S’inquiéter sans cesse : un fardeau pour les femmes… bénéfique pour les autres
16 oct. 2023
4min
Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes
Depuis la pandémie, la santé mentale s’est fortement dégradée, tout particulièrement chez les femmes. D’après des études récentes, ces dernières sont de plus en plus anxieuses au travail et dans leur vie personnelle. Cet “écart d’inquiétude” entre elles et les hommes, qui se creuse, est nommé worry gap.
Charge mentale, corvées domestiques et professionnelles, responsabilités maternelles, aidance… Les femmes sont souvent en charge du bien-être des autres. Quand celui-ci se dégrade, leur santé en prend un coup. C’est donc un cercle vicieux. Si l’on ajoute à cela l’impact de l’inflation sur leurs (plus petits) portefeuilles, on obtient un cocktail anxiogène qui leur est particulièrement délétère.
Notre époque produit beaucoup d’inquiétude stérile. Mieux vaudrait s’attaquer aux problèmes plutôt que se faire du souci quand les problèmes ne se sont pas encore manifestés. Mais le worry gap ne cache-t-il pas autre chose ? Et si une partie de cette inquiétude n’était pas aussi inutile qu’on le dit ? Et si, dans l’ombre, sans qu’on les en remercie, certaines personnes faisaient en sorte d’anticiper l’arrivée des problèmes ? En somme, de les régler avant même qu’ils ne surviennent…
Les problèmes visibles et les soucis invisibles
On peut définir les « problèmes » comme des situations actuelles qui requièrent une action concrète pour être résolues tandis que les « soucis » sont des pensées anxieuses concernant l’avenir et d’éventuels problèmes qui pourraient surgir. On pourrait en conclure que les soucis ne servent absolument à rien. En effet, quand ils sont excessifs, ils ont des conséquences néfastes sur la santé mentale. Ils peuvent empêcher l’action en paralysant les individus qui y sont sujets.
« Un problème évité, contrairement à un problème résolu, reste invisible… On salue les problem-solvers davantage que les problem-preventers. »
Pourtant, il arrive aussi que les soucis soient une étape douloureuse mais nécessaire pour mieux se préparer à des situations futures. En anticipant le pire, on évite parfois certains problèmes avant qu’ils ne fassent leur apparition ! Par exemple, s’inquiéter du manque d’argent peut vous encourager à économiser et à investir davantage (quand c’est possible).
De nombreuses femmes disent être régulièrement dans l’anticipation, au travail ou à la maison. Quand elles sont à des postes subalternes, il est fréquent qu’elles se mettent à la place de leur supérieur hiérarchique pour tenter d’anticiper ses moindres besoins. De plus, on attend généralement des femmes qu’elles se montrent plus empathiques ou prévenantes. Ces attentes sociales et stéréotypes de genre influencent la manière dont on se comporte. Les comportements genrés sont régulièrement exploités : par exemple, les femmes peuvent se retrouver à assumer des responsabilités supplémentaires non rémunérées en raison de leur capacité (réelle ou présumée) à anticiper les besoins des autres.
Le principal inconvénient des soucis « utiles » ? Malheureusement, un problème évité, contrairement à un problème résolu, reste invisible… On salue les problem-solvers (celles / ceux qui résolvent les problèmes) davantage que les problem-preventers (celles / ceux qui font en sorte que les problèmes n’apparaissent pas). Un rôle finalement ingrat, qui vient s’ajouter à la longue liste des efforts et tâches mal valorisées dans le travail féminin.
Les soucis altèrent la santé mentale des femmes
Selon le dernier Baromètre Malakoff Humanis, qui a choisi d’analyser la question de la santé mentale au travail avec le prisme du genre, 44 % des femmes salariées se disent en moins bonne santé psychologique (vs 32 % des hommes), une situation qui s’est dégradée par rapport à 2022 (40 %). Elles semblent plus touchées par le stress et l’anxiété, ce qui a un impact délétère sur leur santé mentale. Elles sont 55 % à déclarer souffrir de troubles psychologiques, contre 45 % des hommes. Une étude britannique suggère que les femmes seraient deux fois plus susceptibles que les hommes d’exprimer des niveaux d’inquiétude extrêmes depuis la pandémie.
Les années Covid semblent avoir exacerbé les préoccupations concernant la santé et le bien-être des proches (enfants, parents, amis, conjoint). Étant donné que la santé mentale de tous se dégrade, cela augmente les niveaux d’inquiétude des personnes qui prennent soin des autres, y compris des infirmières, enseignantes, puéricultrices ou salariés en EHPAD. Cela aggrave donc la crise de santé mentale car l’inquiétude l’alimente. En 2022, environ la moitié des femmes (52 %) ont déclaré être extrêmement inquiètes de la santé de leurs parents, contre seulement un tiers des hommes (32 %).
Les entreprises ne sont pas toujours conscientes de cette disparité. Il n’existe pas suffisamment de données spécifiques au genre sur la santé au travail. De plus, les risques et les défis dans les professions à prédominance féminine sont souvent moins bien compris et protégés. Par exemple, il y a moins de prévention en ce qui concerne les troubles musculo-squelettiques chez les travailleurs du secteur de la santé. Enfin, les problèmes de santé au travail concernant principalement les femmes sont plus souvent perçus comme des problèmes « privés » plutôt que professionnels. Elles hésitent parfois à en parler dans un contexte professionnel de peur d’être pénalisées par leur employeur.
En outre, selon l’étude de Malakoff Humanis, les salariées sont de plus en plus préoccupées par la situation financière de leur ménage (42 % contre 33 % pour les hommes, une augmentation de +7 points par rapport à 2022). Elles expriment également de plus grandes inquiétudes quant à l’avenir de leurs enfants.
« L’enjeu principal consiste à maintenir l’inquiétude à un niveau utile et gérable. Dès lors qu’elle est excessive et chronique (rumination), elle détruit la santé mentale. »
Sans surprise, l’inflation est un facteur décisif ayant un fort impact sur les femmes. Elles gagnent moins. Elles représentent la majorité des familles monoparentales (environ 85 %). Elles font la majorité des courses et gèrent souvent les budgets du ménage (surtout quand le ménage n’a pas de gros revenus). Pour certaines femmes, l’inflation est bien plus qu’un fardeau mental : c’est une angoisse chronique douloureuse.
Un équilibre à trouver
En conclusion, l’inquiétude peut être un catalyseur pour la résolution de problèmes. Elle peut également aider à évaluer les risques et à prendre de meilleures décisions. Elle peut donc servir à l’adaptation en renforçant notre capacité à répondre aux menaces et aux crises. Mais l’enjeu principal consiste à maintenir l’inquiétude à un niveau utile et gérable. Dès lors qu’elle est excessive et chronique (rumination), elle détruit la santé mentale. Hélas, la ligne est fine entre un niveau d’inquiétude utile et un niveau malsain. Le worry gap est un concept qui s’arrime parfaitement à celui de charge mentale.
Certes, les résultats de toutes ces études sont à interpréter avec une dose de prudence : il reste souvent plus difficile pour un homme d’exprimer ouvertement son anxiété, en particulier en ce qui concerne sa santé mentale. Il ne s’agit en aucun cas de minimiser les soucis des hommes ! Mais les données tendent à montrer que, en moyenne, les femmes sont davantage touchées et que leur contribution au bien-être de tous est trop souvent invisibilisée.
Article édité par Clémence Lesacq - Photo Thomas Decamps pour WTTJ
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