Un salarié peut-il refuser de travailler avec un collègue qu'il n'aime pas ?

Publié dans WTF RH

20 juil. 2023

6min

Un salarié peut-il refuser de travailler avec un collègue qu'il n'aime pas ?
auteur.e
Gabrielle de Loynes

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Disputes, mésententes, désaccords ou altercations, il arrive que certaines relations professionnelles tournent au vinaigre. Dans ce cas de figure, un salarié peut-il refuser de travailler avec un collègue qu’il ne peut plus voir en peinture ? Et, en tant que manager, comment faut-il réagir ? Réponses sans filtre de nos experts Ludovic Girodon et Elise Fabing sur ces situations toxiques qui empoisonnent la vie d’équipe.

On ne peut pas s’entendre avec tout le monde, et le milieu professionnel n’échappe pas à la règle. Piquantes, aigres ou mordantes, les relations humaines au travail peuvent nous monter au nez. Et, au bureau comme ailleurs, il n’est pas rare de voir naître des inimitiés. Pour autant, deux salariés ont-ils le droit de ne pas se supporter ? Ce climat délétère, Géraldine, CEO d’une startup dans le bien-être, l’a senti s’installer dans son équipe. « Il y avait comme une tension palpable dans l’équipe logistique, raconte-t-elle. Un jour, on m’a rapporté qu’Aline, la responsable logistique, et Constance sa n-1, ne pouvaient pas se sentir. En creusant, j’ai cru comprendre que Constance n’acceptait pas de recevoir des ordres d’Aline, qu’elle ne jugeait pas légitime. » Géraldine enchaîne alors les one-to-one et les réunions de conciliation pour apaiser la situation. « J’ai tout essayé pour calmer le jeu, affirme-t-elle. Mais chaque fois, malgré une apparente bonne volonté, Constance refusait de travailler avec sa manager. » Une situation qui a conduit Aline à jeter l’éponge et à remettre sa démission à sa CEO.

À cet égard, Me Élise Fabing, avocate en droit du travail et CEO d’Alkemist Avocats, est très claire : « Une simple mésentente entre deux salariés ne justifie pas en soi une sanction ou un licenciement. Il faut vraiment que cette situation cause un préjudice à l’entreprise pour qu’elle emporte une telle décision. » Pour autant, lorsqu’un conflit explose entre deux membres de l’équipe, il n’est pas question de se voiler les yeux et se boucher le nez. « C’est à l’employeur de faire usage de ses pouvoirs de direction, insiste l’avocate. Dans l’hypothèse où le salarié persiste dans son refus de travailler avec un membre de l’équipe, que son comportement est répété et lui est imputable, si l’on est en présence de faits objectifs, précis et vérifiables, l’employeur peut décider de recourir à une sanction disciplinaire, voire un licenciement. »

Ambiance toxique : les mesures qui s’imposent

De la simple mésentente au harcèlement en passant par l’altercation physique, lorsqu’une relation professionnelle commence à sentir le gaz, l’employeur dispose de tout un panel de solutions. « Il n’y a pas de forme précise qui s’impose, l’important étant de réagir. L’entreprise personne morale est responsable. Elle doit tout mettre en œuvre pour rétablir un climat de travail serein au sein de l’entreprise, prévenir un trouble et protéger la sécurité de ses salariés », rappelle Me Fabing.

Les mesures concrètes et efficaces

Peu importe le degré du conflit, « l’entreprise doit apporter une réponse et montrer qu’elle prend la situation au sérieux. Car, en cas de litige, elle doit être capable de prouver qu’elle a entrepris des tentatives de conciliation et recherché des solutions ». Tel que précisé par Elise Fabing, l’employeur est en effet tenu à une obligation de sécurité physique et psychique envers ses salariés. « Or, il s’agit d’une obligation de moyen renforcé, précise l’avocate en droit du travail. Il doit donc justifier (si possible par des écrits) avoir pris des mesures concrètes et efficaces pour résoudre le conflit et protéger son équipe. » La loi ne précise pas quelles sont ces mesures. En pratique, ce sont principalement des audits ou enquêtes internes, des tentatives de conciliation ou de médiation…

Les sanctions disciplinaires

Parfois, vous avez beau tout essayer, tenter de leur tirer les vers du nez, rien n’y fait. Vos collaborateurs campent sur leurs positions et persistent à refuser de travailler ensemble. « Si cette mésentente revêt un caractère répété et imputable au salarié, ajoute Me Fabing, dès lors qu’il dispose de faits matériels vérifiables à l’encontre d’un salarié, l’employeur peut décider de prendre des sanctions disciplinaires. » Blâme, avertissement, peu importe la sanction choisie, « dès lors qu’elle est proportionnée au comportement reproché ».

Le licenciement pour faute

Avant de licencier un salarié pour son refus de collaborer avec un membre de l’équipe, l’employeur et son manager doivent se montrer prudents. « Une simple mésentente ne constitue pas un motif de licenciement », rappelle Me Fabing. Afin d’éviter de se voir reprocher un licenciement sans cause réelle et sérieuse, le manager doit donc s’assurer que « le comportement du salarié constitue un véritable trouble qui rend impossible son maintien dans l’entreprise ». Ainsi, la jurisprudence a admis le licenciement d’une salariée « à l’origine d’une mésentente généralisée avec ses équipes perturbant le fonctionnement de l’entreprise » (Cass. Soc. 27 février 2007, n°05-42.356), et de celle dont la « divergence de vues et mésentente avec plusieurs collègues qui se sont plaints d’une impossibilité de continuer de travailler avec (elle) sur (les) dernières semaines* ».

Relation qui tourne au vinaigre : manager, comment réagir ?

Gérer les disputes, mésententes, chamailleries et autres altercations entre collaborateurs est finalement une situation banale, qui pend au nez de tout manager. Peu importe le degré de conflit et de sanction qu’il entraîne, le manager ne doit pas rester les bras croisés. Ludovic Girodon, consultant et conférencier spécialiste en management, dévoile ses recommandations pour réagir lorsqu’on a flairé un conflit.

Se soustraire de l’équation

Victor est responsable de secteur dans la grande distribution. Lorsqu’il doit organiser une passation avec Marc, ce commercial très performant et pilier de l’entreprise, la tâche n’est pas aisée. Chaque fois qu’une recrue tente de se former à ses côtés, c’est l’échec. « Avec Camille, sa remplaçante, le feeling n’est pas passé dès le début, reconnaît-il. Marc est une grande gueule, un peu agressive et ils avaient deux manières de travailler, chacun à l’opposé. » Rapidement, la nouvelle recrue refuse de travailler à ses côtés. « Elle qui, pourtant, est censée le remplacer a littéralement refusé d’avoir affaire à lui, déplore Victor. Le conflit entre ces deux salariés a totalement empêché la passation de poste, malgré mes tentatives de les raisonner. » La mésentente persiste et Victor se voit contraint d’arrêter la période d’essai de Camille. « Selon moi, le fait qu’elle ne s’entende pas avec ce pilier de la boîte sur le départ a créé un contexte défavorable à son intégration dans l’entreprise. J’ai préféré m’en séparer. »

Prendre parti et se faire juge du conflit, est-ce là ce qu’on attend du manager ? Ludovic Girodon n’est pas de cet avis : « Trop souvent, le manager se pose en pion dans une cour de récréation et se fait absorber par le conflit. Le problème c’est qu’il ne doit pas départager, ni déterminer qui a raison et qui a tort. Ce n’est pas son rôle de trancher, cela infantilise son équipe. Son rôle est, au contraire, de ne pas rentrer dans le détail mais de responsabiliser chacune des parties. » L’expert préconise ainsi au manager de rappeler à ses collaborateurs qu’ils sont adultes et que ce conflit leur appartient. « En revanche, précise-t-il, il doit aider ses collaborateurs à poser un cadre pour favoriser l’échange et le retour à un climat de travail apaisé. »

Proposer à chacun de « laisser décanter »

« Lorsqu’un conflit éclate, observe Ludovic Girodon, c’est généralement que l’une des parties se sent menacée par l’autre. Un besoin fondamental n’est plus nourri ou respecté. » Afin d’éviter de tomber dans le travers du « manager sauveur », il recommande de prendre de la distance. « S’il y a eu une vraie altercation, explique-t-il, le manager doit imposer aux parties prenantes de laisser passer 24-48h avant de se reparler. Il peut ainsi leur suggérer de se fixer un point dans trois jours, à l’occasion duquel ils échangeront sur leurs positions à têtes reposées. »

Inciter à des échanges filtrés

Pour Ludovic Girodon, l’émergence d’un conflit n’est pas un mal en soi. « La force d’un manager n’est pas de faire en sorte que les conflits n’éclatent pas, mais de faire en sorte qu’ils soient bien gérés, analyse-t-il. Je crois qu’il faut voir le conflit comme une opportunité de faire progresser ses collaborateurs sur la communication non violente et développer des soft-skills de cet ordre-là. » Pour dénouer le problème, l’expert suggère au manager d’inciter les deux parties prenantes à échanger selon le modèle OSBD. « ”Observation’’ d’abord : chacun décrit les faits de la manière la plus objective possible, détaille-t-il. “Sentiments’’ ensuite, l’un et l’autre vont exposer quels sentiments a généré ce comportement. Puis “besoins’’, chacun va identifier quel est son besoin derrière sa réaction. Enfin, “demande’’, les deux parties vont formuler une demande claire pour que leur besoin soit pris en compte. » Certes, le reconnaît-il, ces outils de communication non-violente ne règlent pas les choses. Mais, une fois le conflit émergé, cela permet de le résoudre plus rapidement.

Mettre l’équipe au parfum pour que le conflit s’évapore

Enfin, l’expert recommande de ne pas étouffer ce conflit au sein de l’équipe. Car tôt ou tard, l’odeur s’en échappe et se répand aux alentours. « Il ne faut pas hésiter à parler du conflit avec son équipe, affirme-t-il. Dans un groupe, il est parfaitement normal que des conflits éclatent. » Ainsi, le manager se porte garant de ce qu’on appelle la sécurité psychologique au sein de l’équipe. « C’est un élément clé de la performance d’équipe, admet-il, cette capacité à être soi, à être solidaire les uns des autres, à dire quand ça ne va pas et à ne pas vivre la discorde comme une menace. Le rôle du manager est de sensibiliser l’équipe au fait qu’on est tous garants de cette sécurité psychologique et tous impliqués. Certaines boîtes vont même jusqu’à ritualiser cette gestion du conflit et appellent cela “jouer au démineur”. Une fois nommé et accepté, le process de résolution du conflit est dédramatisé et bien plus efficace. »
Réagir, c’est bien. Mais anticiper et prévenir, c’est mieux. Voilà le vrai rôle du manager, insiste Ludovic Girodon : « Il doit prévenir en donnant les outils, en sensibilisant en amont les équipes à la sécurité psychologique, en instaurant un cadre propice à la résolution du conflit. » Un bon manager ne se laisse pas porter le nez au vent. Plutôt que de chercher à éviter la discorde, il la déterre et la démine.

Article édité par Mélissa Darré, photo par Thomas Decamps.

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