Mieux vaut être moyen que se tuer au travail ? L’anti-ambition selon Paul Douard
06 mai 2021 - mis à jour le 29 mai 2024
11min
Photographe chez Welcome to the Jungle
Journaliste - Welcome to the Jungle
Courir après les promotions, faire des heures supplémentaires tous les soirs, se tuer à la tâche pour « réussir »… Et si tout cela était vain ? Paul Douard, ex-rédacteur en chef de Vice et auteur du livre Je cultive l’anti-ambition paru en 2019 aux Éditions Marabout, nous ouvre les portes de cette philosophie et nous invite à nous détacher de cette pression qui nous ronge. Sa seule ambition : être un type normal.
Au travail, nous sommes nombreux à nous mettre une pression de la réussite. De ton côté, tu fais l’éloge de « l’anti-ambition », peux-tu nous en dire plus sur ce concept sur lequel tu as écrit un livre ?
Ma définition de l’anti-ambition a évolué au fil des années, mais aujourd’hui je pense qu’elle passe surtout par mon refus de m’oublier dans le travail. En fait, j’ai adopté cette idée assez rapidement après mon entrée dans le monde professionnel.
En début de carrière, on te fait bien comprendre que tu dois faire tes preuves, qu’il faut que tu te donnes à fond et qu’en plus tu ne dois pas compter tes heures… Sauf que moi, je n’avais pas envie de ne pas compter mes heures. Pas envie d’être le meilleur. Pas envie de jouer à l’esclave pour combler les désirs de mes boss. Ça ne voulait pas dire faire une croix sur toutes mes envies et m’enterrer dans le même boulot pendant 25 ans sans aucune perspective d’évolution pour autant ! Il s’agissait simplement de me fixer certaines limites, comme celles de ne pas me rabaisser à coller les basques de mes managers et bosser d’arrache-pied. Et c’est ce que j’ai fait.
Concrètement, qu’est-ce que tu refuses de faire en tant qu’anti-ambitieux ?
Pendant les premières années de ma vie professionnelle, j’étais systématiquement celui qui partait en premier le soir. À 18h01, mon bureau était vide et ce n’était pas toujours très bien vu. D’ailleurs, il m’arrive encore aujourd’hui, chez Vice, de partir à 16h et d’inviter ceux qui n’ont plus de travail à faire de même. Je ne pense pas que la quantité de travail que l’on fournit soit la garantie ultime d’obtenir ce que l’on veut. On sacrifie juste plus de soi et on risque plus gros. Pourquoi en arriver là alors qu’on peut se contenter de bien faire son boulot et d’être sympa ? Ça suffit, non ? Bien sûr, je ne dirais pas à quelqu’un qui bosse dans une usine de travailler « moins mais mieux », je sais que cette logique ne s’applique pas à tous les jobs, mais elle est compatible avec beaucoup de métiers de bureau. En ce qui me concerne, j’ai eu de la chance car mon tout premier article pour Vice en tant que pigiste portait sur l’anti-ambition, j’avais écrit noir sur blanc que je détestais le travail et ça m’a valu d’être embauché par la suite.
Au-delà de cette question de temps, notre capacité à dire non me paraît aussi essentielle. Quand on dit non, on montre qu’on est en maîtrise de ce que l’on doit faire, qu’on ne se soumet pas à tout et n’importe quoi, ça nous aide à ne pas oublier que si on a trop de travail, ou qu’une mission nous paraît absurde voire irréalisable, rien ne nous oblige à aller au bout. Trop peu de salariés osent dire non à leur manager ou à leurs collègues, alors que bien souvent ça ne remettra pas leur job en question.
« Je ne prône pas l’échec pour mieux “se relever”. Échouer, ça peut aussi juste vouloir dire que tu es mauvais dans un domaine, que ça ne changera jamais et que tu dois passer à autre chose. »
Finalement, cette philosophie de vie t’aide surtout à entretenir une relation saine avec ton travail ?
L’anti-ambition m’aide effectivement à prendre du recul : un travail reste un travail. La plupart du temps, si tu dois réaliser une tâche un vendredi soir mais que tu ne t’y penches que le lundi matin, personne ne va en crever. Ça m’a aussi aidé à relativiser les objectifs qu’on me fixait qui, en réalité - je l’ai appris en devenant manager - sortent de nulle part ! C’est juste une carotte qui sert à motiver les salariés et pour certains, c’est peut-être nécessaire. Mais qu’ils soient atteints ou non à une date précise ne changera pas le monde. Ce n’est pas une excuse pour ne rien faire, mais ça aide à relativiser.
C’est marrant parce qu’à la lecture de ton livre, on se dit que tu débarques avec tes gros sabots, que tu es très provoc’ et cynique, mais ton discours est assez raisonnable finalement…
Je pense qu’avec ce livre, on m’a perçu comme celui qui envoie tout balader et rejette entièrement le monde du travail. Mais c’est faux. J’ai des collègues, j’ai envie que ça se passe bien avec eux, j’ai quatre tableaux Excel, un Slack, je dois parfois finir un peu plus tard pour boucler un projet, comme tout le monde ! Le tout, c’est de ne pas devenir un psychopathe de tout ça. Quand j’ai écrit ce livre, j’étais juste un peu plus énervé. Mon premier boulot en agence de communication m’avait dégoûté. J’avais 24 ans, je sortais d’études, j’étais censé trouver un job sympa et je me suis retrouvé dans une boîte horrible… Je me disais que ça allait être long et pénible.
Mais aujourd’hui, je pense qu’il ne faut pas se braquer à la moindre déception. Si tu as la chance de pouvoir choisir l’endroit où tu veux bosser, il faut en profiter mais surtout, ne pas hésiter à s’imposer quand il le faut, en disant « non » ! Malheureusement, trop peu de personnes osent, peut-être par peur de se faire licencier ? En tout cas, je ne pense pas que tout aille mal dans la sphère professionnelle. Peut-être ai-je une vision tronquée de celle-ci et peut-être que dans la plupart des entreprises, on tombe sur des cons qui nous virent au moindre écart ? Mais je reste convaincu que ce n’est pas le cas. D’ailleurs, j’ai aussi bien connu des boss atroces que des salariés odieux prêts à tout pour faire virer leur chef.
Justement, ça doit être compliqué d’être manager et de prôner ouvertement l’anti-ambition, non ?
Je n’ai pas retourné ma veste en devenant rédacteur en chef. Et depuis, j’essaye d’être le plus honnête possible avec les gens avec qui je travaille. Déjà, je n’attends pas d’eux qu’ils bossent 40h par semaine ou qu’ils répondent à mes messages dans la minute. Et quand je dois remotiver un salarié, je ne lui fixe pas des objectifs encore plus élevés, mais j’essaye plutôt d’avoir une discussion sincère avec lui pour voir où ça bloque. Salaire, missions, problèmes perso, lassitude ? Peu importe, il faut en parler. Il m’est même arrivé de dire à certaines personnes : « Si tu n’as plus envie de bosser ici, tu peux me le dire, ce n’est pas grave. Je ne vais pas chercher à te virer ». Car je peux les comprendre, je suis moi-même passé par des phases où je n’étais plus sûr de me plaire dans mon boulot, c’est humain. Leur mettre encore plus de pression ne les aidera pas à y voir plus clair ou à faire évoluer la situation dans le bon sens.
« Il y a forcément un moment où ce mode de vie se heurte à un système. Alors il faut mettre le masque du bon petit salarié, se donner un peu plus que d’habitude, dire aux gens ce qu’ils veulent entendre et faire ce qu’on attend de toi »
En revanche, il y a quelque chose que je trouve vraiment difficile en tant que manager, c’est de réussir à faire accepter à quelqu’un qu’il peut se planter. Les échecs jouent beaucoup sur l’estime de soi alors que ça ne devrait pas nous affecter autant : si ton travail est moins bien que prévu, ton ego ne devrait pas s’effondrer pour autant. Il faut se dire qu’on a encore du temps devant nous pour accomplir plein de grandes choses. Moi aussi ça m’arrive de faire des trucs nuls. Mais je m’en fiche.
Tu dis que l’anti-ambition t’a même aidé à te protéger de l’échec… Pourquoi ? On peut dire que tu baisses tes attentes pour éviter les déceptions ?
Oui ! Dès le début de ma scolarité, on m’a mis beaucoup de pression, on m’a rebattu les oreilles avec le fameux discours : « Si tu n’as pas de bonnes notes, tu te retrouveras dans une fac pourrie, pour finalement atterrir dans un boulot pourri »… Mais c’est faux, et encore une fois, j’en suis la preuve. Je ne crois plus en cet effet de dominos. J’ai compris plus tard que tu pouvais te planter et surtout que ce n’était pas grave. Ça ne veut pas dire que j’encourage tout le monde à foncer tête baissée dans certains projets risqués, mais je ne prône pas non plus l’échec pour mieux « se relever ». Je suis plus terre à terre. Échouer, ça peut aussi juste vouloir dire que tu es mauvais dans un domaine, que ça ne changera jamais et que tu dois passer à autre chose.
En même temps, tu expliques que l’anti-ambition n’est pas un mode d’emploi à suivre à la lettre, qu’il faut parfois « mettre un masque » pour passer certaines étapes de sa vie professionnelle…
C’est sûr. Il y a forcément un moment où ce mode de vie se heurte à un système. Alors il faut mettre le masque du bon petit salarié, se donner un peu plus que d’habitude, dire aux gens ce qu’ils veulent entendre et faire ce que l’on attend de toi. Quand on passe un examen important, quand on doit soutenir ses collègues parce qu’on est en sous-effectif… On ne peut pas systématiquement se cacher derrière l’anti-ambition. Pendant mes études, j’avais beau me dire que je me foutais de tout, mes cours de droit fiscal n’allaient pas miraculeusement s’imprimer dans ma tête. Heureusement, souvent, il faut « juste » sacrifier quelques jours et c’est terminé. C’est comme un repas de famille : on n’a pas envie d’être là mais il faut se forcer à sourire à Mamie et rassurer le reste de sa famille quant à son avenir professionnel. C’est l’affaire de quelques heures.
Le truc horrible avec le concept de la méritocratie, c’est que si tu réussis, c’est grâce aux efforts que tu as fournis, mais si tu te plantes, tout est de ta faute
L’entretien d’embauche est aussi un de ces fameux moments où il faut mettre un masque, mais quand tu en fais passer, tu dis tout de suite aux candidats qu’ils n’ont pas à « mentir », que ce n’est pas grave si ce n’est pas le job de leurs rêves. Tu ne penses pas que certaines personnes sont vraiment motivées ?
C’est sûr qu’en entretien, certains sont là parce qu’ils veulent vraiment le boulot mais d’autres postulent aussi parce qu’ils ont besoin d’argent sans être hyper attirés par l’entreprise, et ça ne veut pas dire qu’on ne pourra pas bien travailler ensemble ! Si un candidat me dit qu’il rêve d’intégrer Vice, tant mieux, je peux comprendre ! Mais s’il me dit que ce n’est pas l’entreprise de ses rêves ou qu’il ne me dit rien, ce n’est pas grave non plus. Moi, la seule chose que je cherche, c’est une personne agréable et avec laquelle il est facile de collaborer, mais je n’attends pas des candidats que leur travail soit toute leur vie. D’ailleurs, moi aussi j’essaye d’être hyper honnête en entretien, je ne leur fais pas croire que ça sera parfait tous les jours dans l’entreprise…
Aujourd’hui, tu es rédacteur en chef, tu as écrit un livre, pourtant - tu le dis toi-même - tu ne t’es pas démené pour en arriver là. Tu racontes d’ailleurs cette anecdote : pendant tes études, alors que tu n’avais pas révisé pour un oral, tu l’as joué carte sur table avec la professeure et celle-ci t’a accordé la moyenne alors que tu aurais mérité d’avoir 0. Qu’est-ce que l’anti-ambition t’a appris sur la méritocratie ? C’est une idée à laquelle tu crois malgré tout ?
Pas vraiment, non. Peut-être que ma prof aimait bien ma gueule ou que ce jour-là, elle était particulièrement de bonne humeur ? Je ne sais pas. Ce qui est sûr, c’est que c’est injuste vis-à-vis des personnes qui ont bien plus travaillé que moi pour se retrouver avec la même note. Idem pour mon poste de rédacteur en chef chez Vice : je ne suis pas celui qui a le plus bossé pour en arriver là. Comme quoi, il n’y a pas que le temps que l’on donne à son entreprise qui compte, mais aussi notre manière de faire les choses… Tous ces événements mis bout à bout m’ont conforté dans ma façon de penser, même si ça a suscité beaucoup d’incompréhension et de jalousie autour de moi.
« Je ne vois même pas ce que l’on peut mettre derrière le mot “réussir” quand on est salarié. Tout donner pour ta boîte quand tu l’as créé, ok, mais le salariat : ça reste un contrat. Pourquoi en faire plus ? »
Après, il faut se rappeler qu’il y a aussi une part de chance dans la vie, un tas d’éléments extérieurs qu’on ne maîtrise pas. C’est d’ailleurs un message que j’essaye de transmettre aux gens avec qui je travaille. En prendre conscience, ça enlève tout de suite un peu de pression. Car le truc horrible avec le concept de la méritocratie, c’est que si tu réussis, c’est grâce aux efforts que tu as fournis, mais si tu te plantes, tout est de ta faute. Parce que tu as beau être le meilleur dans ton job, si tu ne t’entends pas avec le mec du dessus, tu ne vas pas aller très loin.
Ouais… En fait, c’est juste une machine à belles histoires, une excuse pour dire : « Regardez, cette personne a fait Science Po ou l’ENA alors qu’elle a grandi dans un milieu populaire. » Il n’y a rien de mal à raconter cela, au contraire, mais c’est une illusion : ces quelques rares parcours ne suffisent pas à prouver que l’on vit dans un système méritocratique, et de toute façon, je ne pense pas que l’idée soit viable.
En parlant de success story, dans ton livre tu as l’air d’être assez remonté contre certains modèles de réussite. Tu as une aversion pour les personnes « cools », ou ceux qui ont pour seul but de devenir propriétaire d’un monospace et d’une maison en banlieue. Au-delà de l’ambition elle-même, c’est surtout ce à quoi elle mène qui te déplaît ?
Avec le recul, je me demande si ce n’était pas une manière de me protéger car à l’époque où j’ai commencé à écrire sur l’anti-ambition, je ne cochais pas du tout ces cases-là. Mais j’ai toujours bien aimé caricaturer ceux qui fétichisent le travail à outrance, qui sont toujours « sous l’eau », « super occupés », « sur un gros projet ». Je me suis toujours demandé si ce n’était pas une carapace qu’ils se créaient. Comme s’ils essayaient de se convaincre que leur travail était tellement important qu’y passer tout leur temps était justifié. À cette époque, je côtoyais bien trop de personnes dans ce schéma, et je pense que ça me faisait parfois douter de ma philosophie. Régulièrement, je me demandais s’ils n’avaient pas raison finalement… Mais en fait non.
« On se dit que la vie s’arrêtera un jour, qu’on doit avoir fait plein de choses et accompli notre devoir de transmission. Mais la vie n’est pas un jeu vidéo, on ne nous attribue pas un score à la fin »
Ce qui est marrant, c’est que ceux de mes proches qui, au début de leur vie professionnelle, étaient hyper bosseurs me ressemblent de plus en plus avec le temps. De mon côté, j’ai un peu tempéré mon anti-ambition, alors finalement on se rejoint un peu. Je pense que, comme eux, nombreux sont les salariés qui se rendent compte au bout de quelques années de travail acharné que tout ne se fait pas entre 20 et 30 ans. D’ailleurs, je dirais même que tu peux gâcher ta vie si tu en fais trop à ces âges-là, sans même parler de burn out… Tout ça pour « réussir » ? D’ailleurs, je ne vois même pas ce que l’on peut mettre derrière le mot « réussir » quand on est salarié. Tout donner pour ta boîte quand tu l’as créé, ok, mais le salariat : ça reste un contrat. Pourquoi en faire plus ? C’est comme si tu négociais pour acheter plus cher un produit que le prix affiché sur leboncoin.
Il y a quelque chose qui teinte l’ensemble de ton discours dans ton livre, c’est ton rapport décomplexé à la « banalité ». Tu aimes le fait d’être moyen et de rester dans ce que tu appelles « la zone grise des branleurs », celle qui te permet de faire le minimum syndical pour t’en sortir sans pour autant briller ou te faire remarquer.
Complètement. J’ai réalisé que je l’étais et avec le temps, j’ai parfaitement accepté de me « contenter » de ça. C’est très agréable de se dire « Je ne suis pas forcément le plus gentil, le plus beau, le plus intelligent ou le plus riche, et ce n’est pas grave ». Du coup, au travail, je n’essaye pas d’être meilleur chaque jour : si je tente tout de même de m’améliorer sur certains points, j’assume le fait qu’il y a des domaines dans lesquels je suis nul et serai toujours nul. Être banal me permet aussi d’être anonyme, de passer inaperçu et c’est quelque chose que j’ai toujours apprécié.
Je pense que naturellement, on a tous envie de s’illustrer dans plein de domaines, comme pour « rentabiliser » notre vie. On se dit qu’elle s’arrêtera un jour et que par conséquent, on doit avoir fait plein de choses et accompli notre devoir de transmission. Mais la vie n’est pas un jeu vidéo, on ne nous attribue pas un score à la fin. Enfin, pas que je sache. Moi, ça me va très bien de manger des tartines en regardant la télé le soir, ça ne me déprime pas du tout. On aurait tout à gagner à arrêter de s’auto-flageller. Je vais dire la phrase la plus bateau de tous les temps mais… Il faut vivre sa vie. Et ce, comme on l’entend. On dirait un vieux pseudo Facebook mais bon, au fond, c’est vrai.
Article écrit par Gabrielle Predko, édité par Eléa Foucher-Créteau, photograhies par Thomas Decamps
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