Prendre ses clics puis reposer ses claques : ces salariés qui annulent leur démission
06 févr. 2023
5min
C’est acté. Le mail est prêt, le cap est mis. Ils démissionnent. Fermement décidés à voguer vers de nouveaux horizons. Puis… ils abandonnent, déterminés à retourner sur le pont. Qui sont ces salariés qui annulent leur propre démission ? Dans quelles conditions juridiques ce retournement de situation est-il possible ? Décryptage de cette pratique rare et encore méconnue.
Coup de tête ? Pétage de plomb ? Besoin de renouveau ? En 2018, quand Samia B. décide de mettre les voiles de sa PME en pleine ascension, elle n’a aucune de ces raisons précisément en tête… et en même temps, un peu de toutes à la fois. Il faut dire, que cette chargée de clientèle, qui exerce depuis un an dans une entreprise d’e-commerce, compose tant bien que mal avec « un périmètre d’action très large », une « charge de travail importante » et une collègue « difficile à gérer ».
« Lunatique et colérique, ma collègue ne se cantonnait qu’à ce qu’elle voulait bien faire, me laissant absorber le reste du travail, sans que la hiérarchie n’intervienne », raconte Samia. Malgré ses remontées d’informations auprès de sa hiérarchie, la situation demeure inchangée. La jeune femme encaisse, dans un contexte où elle a, de surcroit, d’importants enjeux commerciaux à assumer.
Surtout, cette chargée de vente découvre qu’elle est sous-payée par rapport à ses confrères. C’est l’étincelle. « Je savais que cette PME allait être vendue bientôt et que 80% des salariés étaient actionnaires. Je me disais que je n’étais qu’un pion qui, à la fin, sortirait totalement rincée… et sans rien »
Partir un jour…
Persuadée que personne ne va rien faire pour arranger sa situation, Samia commence à postuler à d’autres jobs. Elle obtient rapidement une autre proposition, annonce sa démission à sa hiérarchie… qui tente alors de la retenir. « Mon directeur commercial était déçu. Il m’a fait des compliments sur mon travail et m’a demandé ce que je gagnerai en partant. J’ai bluffé sur le montant de mon nouveau salaire, car au fond de moi, je ne voulais pas de ce nouveau job. J’avais un très mauvais pressentiment quant à mon futur manager aux saillies sexistes. » Alors que Samia est en proie au doute quant à sa nouvelle boîte, sa hiérarchie sort l’artillerie lourde. On l’invite à déjeuner, on se lamente de son départ… Et on lui fait une proposition alléchante : augmentation de salaire, changement de périmètre, promesse de l’éviction de « la personne problématique » qui lui gâchait son quotidien. Deal alléchant qu’elle accepte sur le champ.
« Finalement, mon départ puis ma réintégration se sont faites de manière très discrète. J’ai démissionné et mon directeur n’a simplement pas pris en compte ma requête. J’ai pris un mois de congés sans solde, pendant lequel nous avons négocié un avenant à mon contrat. J’ai reçu un mail dans lequel ma hiérarchie s’engageait à me réintégrer dans l’entreprise formellement, avec un nouveau salaire. » Pour justifier son retour auprès de son équipe qui la pensait partie pour de bon, Samia explique que son nouveau job s’est mal passé et qu’elle a accepté de revenir pour un poste plus intéressant.
… pour rester
Les premiers jours, l’agent de maîtrise se sent galvanisée. « Tous les services étaient contents de mon retour, on m’applaudissait dans les couloirs. J’avais l’impression d’être Lionel Messi ! Mais une amie m’avait prévenu : gare au retour de bâton »
Samia sent en effet, imperceptiblement, que l’on attend encore davantage d’elle et on lui reproche d’avoir voulu quitter le navire. Peu importe, elle n’a pas de regret. « Cette expérience de démission boomerang m’a permis de prendre conscience de ma valeur au travail, et de gagner en confiance et même, de découvrir mon pouvoir »
Un geste « purement transactionnel »
Le pouvoir, c’est précisément ce que la coach professionnelle Ann-Kristin Benthien observe chez les salariés qu’elle a accompagnés dans leur démission boomerang. « Tous avaient en commun d’être des hommes, très sûrs d’eux et désireux de revoir à la hausse leur salaire. C’était purement transactionnel. »
L’un des clients de la coach avait par exemple réalisé qu’il pouvait gagner 20 000 euros de plus sur le marché du travail. Face à l’offre de la concurrence et la menace de sa démission, son entreprise a tout fait pour le garder, promettant de l’augmenter petit à petit, régulièrement, dans les deux années à venir. Un autre client, prestataire d’une entreprise de conseil, a vécu une situation similaire, mais c’est son client indirect qui a insisté pour le garder à tout prix, poussant sa propre société à s’aligner.
Toutefois, cette partie de poker ne marche pas à tous les coups, souligne la coach. « Je crois vraiment que cela marche uniquement si on est pleinement serein avec le fait de prendre un autre poste ailleurs, insiste la coach. Il faut oser jouer ce jeu de la transaction, avoir confiance en soi et aller jusqu’au bout en connaissant les règles. »
De son côté, l’entreprise prend le risque de réintégrer un employé désengagé ou de mettre en danger son business en perdant des expertises rares… alors même que la démission d’un salarié et la recherche de son remplaçant lui coûtent très cher : entre 1,5 à 2,5 le salaire annuel du fuyant. « Quel gâchis. Je pense que l’entreprise devrait s’inspirer du concept développé par le conseiller conjugal et auteur américain, Gary Chapman, avec ses 5 langages de l’amour, conclut Ann-Kristin Benthien. Il faut comprendre comment aimer nos salariés pour les valoriser. » Et ainsi éviter qu’ils ne partent pour d’autres bras plus douillets.
Peut-on, juridiquement, annuler sa propre démission ?
Trois questions à notre experte du Lab Elise Fabing, avocate en droit du travail et CEO d’Alkemist avocats :
1. Peut-on vraiment « annuler » sa propre démission ?
« Juridiquement, on ne peut se rétracter d’une démission que si elle est considérée comme “non claire” et “non équivoque”, c’est-à-dire que ce sont les conditions de travail, anxiogènes, qui ont poussé le salarié à démissionner et non sa volonté libre et réelle. »
2. Si les deux parties prenantes sont d’accord, est-il possible d’être réintégré ?
« Oui, si c’est d’un commun accord. Mais ce n’est pas un devoir de l’entreprise. Si celle-ci refuse, le salarié doit saisir le conseil des Prudhommes, et obtenir l’annulation de sa démission peut être long et complexe. En général, nous, les avocats, plaidons le licenciement abusif ou sans conséquence réelle et sérieuse. Mais il faut des preuves tangibles que les conditions de travail n’étaient pas tolérables et que l’employeur n’a rien fait : textos, mails dans lesquels on exprime son mal-être, enregistrements de menaces orales ou de harcèlement. »
3. Comment se passe la réintégration ?
« Dans un délai raisonnable, maximum un mois, il faut rédiger une lettre de rétractation, dans laquelle on explique en quoi la lettre de démission n’était ni réelle ni sérieuse, et que les circonstances étaient viciées. Par exemple, si la décision a été prise dans un moment où le salarié était sous pression, que l’atmosphère était insoutenable, qu’il était harcelé, bref, qu’il voulait échapper à une situation toxique. Cela arrive par exemple que certains salariés, craignant d’être licenciés pour faute grave, présentent leur démission. Les employeurs peuvent alors aisément comprendre que l’employé n’était pas dans des conditions psychologiques “claires” et “équivoques” pour prendre cette décision et refuser la démission. »
Encore méconnue, la démission boomerang est un phénomène qui semble principalement concerner les salariés attachés à leur job, mais désireux d’améliorer leurs conditions de travail (qu’il s’agisse de récompenses financières, d’ambiance ou de charge de travail) voire parfois, les employés à bout de nerfs. Elle est aussi plus fréquente dans les professions soumises à de fortes tensions sur le marché du travail. Pourtant, elle ne se prend pas à la légère, car si elle peut permettre, face à une hiérarchie bienveillante et compréhensive, de faire évoluer positivement sa situation, elle peut aussi, soit mener à la rupture totale, soit se révéler décevante, dans les faits. Pour éviter d’en arriver à de telles impasses, mieux vaut, rappelle Anne-Kristin Benthien, s’assurer de nouer un dialogue de confiance et se dire les choses en toute transparence, pendant qu’on est en poste.
Article édité par Aurélie Cerffond ; Photographie de Thomas Decamps
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