« Effet Spectateur » : pourquoi l’open space se tait face au harcèlement

Publié dans The Social Space

26 juil. 2021

5min

« Effet Spectateur » : pourquoi l’open space se tait face au harcèlement
auteur.e.s
Christophe NguyenExpert du Lab

Psychologue du travail, enseignant et conférencier, spécialiste des risques psychosociaux

Clémence Lesacq Gosset

Senior Editor - SOCIETY @ Welcome to the Jungle

THE SOCIAL SPACE - La psychologie sociale est l’étude de l’individu et de ses émotions en société. Comment et pourquoi modifions-nous nos comportements lorsque nous ne sommes pas seul·es ? Et quid de ces évolutions au travail ? Dans cette série, notre expert et psychologue du travail Christophe Nguyen décrypte une expérience en psychologie sociale, appliquée au monde de l’entreprise. Pour ce premier épisode : l’effet spectateur, ou pourquoi, plus il y a de témoins face à une situation d’urgence, moins il y a de chance qu’un d’eux n’intervienne.

Le cas : un harcèlement sous silence

« J’ai rencontré cette salariée, Elodie, après qu’elle a fait une tentative de suicide, suite à une longue période de harcèlement moral venant de son supérieur. Quelques années auparavant, elle avait intégré une équipe dont le manager était réputé particulièrement exigeant. Tous les lundis matins, ce dernier faisait le tour de chaque dossier de son équipe, une dizaine de salariés, dont Elodie était la seule femme. Et chaque lundi matin, elle était mal jugée par ce manager, qui, après lui avoir demandé de travailler davantage, finit constamment par lui dire qu’elle était “nulle” ou “pas au niveau” devant ses collègues. Au bout de six mois, un lundi matin, cette salariée fait une attaque de panique en arrivant sur son site, qui lui empêche de rejoindre la salle de réunion. Elle sera arrêtée plusieurs mois, avant d’être affectée à une nouvelle équipe. Quelques années plus tard, lors d’une réorganisation décidée par le lointain siège central, on lui annonce qu’elle sera réaffectée dans le service du manager en question. Le soir même, Elodie envoie des mails à toute son entreprise et fait une tentative de suicide.

Lors de notre entretien, Elodie m’a confié que ce qui lui a fait le plus de mal durant cette période de harcèlement, au-delà du dénigrement permanent, a été les non-réactions de ses collègues. Aucun ne réagissait lors des attaques verbales, et personne n’est jamais venu la voir pour lui dire que ce qu’elle vivait n’était pas normal. Ce qu’Elodie décrivait alors ici sans le savoir, c’est ce que l’on appelle en psychologie sociale : l’effet spectateur. Ou pourquoi, plus il y a de témoins face à une situation d’urgence, moins il y a de chance qu’un de ces témoins n’intervienne », nous explique notre expert Christophe Nguyen.

L’expérience : l’effet spectateur

L’effet spectateur a été théorisé au cours de travaux célèbres datant des années 60, après l’agression et le meurtre à New York d’une jeune femme, Kitty Genovese. Lors de l’enquête, une trentaine de témoins visuels ou auditifs auraient été dénombrés, sans qu’aucun d’entre eux n’intervienne.
Plusieurs auteurs (Brewster & Tucker, 2016 ; Peggy Chekroun, 2008) ont déjà tenté de répertorier les facteurs explicatifs de cet effet spectateur, et les moyens d’agir pour contrer cette passivité. À titre illustratif, Peggy Chekroun rapporte également l’expérience Darley & Latané (1968) : face à une (fausse) crise d’épilepsie, les réactions de différents groupes de participants ont été observées. Et le constat est sans appel : si le·la témoin pense être seul·e, il·elle intervient dans 85% des cas ; si une autre personne est présente ce chiffre baisse à 62% ; et quand il y a quatre autres témoins autour, la personne n’intervient que dans 31% des cas.

Les critères explicatifs :

  • La dilution de la responsabilité : lorsqu’un témoin est entouré d’autres témoins, celui-ci pense qu’un·e autre peut très bien agir à sa place. Il se dit également que s’il n’agit pas, et que personne n’agit collectivement, ce n’est pas directement de sa faute. C’est le fameux : « Je ne suis pas responsable, puisque nous étions plusieurs. » A contrario, un témoin isolé se sent responsable de la situation et cherchera donc davantage à agir.
  • La perception du danger encouru: face à une personne en danger, plus le danger encouru semble fort, plus le témoin agit. Mais s’il y a une ambiguïté sur ce danger, le témoin va prendre le temps de réfléchir à intervenir ou non. Le problème étant que pendant ce laps de temps, les autres témoins présents ont la même réaction, ce qui crée un cercle vicieux : puisque personne n’intervient, alors personne n’intervient
  • Le sentiment de compétence : plus l’on se sent compétent et en capacité d’agir, moins l’effet spectateur est fort. Si vous êtes médecin ou formé aux premiers secours, il y a ainsi de grandes chances que vous agissiez immédiatement face à une crise d’épilepsie. Alors que, bien entendu, ne pas être médecin n’empêche pas de s’enquérir de l’état de la victime et d’appeler les secours.
  • La qualité de la relation entre les témoins : lorsque des personnes se connaissent bien et ont de bonnes relations, elles interviennent mieux et davantage que lorsqu’elles sont étrangères les unes aux autres. Cela s’explique par le fait que l’on craint alors moins que notre action soit évaluée négativement par les autres, on est moins sujet à la peur du ridicule, à la peur d’agir alors que la situation “ne nous regarde pas” (sic) etc.

Comment éviter l’effet spectateur dans votre entreprise

Comme dans tout milieu, l’entreprise peut être le lieu de violences, et être sujette à l’effet spectateur, comme le montre le cas d’Elodie. Face à cela, les programmes de prévention de la violence et du harcèlement au travail passent par plusieurs mesures :

Former à la notion de harcèlement

Pour qu’une situation soit reconnue comme dangereuse pour une victime, qu’il n’y ait pas d’ambiguïté possible, cela doit passer par l’acculturation des membres de l’entreprise. Il faut former, lors d’événements dédiés, les salarié·e·s et les managers·ses au fait que certains propos ne peuvent être minimisés - qu’ils soient sexistes, racistes, dénigrants etc. - Que des agissements qui peuvent paraître “banals” ou simplement “peu bienveillants” peuvent en réalité être délétères à long terme sur la santé des victimes qui peuvent encourir de graves troubles psychosociaux (syndrome de stress post traumatique, troubles anxio-dépressifs, tentatives de suicide, etc.). Au cours de ces formations, afin d’appuyer les propos, il s’agira de rappeler notamment la loi et le code du travail sur le harcèlement en entreprise : ce qu’il est ou n’est pas, et démontrer qu’il vaut mieux agir en prévention que réagir face à une situation ancrée liée à un laisser faire pendant des mois.
D’autre part, il a été prouvé qu’il vaut toujours mieux que ces formations se fassent in situ, c’est-à-dire sur le lieu de travail, afin que les notions soient davantage intégrées.

Définir des rôles

En plus de former des référent·e·s harcèlement dans les différentes équipes, et de pouvoir compter sur les membres du CSE ou de la fonction RH, il est important de former tous·tes les salarié·e·s sur leur rôle possible : que chacun comprenne qu’il·elle peut être acteur·trice pour conserver une ambiance de travail saine, que c’est l’affaire de tous·tes. La vigilance collective de l’entourage professionnel est bonne pour la santé psychologique au travail.

Travailler de manière plus large sur l’inclusion

Afin de créer des liens de solidarité entre les salarié·e·s, quel que soit leur sexe, origine, métier, place dans la hiérarchie etc., les valeurs d’inclusion de l’entreprise sont primordiales. Ouvrir son entreprise à des profils différents, et à des équipes mixtes, tout en les soudant entre elles, est un travail à mener en amont et sur le long terme. Dans notre cas, le fait qu’Elodie ne soit pas du sérail (elle avait été rencontrée dans le cadre d’un audit) et la seule femme sans être réellement intégrée, a joué un rôle.

L’intransigeance de la direction

Afin de se prémunir de cas de harcèlements, l’entreprise se doit d’être proactive et intransigeante, fidèle à ses valeurs. Elle doit mettre en place des procédures d’alerte, et, lorsqu’un cas est suspecté, réaliser des enquêtes pour vérifier la véracité des comportements décriés et mettre en œuvre des actions préventives. En cela, l’entreprise rappelle à ses collaborateurs·trices que la violence est une chose grave, qu’il faut agir… et ne plus jamais rester spectateur.

L’effet spectateur vécu par Elodie a marqué la carrière de consultant de notre expert qui se souvient ces mots qu’elle lui a confié : « Le fait que les autres regardaient leurs chaussures pendant que je me faisais humilier en réunion m’avait fait comprendre que c’était moi le problème. Et donc, je méritais ce qu’il m’arrivait car j’étais la seule à subir ces dénigrements publics et que c’était “normal” parce que j’étais “nulle”. C’est ce qui m’a fait dériver vers la dépression. » Il ne s’agit pas de blâmer ce que certains peuvent appeler une “non-assistance à personne en danger” mais de voir que la passivité, le manque de soutien social des autres peut nuire à la santé psychologique au travail. Et au fonctionnement de l’entreprise.

Photos by Thomas Decamps pour WTTJ
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