. Elle est convaincue que nous pouvons tous apprendre à déconstruire les préjugés dictant la façon dont nous vivons, apprenons et travaillons. What Works fournit de précieux conseils concrets sur la façon dont les managers et les départements des RH peuvent favoriser une plus grande égalité.
De nombreux politiciens et dirigeants présentent l’égalité de genre comme étant un impératif moral et de marché. Mais la plupart des politiques traditionnelles mises en œuvre pour augmenter la diversité ainsi que l’égalité se sont révélées plutôt inefficaces. Pourtant, comme l’écrit Iris Bohnet, beaucoup peut être accompli, à un coût relativement bas, lorsque l’on commence à vraiment comprendre les biais en jeu dans nos organisations.
« Les stéréotypes peuvent être activés par les signaux les plus subtils… et ils deviennent des prophéties auto-réalisatrices à moins que nous ne rectifions la façon dont nous faisons les choses ».
« Remplacer l’intuition, les réseaux informels ainsi que les règles traditionnelles par des données quantifiables ainsi que par des analyses rigoureuses est un premier pas vers plus d’égalité de genre » - Iris Bohnet dans What Works
Les biais sont partout et c’est normal
Étant donné qu’ils sont principalement inconscients, les biais sont partout. Nous avons tous été formatés par les « catégorisations sociales » (normes), un « sous-produit nécessaire et regrettable de notre construction cognitive ». Bien sûr, le monde du marché n’est pas épargné par ces biais.
Comme l’illustre l’étude Heidi-Howard, aussi mentionnée par Sheryl Sandberg dans Lean In, les femmes qui violent les normes payent un prix social : elles sont soit perçues comme « sympathiques », soit comme « compétentes », mais rarement les deux en même temps. De nombreuses études ont démontré le dilemme auquel les femmes font face.
« Heidi Roizen était une investisseur en capital-risque à succès de la Silicon Valley, qui a fait l’objet d’une étude de cas de la Columbia Business School. Le Professeur Frank Flynn a présenté cette étude de cas à la moitié de la classe sous le nom d’Heidi, et a donné à l’autre moitié de la classe la même étude de cas, mais sous le nom d’Howard. Les étudiants ont évalué Howard et Heidi comme étant autant compétents l’un que l’autre, mais ils appréciaient Howard, pas Heidi. »
Comme l’a montré Daniel Kahneman, lauréat au Prix Nobel, dansThinking Fast And Slow, nous nous reposons sur deux modes de pensée : le « système 1 » est rapide, instinctif et émotionnel ; le « système 2 » est plus lent, plus délibératif et plus logique. Nous avons besoin du système 1 pour évaluer rapidement des informations, ce qui suppose que nous nous reposions sur des catégories représentées par des archétypes, tandis que le système 2, basé sur un raisonnement conscient, demande plus d’effort et de temps. En d’autres termes, nous n’aurions tout simplement pas assez de temps et d’énergie pour nous servir continuellement du système 2, et nous avons vraiment besoin d’adopter la « voie facile ». Rien n’est plus naturel que les préjugés.
Il est difficile d’éliminer les préjugés de nos prises de décision
Les gens sont rapides lorsqu’il s’agit de voir des préjugés chez les autres, mais très réticents à reconnaître qu’eux aussi en ont. C’est pourquoi la prise de conscience de l’existence des préjugés a souvent peu d’effet : cela ne fonctionne que lorsque les préjugés peuvent être attribués à d’autres. C’est pour la même raison que de nombreux programmes de « formation à la diversité », développés dans les entreprises, ont eu des résultats décourageants.
Un biais caractéristique, qui rend les politiques encore moins efficaces, est connu sous le nom d’ « Effet de Halo » : il fait référence au fait que les premières impressions ont un effet puissant et durable. Les personnes ayant belle allure sont perçues comme plus intelligentes, ayant plus de succès et une plus grande popularité. Cet effet est causé par un biais cognitif, la tendance qu’a une impression créée dans une zone à influencer l’opinion dans une autre zone.
Un autre biais caractéristique qui affecte l’efficacité des programmes de formation est l’ « effet de compensation morale » : lorsque le fait de faire quelque chose de bien (comme augmenter la prise de conscience sur les inégalités par exemple) incite les gens à faire plus de mauvaises actions. Si vous vous êtes entraîné-e pendant 40 minutes, vous pourriez vous sentir « moralement autorisé-e » à manger un bon gros gâteau au chocolat ! Les managers faisant la promotion de ces programmes peuvent avoir le sentiment d’en avoir « assez fait », et se sentir autorisés à revenir à leurs habitudes discriminatoires.
Appliquer les données aux RH est une necessaire première étape
Quelques outils peuvent transformer le management, de manière aussi significative que le Big Data (mégadonnées) appliqué aux ressources humaines. Les « People analytics » collectent d’immenses quantités de données et utilisent des applications complexes pour mesurer la corrélation entre certaines variables, et détectent ainsi des tendances. Google est pionnier dans ce domaine.
Étant donné qu’il est coûteux de trouver, recruter, former et conserver les talents, de plus en plus d’entreprises choisissent de se reposer sur le Big Data pour prédire la probabilité que leurs employés s’en aillent.
Les people analytics se reposent aussi sur l’idée que l’on peut expérimenter avec tout. C’est pourquoi Google a aussi une « approche itérative » en RH. Iris Bohnet écrit dans son livre que l’Université Harvard a adopté l’approche de Google, guidée par les données, afin de réduire le fossé de genre. Elle a commencé à tout mesurer, car « ce qui n’est pas mesuré ne compte pas » et « ce qui n’est pas mesuré ne peut pas être réparé ».
L’évaluation RH doit être conçue pour être juste
Les biais de genre sont néfastes aux organisations : les employés qui se sentent discriminés sont moins motivés à travailler, et seront plus enclins à partir. Bien que la plupart des managers apprécient leur pouvoir discrétionnaire, il existe des solutions concrètes pour améliorer les procédures d’évaluation. Bohnet cite trois manières de créer des procédures d’évaluation plus intelligentes :
- Évaluer de manière comparative et embaucher ou promouvoir par groupes
- Supprimer les informations démographiques des candidatures (des outils comme GapJumpers et Talent Sonar peuvent aider car ils permettent d’anonymiser facilement les candidats)
- Utiliser des entretiens structurés pour évaluer les candidats
Attirez les bonnes personnes vers votre organisation
Les messages transmis dans les offres d’emploi, les newsletters, les pages web et les blogs sont rarement neutres. De nombreux linguistes ont montré que le langage est effectivement genré.
Les femmes candidateront probablement moins aux emplois qu’elles perçoivent comme « masculins ». « Des termes genrés indiquent aux candidats s’ils « correspondent » ou pas ».
Les femmes (et de plus en plus de travailleurs talentueux des deux sexes) tendent à accorder de plus en plus d’importance à la flexibilité. Alors, la flexibilité devrait devenir la norme. Par défaut, « la flexibilité, à moins qu’elle n’ait fait la preuve de ne pas fonctionner » changerait la structure du travail. Bohnet cite le cas de Telstra, la première entreprise australienne de télécommunications et de technologie, qui a fait de la flexibilité la norme par défaut. Elle a ainsi reçu beaucoup plus de candidatures, et parmi celles-ci, de nombreuses femmes…
Créez des modèles
L’importance des modèles a été mentionnée dans de nombreuses études, « il faut le voir pour le croire ». Ce n’est que lorsque les gens peuvent voir des modèles à l’inverse des stéréotypes que leurs croyances commenceront à changer. Malheureusement, le manque de modèles visibles crée des prophéties auto-réalisatrices. (Les filles qui ne voient pas de femmes présidentes ne développeront souvent pas l’ambition de devenir présidentes). De nombreux éléments prouvent que les modèles ont une forte influence sur le comportement.
Le gouvernement des Etats-Unis a parfaitement compris cela lorsqu’il a cherché à recruter des femmes pour des « emplois d’hommes » dans les usines. Il a soutenu son effort en lançant une importante campagne de marketing, afin d’aider les femmes à se voir dans un « emploi d’homme » sans perdre leur féminité. Rosie la riveteuse a depuis lors été une icône culturelle aux États-Unis.
Favorisez la transparence
Trop souvent, les exigences de diffusion sont très mal mises en œuvre, et n’ont qu’une influence limitée. Afin d’être réellement transparente, l’information doit être pertinente, visible et simple. Aussi, plus l’information est placée dans un contexte comparatif, plus elle est susceptible d’être comprise. Par exemple, les notations publiques de l’hygiène des restaurants ont été, aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, une intervention très efficace en faveur de la transparence, et ont poussé les restaurants à améliorer leur niveau d’hygiène. De même dans les RH, l’information devrait être largement partagée, d’une manière claire et compréhensible. La transparence sur les salaires, les promotions et les postes est souvent considérée comme étant cruciale.
Inspirez-vous davantage sur : Laetitia Vitaud
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