Balance Ton Agency : la fin du management toxique dans les agences ?
30 nov. 2020
9min
Journaliste - Welcome to the Jungle
Journaliste @Welcome to the jungle
« Si tu passes sous le bureau, tu pourras venir avec nous à Cannes », « « Tu ferais mieux de bosser au lieu de te pavaner dans les couloirs avec tes talons », « T’es jolie aujourd’hui, on a envie de te sodomiser. » Difficile à croire, mais ces phrases ont toutes été prononcées dans le cadre professionnel, celui des agences de publicité et de communication. En quelques semaines, le compte Instagram BalanceTonAgency, a poussé à la démission plusieurs grandes figures du milieu et provoqué une prise de conscience générale. Mais suffit-il de se séparer de quelques managers toxiques et libérer la parole pour changer un climat de travail ? Analyse.
Pour la deuxième fois en deux ans, l’image du milieu de la publicité et de la communication est sévèrement entachée. Harcèlement sexuel, violences sexistes, homophobes et racistes, abus de managers, les salariés n’hésitent plus à prendre la plume pour raconter des faits d’une rare violence et à les publier sur un compte Instagram dédié, lancé le 22 septembre. L’ambition de Balance Ton Agency est simple : « Nous travaillons dans un secteur qui améliore l’image de nos clients afin de leur donner une attitude positive et vertueuse aux yeux du grand public, et pourtant, le climat interne de certaines agences est catastrophique. Nous nous sommes donc donnés pour mission de dénoncer les abus dans ce milieu », assure sa créatrice. En quelques semaines, la page suivie par près de 41 500 personnes a mis deux pontes du milieu hors d’état de nuire. Accusé de harcèlement sexuel, Laurent Habib, fondateur de l’agence Babel, qui dirigeait l’Association des Agences-Conseils en Communication (AACC), sorte de Medef des agences de publicité, a démissionné le 14 octobre. Le second, Julien Casiro, fondateur de l’Agence Braaxe, mis en cause nommément pour des comportements déplacés, s’est retiré le temps qu’une enquête interne puisse se faire. Mais après l’onde de choc et le départ de quelques dirigeants du milieu, que va-t-il se passer ? Le microcosme de la publicité et de la communication peut-il se réinventer ? Et surtout, les nouveaux managers nommés vont-ils réussir à insuffler un meilleur climat de travail ?
Des révélations en cascade
Le #Metoo de la publicité n’a pas débuté en septembre 2020 avec la création de la page Instagram Balancetonagency, mais un an et demi plus tôt. La première pierre est posée par le journal Le Monde avec la publication d’une enquête édifiante sur le sexisme qui règne dans ce milieu, où trop peu de femmes occupent des postes de pouvoir. L’agence Herezie n’a pas d’autre choix que de se séparer de son directeur de création. Pourtant, au même moment, son fondateur écrit sur Twitter : « Nous démentons formellement les accusations sans aucune preuve émanant exclusivement de deux ex-salariées. » Chez Marcel, filiale de Publicis, également épinglée par l’enquête, les salariés sont conviés à une réunion imprévue. Sans donner plus de détails, leur patron, Pascal Nessim, lit un court texte d’excuses, après, dit-il, avoir pris conscience que ses propos et agissements avaient fait souffrir certaines collaboratrices.
Le milieu redoute alors des révélations en cascade et les grandes agences mettent au point un dispositif d’urgence : les actions en faveur de l’égalité femme-homme, souvent mal connues des salariés, se diffusent largement en interne et le nombre de formations obligatoires pour les managers augmentent. Afin de recueillir des témoignages et mieux accompagner les victimes de violences sexistes, COM-ENT, première organisation de communicant.e.s de France, lance une ligne d’écoute gratuite pour les salarié·es du secteur, en juin 2019. Le soufflet finit par retomber un peu et les directions desserrent les dents. Enfin, c’était sans compter le travail des Lionnes, association de lutte contre le sexisme dans la publicité et la communication et de la page Balance Ton Agency.
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Prise de conscience générale
« D’autant que les ressources humaines ne cessent de montrer qu’ils ne sont pas là pour aider les salariés, mais là pour défendre les intérêts de l’agence. » - fondatrice de Balance ton Agency
« Aujourd’hui, j’ai la sensation que les dérives mises en lumière par la libération de la parole touchent presque tout le monde dans le milieu, estime Balance Ton Agency. Après, certains ont encore du mal à comprendre ce qui ne va pas. C’est encore leur norme. Il faut dire que cette culture machiste est tellement ancrée qu’il est difficile de faire changer les mentalités. » Mais comment ce milieu a-t-il pu laisser passer si longtemps ? Jusqu’à quand la liste des agences pointées du doigt va-t-elle continuer de s’allonger ? « Le vrai problème, c’est le management, raconte le directeur d’une agence parisienne qui souhaite rester anonyme. Historiquement, dans nos métiers, les meilleurs créatifs sont propulsés managers presque du jour au lendemain après une bonne campagne et sans avoir eu de formation, ni savoir comment gérer une équipe. Certains se permettent des choses intolérables et il arrive même que quelques-uns perdent totalement le fil. » Et que se passe-t-il quand un chef agit de façon outrancière, rigole à des blagues sexistes, homophobes, grossophobes ? Les salariés copient ces comportements pour se faire remarquer positivement de leur direction.
Coïncidence ou non, les posts de Balance Ton Agency visent principalement les managers et le top management. « Le problème vient principalement d’eux, acquiesce la fondatrice de la page Instagram. Quand on a un problème avec un autre salarié, c’est facile de le rapporter à son ou sa chef·fe ou aux RH. Mais quand on a des difficultés avec son propre responsable, son N+1, N+2, voire avec le patron de son agence, vers qui peut-on se tourner ? D’autant que les ressources humaines ne cessent de montrer qu’ils ne sont pas là pour aider les salariés, mais là pour défendre les intérêts de l’agence. » Le poisson pourrit-il toujours par la tête, comme le dit l’adage ? Balance Ton Agency estime que ces comportements « entretiennent un climat particulièrement nocif qui n’incite pas au changement et pourtant, les dirigeants ont des obligations légales en matière de protection des salariés. Ainsi, même s’ils ne sont pas toujours les responsables directs de ces agissements, le seul fait de fermer les yeux les rend tout aussi coupables. »
Des directeurs de création érigés en “dieux vivants” et la tyrannie du cool
« La nouvelle génération a certes été touchée par la vague #Metoo et elle est plus éveillée. Mais, elle n’arrive pas encore à se détacher complètement de certains stéréotypes. 99 francs, c’est toujours une référence pour certains. » - Morgane, secrétaire générale des Lionnes
Si certain·es ont déjà claqué la porte, essorés par des managers et des clients jamais satisfaits, à cause de mains aux fesses qui ne pouvaient être dénoncées de peur d’être grillée dans un milieu “où tout le monde se connaît”, ou encore parce que passé la cinquantaine on est souvent estampillé hasbeen, le milieu de la publicité fait toujours rêver les plus jeunes. Biberonnés à Mad Men et à 99 francs où les directeurs de la création sont sacralisés, les écoles de publicités regorgent d’Octave Parango en puissance. Alors que les étudiants sont sujets aux mêmes dérives que leurs aînés, la direction de Sup de Pub, a décidé “pour traiter le mal à la racine” de nommer un référent “harcèlement” dans chaque campus pour dénoncer les faits de harcèlement entre étudiants. « La nouvelle génération a certes été touchée par la vague #Metoo et elle est plus éveillée, reconnaît Morgane, secrétaire générale des Lionnes. Mais, elle n’arrive pas encore à se détacher complètement de certains stéréotypes. 99 francs, c’est toujours une référence pour certains. »
Aujourd’hui encore, pour se faire accepter en agence, il faut sortir dans les bons endroits, fréquenter certains cercles. Il y a tout un ensemble de codes à intégrer. Le problème dans cette course à la reconnaissance et au cool, c’est qu’on oublie parfois de valoriser les idées. « Il faut que le talent soit reconnu à tous les échelons hiérarchiques, reconnaît la militante. La bienveillance et l’attention aux autres sont également des valeurs qui doivent être portées par la jeune génération, mais aussi par nous, qui travaillons déjà depuis un moment dans le milieu. Malheureusement, je n’ai qu’un petit espoir que ça change réellement. »
Des outils pour lutter contre le harcèlement sexiste dans les agences
« Toutes ces initiatives, aussi efficaces soient-elles, n’auront d’effet que si les dirigeants s’en emparent et les utilisent dans leurs entreprises. » - David Leclabart, directeur de l’agence Australie
Tout changer de l’intérieur, c’est justement la mission que se sont donnée Bertille Toledano (présidente de l’agence BETC) et David Leclabart (président de l’agence Australie), quand ils ont remplacé au pied levé l’ex-dirigeant de l’Association des Agences-Conseils en Communication (AACC). Arrivé en pleine crise interne, le binôme confie qu’il aurait été bien plus simple de quitter le navire, comme d’autres agences, mais convaincus qu’ensemble ils pouvaient incarner une nouvelle génération progressiste, ils ont accepté d’endosser le rôle de pompier. Pour l’instant, leur bilan est plus qu’honorable. En quelques semaines, ils ont réussi à re-fédérer les adhérents autour d’une lettre d’engagement et à apaiser un peu le feu allumé par les lanceuses d’alertes. Aussi, pour mener à bien leur projet contre le harcèlement dans les agences, le binôme s’est rapproché de Balance Ton Agency, Les Lionnes, de l’association WomanSafe, qui vient en aide aux femmes victimes de violences, et de Jump, entreprise sociale qui donne des outils aux organisations pour lutter contre le sexisme au travail. L’idée : proposer différentes initiatives de formation et d’accompagnement pour les entreprises. De bons outils pour avancer, même si le syndicat n’a pas toutes les cartes en main. Dans les faits, l’AACC peut seulement suggérer des solutions à ses membres, sans les contraindre à les appliquer. « Toutes ces initiatives, aussi efficaces soient-elles, n’auront d’effet que si les dirigeants s’en emparent et les utilisent dans leurs entreprises », juge David Leclabart.
La fin du manager toxique ?
« Savoir ce que c’est d’animer une équipe, faire régulièrement des feedbacks, arriver à être ni complaisant ni violent, ça s’apprend petit à petit. » - Bertille Toledano, présidente de l’agence BETC
Un combat qui demande donc de la fermeté, surtout vis-à-vis des managers toxiques qui ont jusque-là évolué dans le milieu sans problème. Pour Bertille Toledano, c’est simple « ils doivent quitter le métier ». Mais pas question de mettre toutes les dérives dans le même panier : l’actuelle présidente de BETC tient à faire le distinguo entre ce qui relève du harcèlement sexuel qui engendre des violences insupportables, et le harcèlement moral, qui exerce une pression sur les salariés. Une pression qui, selon elle, s’explique aussi par la baisse constante des budgets des annonceurs. Le binôme à la tête de l’AACC est tout de même inquiet ; les difficultés financières du milieu ajoutées à la dégradation de son image pourraient avoir un impact sur la capacité des agences à attirer des talents sortis de grandes écoles. Surtout si les jeunes savent qu’une meilleure vie avec une charge de travail moindre les attend ailleurs.
Pour éviter que le navire ne coule avec ses nouveaux capitaines à bord, il y a donc urgence à accompagner les managers et montrer que les choses changent en interne. « Personne n’apprend à manager, rappelle Bertille Toledano. Savoir ce que c’est d’animer une équipe, faire régulièrement des feedbacks, arriver à être ni complaisant ni violent, ça s’apprend petit à petit. Le management demande du courage, celui de dire ce qui ne va pas avec pédagogie, afin de donner la chance de progresser. » C’est un autre métier qui requiert une grande humilité tout au long de sa carrière, mais dont l’apprentissage doit commencer dès les premières responsabilités. « Dès qu’on est en charge d’âmes, même s’il s’agit seulement de superviser un stagiaire. La première chose doit consister à faire un rappel à la loi sur le harcèlement et le bien-être au travail, insiste le président d’Australie. Il ne faut pas attendre que la personne soit nommée DG, pour qu’elle s’empare du sujet ! »
Prochaine étape : la promotion des femmes aux postes de direction
« Après la formation des managers, le second axe de travail doit être la féminisation des postes à responsabilité » - Isabella Lenarduzzi, dirigeante de Jump
Si le nouveau tandem de l’AACC remporte, pour le moment, les faveurs des militantes anti-harcèlement, ces dernières restent toujours sur leurs gardes, tant il est « difficile de faire confiance aux patrons d’agence », argue la créatrice de Balance Ton Agency. Pour autant, la crise que traverse la publicité montre qu’elle doit se réinventer et pour de bon. Les Lionnes estiment que nous sommes encore aux prémices de la reconstruction d’un climat de travail plus sain. « Après la formation des managers, le second axe de travail doit être la féminisation des postes à responsabilité », juge Isabella Lenarduzzi, dirigeante de Jump qui accompagne les entreprises avec le guide de bonnes pratiques « Libérer votre entreprise du sexisme », mais aussi propose du coaching antisexiste pour les hommes. Le milieu dispose d’une masse salariale principalement féminine, pourtant très peu accèdent aux postes clés. Un plafond de verre et un déséquilibre qui favorise les comportements déviants, approuve Bertille Toledano : « La promotion des femmes doit être au cœur de nos réflexions. Et cela inclut également l’extension du congé paternité, la promotion des femmes au retour du congé maternité et l’égalité des salaires. »
Le milieu arrivera-t-il à surmonter la crise qu’il traverse ? Tout reste à prouver. À l’initiative des Lionnes, il va en tout cas opérer son examen de conscience via une vaste étude pilotée aux côtés de l’AACC en décembre. Celle-ci devrait permettre d’objectiver le climat sexiste et moral des agences et juger de l’efficacité des actions mises en place depuis le début de la crise afin d’orienter les nouveaux projets et permettre à terme d’éradiquer ces climats toxiques et dangereux. Et pourquoi ne pas créer dans les prochains mois un label pour récompenser les entreprises vertueuses ? L’association y réfléchit sérieusement. Mais celui-ci, assurent Les Lionnes, sera très exigeant et nécessitera des contrôles réguliers. Un travail titanesque pour ces bénévoles qui espèrent un jour pouvoir raccrocher, quand le milieu de la publicité n’aura plus besoin d’elles.
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Photo d’illustration by WTTJ
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