Le monde du travail est-il une nouvelle religion ?
30 mars 2021
10min
Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes
La crise du Covid a montré à quel point le travail occupait une place centrale dans nos cultures occidentales. Le travail est tout ! Et à mesure que les pratiques religieuses déclinent, on trouve au travail ce qu’on ne trouve plus ailleurs : le salut.
Avez-vous remarqué comme de nombreuses personnes disent souvent « retourner au travail » pour dire « retourner au bureau », comme si, loin du bureau, les plus de onze millions de salarié·e·s français en télétravail ne travaillaient pas vraiment ? Les études ont beau montrer qu’ils/elles travaillent davantage et sont même plus productifs/productives, il n’y a rien à faire : hors du bureau, point de salut.
D’ailleurs, malgré les confinements successifs et consignes concernant le télétravail, c’est pour le travail et pour le travail seulement qu’on peut faire toutes les exceptions et prendre tous les risques. Se contaminer, il vaut mieux éviter ; mais si c’est pour la bonne cause (le travail), alors c’est un risque qui mérite d’être pris. C’est bien pour cela qu’il y a un couvre-feu, car le soir, ce sont habituellement les relations familiales et amicales qui occupent le terrain et non plus les relations de travail. Aller chez ses ami·e·s, au bar, au club de sport, au concert ou au musée, on doit y renoncer ; mais aller au travail, même quand celui-ci pourrait être fait à distance, c’est sacré.
On a souvent parlé depuis le début de cette pandémie de la solitude, des menaces sur la santé mentale, de la perte du sentiment d’appartenance, du déclin des rituels ou encore de la quête de sens des individus en partant du principe que tous ces sujets ne pouvaient trouver de réponses que dans le travail. Les institutions religieuses, quant à elles, ne se sont guère faites entendre. L’entreprise (plus généralement l’organisation) est-elle devenue la nouvelle religion ?
Les pratiques religieuses sont en déclin et la place du travail se transforme
Dans notre monde occidental, la religion n’occupe plus, loin s’en faut, la place qu’elle occupait dans nos vies il y a encore 50 ans. Le monde chrétien est largement en déclin, du moins si l’on en juge par la fréquentation des lieux de culte traditionnels. Il y a quelques années, le Pape avait utilisé l’expression de « crise de foi dans le monde d’aujourd’hui ». Depuis des années, les chercheurs en sciences sociales observent les mutations des pratiques religieuses et le déclin accéléré des rituels traditionnels.
En France, les enquêtes de la statistique publique se heurtent à une difficulté : la question de l’appartenance religieuse a été supprimée du recensement depuis 1872 (l’esprit républicain français n’aime pas cette question de la religion). Du coup, il existe un certain flou sur la place relative des différentes pratiques religieuses (qui laisse la place à tous les fantasmes, notamment concernant l’Islam). Les données sont plus précises chez nos voisins britanniques et peuvent aider à éclairer des transformations à l’œuvre dans toute l’Europe, dont la France.
Une enquête de 2017 menée par le British National Centre for Social Research (NatCen) a révélé que 71% des jeunes de 18 à 24 ans se disent non religieux, tandis que la fréquentation des églises au Royaume-Uni a diminué de 12% à 5% entre 1980 et 2015. Cela a eu d’énormes répercussions sur l’Église anglicane : dans l’enquête 2018 sur les attitudes sociales britanniques, seulement 1% des Britanniques de 18 à 24 ans s’identifient comme Anglicans. Mais ce que montre cette enquête, c’est que toutes les pratiques religieuses traditionnelles sont en baisse chez les jeunes générations (pas seulement les pratiques chrétiennes).
Bien que réputée plus portée sur la religion, la société américaine n’est pas en reste non plus : le pourcentage des Américains qui se disent athées, agnostiques ou simplement « sans religion » est aujourd’hui autour de 26 %. Les données de l’enquête General Social Survey de 2019 suggèrent que les personnes « sans religion » sont désormais aussi nombreuses que les évangéliques et les catholiques ! Sans surprise, la tendance est plus prononcée chez les jeunes. Chez les millennials, ils sont désormais 40 % à n’avoir aucune appartenance religieuse, selon un sondage Pew Research publié en 2019.
Les données révèlent que chaque nouvelle génération est moins religieuse que la précédente. Mais la tendance à la désaffiliation religieuse se vérifie dans toutes les classes d’âge. Globalement, quel que soit l’âge, quelle que soit l’origine ethnique, on voit la pratique religieuse reculer. Récemment, le sociologue Mark Chaves a expliqué dans le New York Times que les églises américaines (les bâtiments) trouvent progressivement de nouveaux usages. 3500 églises ferment leurs portes chaque année. Quand elles ne sont pas démolies, on en fait autre chose.
Tout cela entraîne des changements massifs dans notre infrastructure religieuse, nos modes de vie et ce qu’on met de sens et de rituels dans les autres activités de la vie. Comme l’explique le chercheur Casper Ter Kuile dans son livre The Power of Ritual (2020), nous vivons un « changement de paradigme » en matière de spiritualité et de religion. Les pratiques d’antan sont en déclin mais nous trouvons du sens, des rituels, un ancrage spirituel, des relations humaines et une communauté autrement. Il écrit : « ce n’est pas parce que les gens quittent l’église qu’ils sont moins spirituels (…) les gens construisent des communautés de sens dans des espaces séculiers, qui remplissent alors les fonctions historiquement prises en charge par les institutions religieuses traditionnelles. »
Nous avons probablement toujours besoin de spiritualité, de rituels communs, d’une communauté avec laquelle partager une forme de transcendance, mais il faut la trouver ailleurs. De nombreuses personnes trouvent certains de ces éléments dans une pratique sportive collective ou dans le yoga, d’autres vont chercher du sens, des rituels et de la spiritualité dans leur travail. Aujourd’hui, c’est surtout dans l’entreprise qu’on évangélise, qu’on médite, qu’on communie avec les autres et qu’on participe à une mission qui nous dépasse. En somme, le travail devient une nouvelle religion.
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Le sacré et le profane en temps de pandémie
J’ai l’habitude d’écrire que la pandémie accélère un certain nombre de transitions qui étaient déjà à l’œuvre dans la société et le monde du travail. Pour ce qui est du travail-religion, cela semble encore plus vrai depuis le début de la pandémie. On n’a que peu entendu les représentant·e·s du monde religieux en temps de crise sanitaire. En revanche, c’est comme si on ne parlait plus que de travail !
Pour célébrer le premier anniversaire du début du confinement, Constance Grady, journaliste à Vox, a écrit : « Beaucoup d’entre nous ont cessé de voir leurs familles et leurs amis, tout en acceptant sans se poser de questions l’idée que nous n’arrêterions pas de travailler. Nous avons cessé de fréquenter les théâtres et les restaurants, mais nous n’avons pas cessé de travailler. Nous avons cessé d’aller au bureau, mais nous n’avons pas cessé de travailler. » Pour elle, l’Amérique « a traité le travail comme un objet sacré tout au long de l’année écoulée, comme quelque chose qui a de la valeur pour lui-même : plus précieux que l’argent qu’il est censé nous procurer, plus précieux que le contact avec nos proches, que notre santé mentale, que nos vies, que les vies de nos voisins. Nous avons traité le travail comme une chose à ramener à la maison et à chérir. »
Les règles du confinement et toute la gestion de la crise sanitaire semblent avoir sanctuarisé le travail comme jamais auparavant. Le couvre-feu a été pensé pour empêcher les apéros entre amis, mais pas les réunions avec le/la manager. N’importe quel motif professionnel vous permet d’aller où vous voulez, mais les motifs personnels sont rarement considérés. Les repas entre ami·e·s sont réputés dangereux, mais les repas entre collègues sont dits indispensables. On a même imaginé un confinement du week-end, outil parfait pour faire la part belle au travail en supprimant tout le reste. Le message derrière ces mesures est le suivant : du moment que vous êtes au travail, tous les risques et sacrifices en valent la peine. C’est pour la bonne cause.
Les multiples confinements et règles sanitaires de cette année de pandémie semblent avoir tracé une ligne claire entre ce qui relève du sacré et ce qui relève du profane. Le [sacré se définit comme] (https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/sacr%C3%A9/70445) ce « qui appartient au domaine séparé, intangible et inviolable du religieux et qui doit inspirer crainte et respect » (Larousse). L’espace de travail, quelque chose d’inviolable qui doit inspirer crainte et respect ? C’est en effet un espace séparé qui n’est pas soumis aux mêmes règles et auquel on accorde une place centrale.
Le résultat de la sacralisation du travail est double. La première chose, c’est que de nombreuses personnes ont l’impression de ne plus rien faire d’autre que travailler, que leur identité et leur raison d’être sont d’abord professionnelles. La seconde, c’est qu’on doit davantage chercher au travail tout ce qu’on ne peut plus trouver ailleurs —lien social, communauté, sens de la vie, pratique spirituelle, et rituels.
Par une curieuse ironie de l’histoire, les pratiques religieuses au sens strict n’ont pas bénéficié de la même considération que le travail. Jusqu’en décembre, la règle imposée aux lieux de culte était la suivante : moins de 30 personnes en même temps, quelle que soit la taille du lieu, et même si les fidèles portent un masque. La Conférence des évêques de France a jugé cela « disproportionné » et estimé que cela constituait « une atteinte grave et manifestement illégale » à la liberté de culte. Le faible pouvoir de négociation des institutions religieuses montrent que d’une certaine manière, ce qui relève du sacré est désormais ailleurs.
On a beaucoup déploré la solitude engendrée par le télétravail, comme si les seuls liens sociaux et échanges humains qu’on peut espérer entretenir aujourd’hui doivent forcément venir du travail. On ne peut que comprendre le besoin des individus de voir leurs collègues « en vrai » étant donné l’immense crise d’isolement dont ils souffrent. On a aussi compris autre chose : pour beaucoup de gens, sortir de l’isolement, cela passe avant tout par le travail.
Notre tissu social s’effrite et on parle aujourd’hui de l’isolement social comme d’une épidémie. Nous sommes plus nombreux/nombreuses à nous sentir seul·e·s. Moins nous avons de relations amicales ou amoureuses, plus nous accordons d’importance aux relations professionnelles. La pandémie accélère ce renforcement du rôle des relations humaines professionnelles : puisque les autres contacts sont découragés —les repas en famille, les apéros entre ami·e·s, les cours collectifs de yoga et les cérémonies religieuses avec ses coreligionnaires—on se rabat d’autant plus volontiers sur les moments partagés avec les collègues, et on valorise d’autant plus les rituels au travail.
Le travail devient religion au sens étymologique du terme : le mot vient du latin religio, dont la racine ligare (lier, attacher) a donné religare (lier plus fortement). Le travail, c’est ce qui nous relie plus fortement à une communauté d’autres êtres humains avec qui on partage une « mission ».
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Valeur travail, mission et quête de sens sont omniprésentes
Le travail comme religion, ce n’est pas complètement nouveau. L’expression « valeur travail » dans son sens moral a même une longue histoire. Dans un livre intitulé Le travail. Une valeur en voie de disparition ? (1995), Dominique Méda distingue trois étapes dans l’évolution historique de la « valeur travail » : au XVIIIe siècle, le travail était valorisé comme facteur de production ; au XIXe siècle, il est consacré comme « l’essence de l’homme » ; puis, au XXe siècle, il devient la clé de voûte du système de distribution des revenus, des droits et des protections.
Alors que les religions déclinent et que les syndicats perdent de leur influence, le travail semble aujourd’hui se parer de toutes ces valeurs qu’on associait autrefois à la religion : en tant que tel et indépendamment de son rôle économique, il est réputé nous permettre de nous accomplir, de trouver le sens de la vie, et de nous aider à transcender notre simple condition de mortel·le. La « quête de sens » est réputée animer les actifs/actives dans leur choix de travail.
À la « quête de sens » des individus, les entreprises répondent désormais « raison d’être ». Comme l’a définie Jean-Dominique Senard, l’ancien PDG de Michelin, « la raison d’être permet de joindre le passé au présent ; c’est l’ADN de l’entreprise. Elle n’a pas de signification économique, mais relève plutôt de la vision et du sens. » Et elles offrent à leur clergé comme à leurs ouailles une « mission ».
Depuis quelques années, les « entreprises à mission » se multiplient, avec cette idée qu’il faut chercher une justification morale à l’extérieur de l’organisation, en dehors de l’activité économique de l’entreprise. Cela fait dire à Philippe Silberzahn (interviewé récemment), critique, que la mission permet à ceux/celles qui s’en réclament de ne pas se préoccuper de choses plus concrètes, bassement matérielles, et néanmoins essentielles, comme la gestion comptable ou la qualité du management :
« Parce que nous sommes des idéalistes. Nous aimons, à droite comme à gauche, parler des lendemains qui chantent. La description d’un monde idéal, c’est très pratique, parce que ça permet de raconter n’importe quoi et ça permet d’avoir une posture morale. Cette posture morale, c’est ce qui compte le plus pour la plupart des gens. C’est important d’être bien vu par la pensée dominante du groupe dont on cherche à bien se faire voir. L’idéal permet d’avoir une pureté évangélique. »
Il regrette qu’il soit devenu nécessaire de prétendre « bâtir des cathédrales » au travail. Il ne devrait pas être nécessaire, insiste-t-il de « bâtir une cathédrale pour s’épanouir dans son métier de tailleur de pierre. L’éloge du carburateur [de Matthew Crawford] a montré qu’on pouvait philosopher de manière très noble sur le nettoyage d’un carburateur (…) vous n’avez pas besoin de vous inventer une cathédrale pour motiver vos équipes. Le risque, c’est de se focaliser sur la cathédrale et d’avoir un mauvais management. »
Les critiques marxistes (et les cyniques) ne peuvent s’empêcher de voir que « l’opium du peuple » en entreprise peut être utilisé pour mieux faire passer la pilule d’un mauvais management, d’un travail aliénant et ennuyeux ou d’une paie insuffisante. La « mission » serait-elle généralement un bon moyen de justifier le pire du management ? C’est la question soulevée par Pascale-Dominique Russo dans son livre Souffrance en milieu engagé.
On peut aussi se demander pourquoi la notion de « vocation » occupe une telle place précisément dans les emplois les moins valorisés et rémunérés, comme ceux d’enseignant·e·s ou d’infirmier·e·s. La vocation, c’est-à-dire « l’acte par lequel Dieu prédestine tout homme à un rôle déterminé, qui constitue sa fin personnelle, en particulier destination, appel au sacerdoce ou à la vie religieuse » (Larousse), offre la possibilité de déplacer la discussion loin des considérations matérielles (rémunération, conditions de travail). Si vous travaillez par vocation, vous n’allez pas en plus demander à être payé·e ! Par vocation, vous devez vous sacrifier.
Quelles conclusions tirer de tout cela ? Si le travail est une nouvelle religion, qu’est-ce que cela veut dire pour les entreprises et les travailleurs / travailleuses ? Je dirais qu’il y a au moins trois idées qui peuvent guider nos décisions professionnelles et politiques :
Les religions établies ont longtemps répondu à des besoins universels de lien social, de spiritualité, de rituels, de sens, de transcendance… Si les pratiques religieuses traditionnelles s’affaiblissent, on n’en garde pas moins ces besoins-là.
À mesure que le travail absorbe des fonctions de nature religieuse, on y trouve aussi les pires travers du monde religieux, dont les faux dévots (ces individus qui simulent la dévotion, l’attachement aux pratiques religieuses, pour servir leurs intérêts). C’est la « mission bullshit » dont il vaut mieux se garder.
Il serait préférable que le monde du travail ne satisfasse pas à lui tout seul toutes les fonctions religieuses. Il peut être ambitieux, spirituel et sociétal, mais il ne devrait pas avoir cette place sacrée et centrale, à l’exclusion de toutes les autres formes de religiosité, sous peine de contribuer à affaiblir davantage le tissu social qui existe en dehors de lui. Faire du travail la seule religion, c’est forcément exclure beaucoup de monde. Remettons le travail à sa place et ne mettons pas tous nos œufs dans le même panier !
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